Accueil > Hiver 2024-2025 / N°75

Lesourt a mué

« On m’a plusieurs fois dit que je m’étais grillé, je vous le confirme aujourd’hui »

C’est la dernière « affaire » concernant Piolle. Selon Enzo Lesourt, qui a été son « conseiller spécial » pendant huit ans, le maire de Grenoble et « l’insoumise » Élisa Martin (députée qui, à l’époque, était première adjointe) lui avaient imposé un deal fin 2016 : faire passer son salaire de 3 000 à 3 600 euros à condition qu’il reverse 400 euros en liquide chaque mois à Élisa Martin (qui venait de perdre ses indemnités d’élue au Conseil régional et devait se contenter de 3 100 euros brut). Au total, cet arrangement, qui a perduré jusqu’en 2020, a entraîné le détournement de 16 800 euros d’argent public – d’où l’ouverture d’une enquête par le parquet pour « concussion et recel de ce délit ». Après avoir été entendu par la police, Enzo Lesourt a décidé de sortir du silence et revient dans cette interview – sans toutefois toujours répondre aux questions – sur cette affaire, sur la condition de salarié politique et sur « l’obsession des élus pour la toute-puissance, même à gauche  ».

En juin dernier, Le Canard enchaîné révélait « l’affaire » (voir chapeau) vous opposant à Éric Piolle, pour qui vous avez bossé pendant près de dix ans (dont huit ans sous contrat). Alors déjà, la question que tout le monde se pose : pourquoi avoir accepté, à l’époque, cet accord de reversements illicites de rémunérations et de « reverser » quasiment la totalité de votre augmentation à Élisa Martin ?

La vraie question est : cette augmentation était-elle méritée ou pas ? Pour moi, évidemment, même si je ne l’avais pas demandée. Aujourd’hui la Justice pose cette question à mon ancien employeur : c’est à lui de répondre sur ses intentions. Et c’est bien parce que cette augmentation était méritée que la contrainte exercée par la suite sur moi et sur mon argent est impardonnable. D’ailleurs, le fait que mon salaire reste identique quand je suis ré-embauché en juillet 2020, une fois que le maire lève la contrainte, est éloquent : cet argent était bien le mien depuis le départ.

Mon histoire avec Grenoble commence en 2008, j’étais un étudiant de 21 ans. Six ans avant 2014 et bien avant que le personnage Éric Piolle n’existe à Grenoble. Avec quelques amis, nous formions une équipe ultra soudée et déterminée à faire gagner en 2014 cette dynamique citoyenne et écologiste grenobloise, très active depuis les années 1980. Nous avons gagné parce que nous y croyions de toutes nos forces, et mon rôle jusqu’en 2022 a été de protéger et de faire grandir cet espoir et cette équipe, ses valeurs, ses acteurs, son projet, que j’ai essayé d’étendre au niveau national, contre les polémiques, les controverses, les rumeurs, etc.

Quand Éric Piolle m’embauche en 2014, j’ai 27 ans. J’étais de loin le plus jeune du staff et le moins expérimenté professionnellement puisque c’était ma première vraie expérience salariale, et à la fois j’étais le plus ancien militant du projet… une situation délicate. Le jour ou le « deal » m’est imposé, en décembre 2016, c’était 24h après ma soutenance de thèse de philo. J’avais face à moi mes deux supérieurs hiérarchiques, le maire et sa nouvelle dircab’ [NDR : Odile Barnola], les deux personnes les plus puissantes de la mairie et qui cumulent à elles deux des décennies d’expérience de cadres dirigeants dans la finance et dans des firmes internationales. J’étais épuisé et, une fois passée la bonne nouvelle de l’augmentation, je n’étais pas du tout préparé à ce genre de pression sur mon argent… notamment venant de gens qui se prétendaient novices en politique et qui disaient vouloir faire de la politique autrement.

Avez-vous tenté de refuser cet arrangement ? Avez-vous pensé à démissionner pour protester ?

Même si j’ai été pris de court, j’ai protesté. J’ai dit que je ne voulais pas, instinctivement cela ne m’allait pas. On m’a dit qu’il n’y avait pas d’alternative et que si je me taisais il n’y aurait pas de problème… La réalité c’est qu’ils ont vu que mon dévouement au projet et à l’équipe pouvait devenir mon point faible, et ils ont appuyé sur ça. Je n’ai pas accepté, j’étais épuisé, j’ai mis ma dignité de côté et j’ai cédé.
La réalité c’est qu’aucun salarié politique n’a les moyens de se battre, car notre statut est ultra précaire. Le dilemme c’est se taire ou se suicider professionnellement. Que la loi nous donne le droit à la rupture conventionnelle et à des missions bordées légalement et vous verrez que les élus se permettront moins de choses ! D’ailleurs le premier dircab’, un employé d’Eric Piolle depuis le mandat régional de 2010, et un collaborateur important s’étaient fait virer du jour au lendemain, quelques mois plus tôt… 24 heures après ce coup de pression qui me prive de plus de 10% de mon salaire, mon dos a explosé et j’ai été quasiment couché jusqu’au début de l’été 2017. La pire période de ma vie…

Les fois où j’ai vraiment pensé démissionner ? Quand j’ai vu mon équipe être maltraitée. Parmi d’autres, la deuxième cheffe de cabinet, une amie très proche, très enracinée et respectée à Grenoble, qui a été virée en un claquement de doigts par le maire dans l’entre deux tours des municipales de 2020. Pour beaucoup, la victoire de ré-élection a eu un goût amer. Après réflexion, en pleine pandémie, je suis resté pour la nouvelle équipe, je pensais y croire encore un peu. Si j’ai un regret aujourd’hui c’est de ne pas avoir envoyé bouler mon employeur dès ce moment-là.

Si vous avez fait sortir cette « affaire », c’est parce que le conflit avec Éric Piolle sur les conditions de votre départ (selon vos termes, on vous a « proposé de partir avec les droits d’un contractuel de la fonction publique de moins d’un an d’ancienneté » alors que vous bossiez à temps plus que plein « 365 jours par an » depuis dix ans) s’est enlisé. Selon les mots de votre avocat, vos tentatives de conciliation pendant deux ans n’ont eu aucune suite et n’ont suscité que « silence, mépris et humiliations en retour ». Vous « menaciez » depuis des mois de faire sortir cette affaire et pourtant Éric Piolle n’a pas voulu trouver de solution à l’amiable. Comment expliquez-vous cette obstination politiquement très dangereuse pour lui (sans même parler d’Élisa Martin) ? Sa « fierté » le perdra-t-elle ?

Pendant deux années, depuis mon départ en mai 2022, je suis allé jusqu’au bout du bout de l’esprit d’équipe puisque bien qu’étant fragilisé par les décisions de mon employeur, que je contestais, j’ai veillé à protéger l’équipe. Pendant deux ans, j’ai tout fait pour ne pas devenir nuisible à cette aventure à laquelle j’ai donné un tiers de ma vie et qui a failli me coûter une vertèbre. J’ai toqué à toutes les portes, appelé toutes les personnes qui, je le pensais alors, pouvaient le convaincre d’une issue à l’amiable. Je lui ai donné deux fois la possibilité de réparer à l’amiable ces préjudices salariaux, en vain.

Au bout d’une année sans la moindre réponse, fin août 2023 je suis allé voir Éric Piolle pour lui rappeler en direct mes intentions pacifistes. Je n’oublierai jamais sa réponse : « Attaque-moi, ton sujet ne me fait pas mal.  » Suite à cela des élus s’en sont mêlés et ont tout fait pour le ramener à la table des discussions, pour qu’il accepte la médiation. Sa dircab’ a claqué la porte de la réunion et lui ne s’est engagé que sur l’ouverture de la médiation que je proposais… où il ne mettra jamais les pieds, ce qui était ma première requête. Au final, elle fut particulièrement humiliante : j’ai reculé jusqu’aux limites de ma dignité. J’avais divisé par deux mes (modestes) demandes de réparation pour que cela puisse aboutir et j’avais même proposé de rédiger une expression commune pour clore le sujet et faire évoluer ensemble ce satané statut de salarié politique. Ça ne suffisait toujours pas… Ils retournaient à nouveau contre moi ma volonté de protéger l’équipe comme en 2016 et en 2022. En juin 2024, face à ces blocages répétés, pour ma dignité et par fidélité aux valeurs qui sont censées nous porter, j’ai décidé de ne plus céder et de prendre la parole.

Si vous avez effectivement les preuves des faits que vous dénoncez, on voit mal comment Piolle et Martin vont pouvoir échapper à une condamnation. Comment voyez-vous la suite ?

J’ai contre moi des personnes parmi les plus puissantes de Grenoble. Le maire a déjà parlé de déposer plainte pour diffamation, pour me faire taire. Eux disposent de communicants parisiens, de services juridiques, de partis politiques, le tout à temps plein. Ils ne se battent pas avec leur propre argent et gèrent le contentieux sur leurs heures de travail. La nuit et le week-end, eux pensent à autre chose, pas moi. Même si je suis très heureux du soutien du collectif national Collabs en colère, je suis seul. Je vis à 800 km de Grenoble. Je n’ai pas accès aux réseaux professionnels comme eux, j’engage mon argent et mon temps personnels, et c’est très lourd. Bien sûr, j’apporte mes preuves mais je n’ai aucune certitude sur l’issue de la procédure car, oui, nous pesons bien moins lourd qu’eux. À présent l’issue est dans les mains de la Justice. Remettre du droit dans cette histoire, être enfin entendu, est un vrai soulagement.

Dans une lettre adressée aux élus et agents grenoblois lors de votre départ, vous critiquiez durement certaines pratiques d’Éric Piolle (« hypercentralisation  », «  l’infantilisation de tout ce qui n’est pas proche du sommet de la pyramide », « mise à l’écart, pour “déloyauté”, de celles et ceux qui poussent au partage des pouvoirs  ») tout en finissant par remercier « Éric Piolle, pour la confiance sans faille depuis l’automne 2011 ». Comment expliquer ce « en même temps » ?

Cette lettre a beaucoup fait parler dans le bocal politique, au niveau local et national. On m’a plusieurs fois dit que je m’étais grillé, je vous le confirme aujourd’hui… En temps normal, un salarié politique ça n’existe pas, alors imaginez un collab’ qui conteste face à un maire perçu comme une icône… Cette lettre était adressée à mes interlocuteurs pendant plus de huit années et j’avais expressément écrit que je ne souhaitais pas qu’elle se retrouve dans la presse. Vu que je contestais les conditions de mon départ, j’ai refusé de faire le traditionnel pot de départ car cela aurait été un numéro d’hypocrisie ou d’esclandre, et je refusais ces deux options. J’avais déjà besoin d’être entendu, que ma version des faits ne soit pas gommée ou déformée. Il ne me restait que l’écrit. Et la description que j’y fais est celle des pleins pouvoirs que la constitution donne au maire, qui reste libre de se fondre dedans ou de leur résister.

Dans une interview au Daubé six mois plus tard, vous multipliez les analyses encore plus dures pour votre ancien patron. « Comme beaucoup, j’ai cru qu’il prendrait le pouvoir sans être pris par lui, ce que nous reprochions à la social-démocratie. Mais au final, les ingénieurs sont rattrapés par leur défaut de fabrication : ils sont des bons élèves, pas des pirates. Ils optimisent les règles du jeu, ils ne les bousculent pas. » Mais, en même temps, vous étiez, selon ses propres termes son « deuxième cerveau ». De loin, on avait l’impression que c’est en grande partie vous qui planifiez et validiez la pratique du pouvoir de Piolle visant à « optimiser les règles du jeu sans les bousculer ». Vos analyses lucides sont-elles juste dues à votre déception sur les conditions de votre départ ? Ou tout au long de la décennie de votre « couple » avec Éric Piolle, étiez-vous en désaccord avec sa manière de faire ?  

Malgré les nombreuses sollicitations je n’ai donné qu’une seule interview, et à un média local, en deux ans et demi de procédure bloquée. C’était au moment où ma première proposition amiable était refusée, et pour me crédibiliser. Je n’ai jamais été à l’aise avec l’image du « deuxième cerveau ». J’étais au service d’un projet et d’une équipe en laquelle je croyais et je ne me suis jamais vécu comme le prolongement organique du grand chef même si je sais que, de loin, on a eu cette image de moi. Éric Piolle m’a embauché en 2014 pour avoir un philosophe dans la bande, pour mon esprit critique et pour m’en servir à ses côtés. J’ai essayé de le faire pendant huit ans et je continue d’en faire usage lorsqu’on me sollicite. Sur les pleins pouvoirs du maire gravés dans la loi, je ne dis rien de neuf. 

Lors de sa campagne ratée pour la présidentielle de 2022, Piolle insistait pour que les écolos acquièrent la « culture du pouvoir » (peut-être était-ce vous qui étiez derrière cette formule ?). Au Postillon, on avait fait plusieurs papiers pour critiquer la « culture du pouvoir » développée à Grenoble qui nous semble tristement classique, conduisant « surtout à vouloir rester au pouvoir, et qu’importent les compromissions ». Pensez-vous que cette « culture du pouvoir » puisse aboutir à autre chose qu’à des espoirs déçus comme à Grenoble ?

« Avoir la culture du pouvoir  » ça ne veut rien dire. Trump à sa façon aussi a la culture du pouvoir. Le vrai défi c’est d’être capable de répondre à la question : que je sois au pouvoir ou pas, de quel côté de la toute-puissance suis-je ? On peut être au pouvoir et se vivre comme un grain de sable, rester un pirate. Et être dans l’opposition tout en étant fasciné par Jupiter. Personnellement, j’ai appris chemin faisant que je suis à ma place quand j’essaie de nager à contre courant, peu importe que je sois du côté du pouvoir ou des contre-pouvoirs, deux situations que j’ai bien connues.

Depuis votre départ, vous dites travailler à « former des élu-es écologistes ». Quelles leçons avez-vous tirées de votre expérience grenobloise pour que d’éventuels futurs élu-es ne refassent pas les mêmes erreurs ?

Il y a du travail en effet car ils m’ont tous claqué la porte au nez quand j’ai contesté publiquement. Tant que j’étais silencieux ça ne dérangeait personne ! En 2022 quand j’ai pris un avocat on m’a intimidé à de nombreuses reprises. Un coach du maire m’a prédit un cancer des intestins dans les cinq ans (pour le moment tout va bien de ce côté-là). On m’a dit que j’allais me calmer avec la naissance de mon fils, que sinon toutes les portes allaient se fermer… puis le maire a fait le choix de me diaboliser publiquement, comme le 6 juin 2024 où devant un parterre de micros et de caméras, il parle de volonté méthodique de nuire (pourquoi ?), de haine inexplicable (contre qui ?), de représailles (sur quoi ?), de réécriture de l’histoire (sur quel point ?). Des amis de la mairie me racontent souvent les horreurs qui circulent sur moi, et je sais qu’elles se propagent aussi au niveau national, dans les ONG, etc. Cette diabolisation c’est la défense du tabou qui ne veut pas être dérangé : l’obsession des élus pour la toute-puissance, même à gauche. Pour continuer à gérer leur entourage par le fait du Prince, comme si nous étions leur domaine réservé, leur petite chose dévolue à leur gloire personnelle. Celui qui parle, il est mort. Or, nous sommes des travailleurs, donc nous devons avoir des droits. Je prends la parole aujourd’hui pour ne pas me laisser écraser une nouvelle fois. Et pour que ça n’arrive plus. La loi doit changer.