« Mais qu’est-ce que vous foutez, les médias ? » Des fois au téléphone du Postillon, je me fais engueuler. Ce matin d’octobre, c’est un des membres du Collectif grenoblois GreLiVe « pour la liberté et la vérité sur le Covid 19 ». Deux jours avant, il nous avait envoyé un mail, avec un courrier adressé à Éric Piolle le questionnant sur son attitude face à la situation sanitaire. Extraits : « Jusqu’à quand allez-vous suivre la politique du gouvernement ? Jusqu’à quel degré de restriction et de contrôle de la vie des populations de votre ville êtes-vous prêt à aller (…) ? Si la guerre de M. Macron contre le virus finissait par ressembler à celle de M. Poutine contre les Tchétchènes, jusqu’où entreriez-vous dans les maisons pour vacciner les Français ? »
Comme on avait pas donné suite, le monsieur insistait par téléphone. « Pourquoi vous publiez pas notre lettre sur votre site ? » J’essaie de lui expliquer : on n’est pas un média internet, on paraît tous les deux mois, on ne publie pas de tribune, mais rien n’y fait. « Je comprends pas. Une dictature est en train de se mettre en place et vous faites rien ! Vous êtes des collabos, comme les autres médias ! »
Le monsieur était vraiment très énervé, il a continué à m’engueuler, alors au bout d’un moment j’ai raccroché. Je suis allé lire leur lettre à Éric Piolle, onze pages condensant beaucoup de critiques de la politique sanitaire du gouvernement, l’hydroxychloroquine, les tests, les masques, le confinement, les vaccins. Des analyses avec lesquelles je suis d’accord, d’autres que je trouve trop péremptoires, et certaines sur lesquelles je n’ai pas d’avis. Toutes ces prises de position, ces textes, ces films, ces complotistes indignés, ces anti-complotistes hystériques, ça remplit ma tête d’un grand brouillard. Et dans le brouillard, sans voir personne, j’arrive plus à me repérer.
« J’ai été scandalisée à l’annonce du port du masque obligatoire pour les enfants. » Au Postillon, on reçoit aussi des coups de fil sympathiques. Karine a un gamin de 8 ans, elle ne l’imaginait pas avec un masque. « Le lundi de la rentrée, j’ai dit que je n’étais pas d’accord et demandé si mon fils pouvait rentrer sans masque. Le directeur m’a remballée. On m’a menacée de me dénoncer au Procureur de la République si j’essayais à nouveau d’envoyer mon enfant à l’école sans masque. »
En novembre, le téléphone a souvent sonné au local pour parler de cette histoire de masque. Alice, une instit’ de l’agglomération grenobloise, était aussi remontée contre le port du masque, pour les gamins et même pour elle. « J’adore mon boulot mais depuis septembre le masque m’opprime. Le virus j’en ai pas peur, ce qui me fait vraiment peur, c’est la paranoïa. Au conseil d’école, tous les parents se réjouissent juste de l’obéissance des gamins, personne ne se pose de questions sur l’impact psychologique de grandir avec un masque. »
Béatrice, pionne dans un collège de l’agglomération, nous a raconté le développement du flicage sanitaire. « En réunion d’équipe, une de mes collègues s’est énervée : “Y a trop d’élèves ici qui respectent pas le port du masque, il va falloir passer à des sanctions disciplinaires”. J’ai répondu que c’est un peu sévère, qu’on pourrait réexpliquer, comprendre que c’est fatiguant pour les élèves et qu’ils font aussi comme ils peuvent. Rien à faire, les récalcitrants ont droit à une journée d’exclusion… Pour ajouter encore aux sanctions et aux règles sanitaires inutiles, il est désormais interdit de s’asseoir sur les bancs de la cour de récréation peints d’un gros sens interdit. Des “parcours” sont aménagés pour chaque niveau afin d’éviter de se croiser dans les bâtiments. C’est vraiment insupportable pour nous les surveillants, on a déjà plein de choses à gérer pendant les récrés et les midis maintenant il faudrait en plus qu’on fasse la police des bancs et des marquages, alors qu’on y comprend rien. Mais si on le fait pas, ça nous tombe dessus. »
Je vous passe les témoignages d’autres instits, d’autres parents. Plein de personnes sont opposées au port du masque, au confinement. Mais souvent elles se sentent seules et ont peur de passer pour de dangereux complotistes.
Si les manifs contre la loi sécurité globale font le plein, celle du 28 novembre au matin est passée un peu plus inaperçue. C’est Karine qui l’a organisée, en contactant d’autres parents par Facebook. Une grosse centaine de personnes était regroupée, s’opposant au « port du masque obligatoire pour les enfants ». Pas grand monde n’avait le masque, mais beaucoup avaient des petites anecdotes à raconter. À Venon, des parents d’élèves ont fait un sondage auprès des autres parents : 55 % étaient contre le port du masque. À Vaulnaveys-le-Bas, une maman a été obligée de radier de l’école son gamin, « qui ne supportait absolument pas le port du masque ». Elle le réinscrira quand le masque ne sera plus obligatoire. À l’école Clémenceau de Grenoble, des parents ont voulu faire un sondage, mais ce simple souhait était problématique pour la direction. À l’école Bizanet de Grenoble, une poignée de parents tente de s’activer, mais la direction ne veut pas de vague. Une fille commence à avoir des tocs à cause du masque, selon Monia, une des parents.
Plein de témoignages sensés et alarmants, qui mériteraient d’être entendus plutôt que d’être stigmatisés immédiatement comme potentiellement complotistes. Des idées irrationnelles, il y en avait sans doute un peu dans ce rassemblement, et alors ? Est-ce une raison pour balayer une revendication pleine de bon sens ?
Ça n’a rien à voir, mais l’ambiance me rappelle un peu celle des Gilets jaunes, tant dans le côté inattendu des personnes présentes, que dans le mépris que cette mobilisation suscite parmi les habitués des manifs.
Ce jour-là, il n’y avait aucun syndicaliste, aucun élu. Critiquer le confinement ou le port du masque n’est pas leur ligne, comme si sortir du sanitairement correct risquait de vous rendre immédiatement infréquentable.
Le maire de Grenoble n’a pas été convaincu par la lettre de GreLiVe. Dans Le Daubé (1/11/2020), il protestait même parce que « le confinement n’est pas assez dur ».
Les syndicats eux militent surtout pour des « protocoles sanitaires plus stricts ». Le 10 novembre dernier, plusieurs centaines de personnes ont défilé à Grenoble « pour appeler le gouvernement à renforcer ses mesures sanitaires dans les écoles, collèges et lycées ». Le « retour partiel à l’enseignement à distance » dans les lycées a été vu par les syndicalistes comme une « victoire ». Une hérésie, pour moi. Comment peut-on se réjouir que des gamins ou ados passent un jour sur deux huit heures derrière un écran ? Comment vouloir « renforcer des protocoles sanitaires », ce qui ne peut qu’aboutir à renforcer encore les grands gagnants de cette pandémie que sont les industries du « numérique » et de la vie à distance ?
Parmi les perdants de cette pandémie, il y a les victimes des autres pandémies actuelles.
Saviez-vous qu’il existe un « registre du cancer de l’Isère » ? Sur Internet, on peut observer la progression du crabe dans notre département. On apprend ainsi qu’entre la période 1982 – 1986 et celle de 2012 – 2016, les cas de cancers du colon-rectum chez les hommes sont passés de 990 à 1985.
Chez les femmes, la variation va de 845 à 1684.
Entre ces deux mêmes périodes, les cas de cancers du foie masculin sont passés de 130 à 646.
Les « lymphome diffus à grandes cellules » féminines de 21 à 146.
Les « lymphome non hodgkinien masculins » de 385 à 1317.
Il y a dix neuf pages comme ça, des noms de cancers complètement inconnus, d’autres qui résonnent. Allez je vous donne encore quelque chiffres de la croissance du nombre de cas de cancers en Isère, toujours entres ces deux périodes, 1982 – 1986 et 2012 – 2016
De 92 à 622 pour les cancers du pancréas masculins.
De 143 à 1002 pour les cancers du poumon féminins.
De 809 à 4269 pour les cancers de la prostate masculins.
De 108 à 1194 pour les cancers de la thyroïde féminins.
De 2055 à 4999 pour les cancers du sein.
De 79 à 238 pour les cancers des testicules.
Tous types de cas confondus, on est passé de 13 372 cas à 33 605.
2,5 fois plus en trente ans.
+ 150 %.
La population, elle, n’a augmenté dans le même temps « que » de 30 %, passant de 935 000 en 1982 à 1 262 000 en 2016.
Il y a bien sûr le vieillissement de la population, l’amélioration des diagnostics, mais n’empêche : le cancer est en croissance constante, en Isère comme ailleurs.
Et pourtant, pour le cancer, pas de décompte des nouveaux cas et nouveaux morts tous les soirs.
Pas de carte des « clusters », pas de déclaration du ministre de la Santé.
Pas de « guerre » déclarée contre les causes des cancers. Il y a ce que chacun décide d’ingurgiter ou pas, l’alcool, les clopes, les produits gras ; et puis tout ce qu’on subit, l’air qu’on respire, les ondes, les produits chimiques, les pollutions diverses et variées. Tous les charmes de notre mode de vie « moderne ».
Le 25 novembre, j’ai fait mon premier « Zoom ». C’était une conférence de presse en visio organisée par une ONG baptisée Santé Diabète. Inconnue au bataillon, alors que son siège est à Grenoble, elle a pour but de « répondre au manque d’accès aux soins des personnes atteintes de diabète en Afrique et à l’absence de prise en compte de cette urgence sanitaire par les acteurs du développement ». Leur conférence de presse portait sur les liens entre Covid-19 et diabète, certains diabétiques risquant plus de développer des formes graves du Covid. Dans leur mail d’invitation, un chiffre m’a interpellé :
« Le diabète est une maladie chronique invalidante qui touche, selon la Fédération Internationale du Diabète, plus de 463 millions de personnes dans le monde. Il est responsable de 4 millions de décès par an.
La progression alarmante du diabète est directement liée à l’évolution de nos modes de vie (sédentarisation, urbanisation massive, modes de productions et consommations alimentaires...) qui ont un fort impact sur la santé et l’environnement. »
4 millions de morts par an.
Pour le Covid-19, on en est pour l’instant, au 26 novembre, à 1,4 million pour l’année 2020.
Mais là aussi, pour le diabète, pas de décompte des nouveaux cas et nouveaux morts tous les soirs.
Pas de « guerre » déclarée contre les causes du diabète, « la sédentarisation, l’urbanisation massive, les modes de productions et consommations alimentaires ».
Notez que si je souligne ces différences de traitement, c’est pas pour réclamer qu’on créé autour des cancers ou du diabète la même psychose que celle autour du Covid-19. Juste pour questionner ce « deux poids, deux mesures » dans le traitement de pandémies.
Alors bien sûr, avec le Covid-19, il y a la peur que ça déborde. Qu’il y ait embouteillage de cas graves au même moment, saturation des services hospitaliers, et morts qui s’entassent. À Grenoble, la préfecture a évoqué la réquisition de la patinoire « pour accueillir des cercueils si l’épidémie s’intensifie ». Image glaçante, mais cette éventualité doit-elle conduire à empêcher toute vie sociale ?
Frédi, soignant à l’hôpital, partage mes doutes : « Les morts qui s’entassent, ça choque tout le monde. Mais les vivants qui s’entassent, ça choque personne. Sur deux étages de l’hôpital, où il y a les réas, c’est la guerre, c’est sûr. Mais est-ce que la situation sur ces deux étages doit empêcher les 450 000 personnes du bassin de vie de sortir de chez eux ? » Si Frédi ne donne pas son vrai nom, c’est parce qu’à l’hôpital « quand t’ouvres ta gueule, tu te fais défoncer ».
L’exemple le plus récent est celui de Mathieu Cardine, médecin urgentiste fortement mobilisé avec le collectif inter-hôpitaux (CIH) et le collectif inter-urgences (CIU). C’était la gueule la plus connue de la mobilisation contre la destruction de l’hôpital public en 2019 et début 2020.
Cet été il a démissionné, suite à un refus de la direction de le nommer à un poste de praticien hospitalier. « La CGT Santé se demande si cette décision n’était pas une punition, sachant que Mathieu Cardine portait haut et fort la parole des soignants. (…) Une hypothèse également soutenue par 45 médecins signataires d’une lettre de soutien envoyée à la direction le 17 août dernier. » (www.whatsupdoc-lemag.fr, 28/08/2020)
Voilà plusieurs années que le malaise au Chuga (centre hospitalier universitaire Grenoble-Alpes) est au centre de l’attention médiatique. En 2018, un documentaire « Chu de Grenoble : la fin de l’omerta » avait pour but de « libérer la parole » autour de la dégradation des conditions de travail à l’hôpital de Grenoble.
L’omerta n’a en fait jamais fini. Aujourd’hui elle s’exerce non seulement sur les conditions de travail, toujours aussi catastrophiques, mais aussi sur les positionnements à avoir sur les consignes gouvernementales par rapport à l’épidémie.
De l’extérieur, on a l’impression qu’il y a un « consensus » du milieu médical : il faut respecter le confinement, le couvre-feu, le port du masque partout. Dans Le Daubé, et dans tous les autres médias locaux, les médecins du Chuga interrogés font tout pour culpabiliser les potentiels récalcitrants.
Quand quelques randonneurs font un immense cœur lumineux sur le Grand Colon visible depuis Grenoble pour protester contre la règle stupide du « 1 heure, 1 kilomètre », Le Daubé (14/11/2020) s’empresse d’interroger Didier Legeais, chirurgien membre de la cellule de crise Covid inter-établissements du sud-Isère. « Cette manifestation me remplit de tristesse (…). Si la population ne comprend pas que les soignants ont besoin de son soutien, si elle reprend sa liberté de loisir, c’est-à-dire sa liberté de risquer de se blesser, c’est fichu, nous ne tiendrons pas ».
Un mois plus tôt, le même sermonnait dans Le Daubé (18/10/2020) : « Si nos concitoyens ne changent pas radicalement de comportement, on est tous morts, collectivement. (…) Mais arrêtez de déconner ! Restez chez vous ! (…) Je le dis : arrêtez de sortir ! Arrêtez de bouffer ensemble ! (…) Et portez le masque tout le temps ! » La conclusion était sans appel : « Il faut arrêter de remettre en question l’autorité. On ne se prive pas de liberté pour rien. »
« Arrêter de remettre en question l’autorité ». C’est-à-dire arrêter de réfléchir. Arrêter d’écouter les voix discordantes, comme celles qui proclament dans une tribune « le confinement constitue un remède pire que le mal pour la société française » signée par « plus de 500 universitaires, scientifiques, professionnels de la santé, du droit, de l’éducation et du social » dans Regards (29/10/2020).
À Grenoble, où sont-ils ces « professionnels de la santé » qui critiquent publiquement le confinement, le couvre-feu ou le port du masque tout le temps ? Pas facile à trouver. Finalement je parviens à dénicher un médecin du Chuga plaidant pour une « communication moins anxiogène » et une « vision moins hospitalo-centrée ». Lui aussi veut rester anonyme, mais il en a gros sur la patate. Du coup ça fait un long texte mais franchement, ça tient debout, allez-y : « Nous sommes tous d’accord pour alerter sur les grandes difficultés auxquelles on doit faire face pendant cette épidémie pour continuer à prendre en charge correctement tous les patients. J’ai beaucoup de respect pour mes confrères en première ligne, et je ne tiens pas à rajouter à la cacophonie ambiante, mais c’est vrai que nous ne sommes pas tous d’accord sur l’efficacité des différentes mesures imposées à la population (confinement, couvre-feu, masque en extérieur ou pour les enfants …). Je comprends mes collègues qui tiennent des discours plus alarmistes, la réalité du terrain dans les services de réanimation ou de maladies infectieuses est très dure. Mais chacun a aussi des biais liés à son quotidien.
Dans ma spécialité, le confinement se révèle plutôt catastrophique à cause des retards de prise en charge. Je suis également interloqué par la décision d’interdire l’accès aux équipements sportifs et à la nature alors qu’on sait que c’est fondamental pour la santé physique et psychique de tous, surtout pour nos malades chroniques qui sont justement les plus à risque de développer une forme sévère de Covid. Imposer sans nuances un isolement social à tous tout le temps est aussi vraiment contre-productif. Enfin, on sait que ce virus comme beaucoup d’autres maladies touche encore plus durement les personnes pauvres, or une partie des mesures prises depuis mars aggrave la précarité sociale, à moyen et long terme cela n’a donc pas de sens.
Nos hôpitaux étaient en grande difficulté bien avant le Covid. Rappelez-vous les manifestations de l’automne 2019. Il faut faire la part des choses, toutes nos difficultés actuelles ne peuvent pas être mises sur le dos du Covid. Surtout que malgré la pandémie, les hôpitaux subissent encore des contraintes budgétaires !
Une épidémie ne se gère pas en confinant des gens en bonne santé et l’hôpital se sauve à l’hôpital, par des moyens… ce n’est pas à la société toute entière de payer le prix de plus de dix ans de destruction de l’hôpital public. On ne peut pas imposer des mesures aussi contraignantes quand certaines n’ont même pas un niveau de preuve scientifique élevé. On ne peut pas non plus définir une politique de santé publique centrée sur le contrôle d’une seule maladie en négligeant tout le reste. Les problèmes de santé mentale, les risques cardiovasculaires, la surveillance des cancers, l’avenir des jeunes, la vie économique, culturelle et sociale … méritent autant de considération que la lutte contre le Covid. »
J’ai pas grand chose à ajouter, juste peut-être qu’un des seuls avantages de cette période de merde, c’est de nous faire réfléchir à des questions de vie et de mort. Qu’est-ce qui vaut à la vie la peine d’être sauvée ?
Pour le soignant Frédi, le plus scandaleux dans cette pandémie, c’est la situation dans les Ehpad, où les vieux meurent très isolés. « C’est inhumain. On est même dépossédés de la mort maintenant ». Frédi vient de relire La vie devant soi de Romain Gary et il le conseille à tout le monde parce que dans ce bouquin, il y a de la tendresse pour les vieux et de la tendresse pour la mort.
Ça manque aujourd’hui.
J’ai pas encore eu le temps de le rouvrir, Frédi m’a juste alléché avec quelques citations. J’ai bien aimé celle-là : « Les gens tiennent à la vie plus qu’à n’importe quoi, c’est quand même marrant quand on pense à toutes les belles choses qu’il y a dans le monde. »