Accueil > Décembre 2017 / N°43

Nos poubelles pleines de Kafka ?

La Métropole grenobloise veut installer des poubelles intelligentes et une police de l’environnement. Ces mesures flattent le portefeuille et l’égo des « bons » écocitoyens, mais ouvrent la porte à plein de situations kafkaïennes à propos de nos poubelles. Pendant ce temps-là, les industriels continuent à pondre des produits jetables, puis à s’enrichir dans la « valorisation » des déchets.

Et revoilà la « redevance incitative » ! Je l’avais oublié, ce machin-là. Il y a cinq ans, j’étais allé faire un reportage dans le Sud-Grésivaudan, au pays des noyers et du Saint-Marcellin (voir Le Postillon n°17). À l’époque, ils avaient là-bas la chance d’avoir un système « innovant » de collecte des déchets, avec redevance incitative. Le principe, c’est de faire payer la facture en fonction de la quantité de déchets produits : moins on jette, moins on paye. Sauf que ce principe nécessite quelques joyeusetés pour être déployé.
Il faut pouvoir reconnaître qui jette ses déchets, et donc installer des poubelles (qui s’appelaient là-bas des « moloks ») « intelligentes », qui puissent être ouvertes uniquement avec des cartes à puces. Et puis il faut aussi pouvoir punir les mauvais « écocitoyens » et donc créer des « brigades vertes » ou autres « polices de l’environnement », pour traquer les comportements déviants.

En 2012, dans le Sud-Grésivaudan, c’était un échec total. Il y avait plein de sacs à côté des moloks, qui souvent ne fonctionnaient pas. Des déchets étaient même jetés dans les territoires voisins, où les conteneurs étaient normaux. Tout le monde râlait et à part le directeur du Sictom (Syndicat intercommunal de collecte et de traitement des ordures ménagères), je n’avais trouvé personne pour défendre ce système.

J’avais un peu oublié le sujet, jusqu’à apprendre récemment l’abandon de cette stratégie dans le Sud-Grésivaudan. Et puis la métropole de Grenoble a annoncé son « schéma directeur déchets 2020 - 2030 », où il est également question de redevance incitative. Alors, le mardi 14 novembre je suis allé écouter Georges Oudjaoudi, le « vice-président à la collecte et à la valorisation des déchets » de la Métropole, présenter le destin des poubelles grenobloises.
Pour l’instant, la situation locale n’est pas éco-folichonne : malgré des années de communication, et notamment les 540 000 euros dépensés dans la fumeuse opération « Supertri » (l’éco-ridicule ne tue pas mais se jette dans la poubelle verte), la métropole grenobloise a de mauvais résultats. « On fait partie des plus mauvais élèves sur le territoire national », regrette Oudjaoudi. D’où ce « schéma directeur » lancé en grande pompe avec un mot d’ordre : « Déchets. Là, on s’y met tous ! » et un objectif : aboutir à deux fois moins de déchets en 2030.

Pour s’y mettre tous, la Métropole va casquer. 238 millions d’euros d’investissement, dont 170 pour moderniser le centre de tri, le centre de méthanisation, l’usine d’incinération, autrement appelés « outils industriels de valorisation des déchets ». Oui, car de nos jours, même les ordures sont « valorisées » (et pas seulement en politique).

Le reste va servir à « mobiliser les citoyens ». Promotion du compostage, installation de bacs « déchets alimentaires », promotion de l’achat de produits en vrac et d’un système de verre consigné, construction de recycleries, incitation à l’utilisation de couches lavables dans les structures collectives de la petite enfance, mise à disposition de broyeurs de déchets verts : il y a d’abord une série de mesures gentillettes et difficilement contestables. Moi, en tous cas, le compost et le recyclage, je suis pour (sauf en politique).

Et puis après, il y a des mesures moins gentillettes, et notamment la fameuse « redevance incitative ».
La Métropole va racheter toutes les poubelles (dites « bacs ») de la cuvette. Ensuite « on va pucer ces bacs », c’est-à-dire installer un système pour qu’ils ne soient ouverts qu’avec une carte magnétique. Au passage, remarquons que cela nécessitera sûrement de jeter tous les anciens « bacs » (dans quelle poubelle ?), et que la camelote électronique nécessaire à la fabrication de poubelles intelligentes entraîne aussi la production de pas mal de déchets et de pas mal de morts dans les mines de métaux précieux (mais c’est vrai que les déchets électroniques gisent plutôt dans les pays du Sud).

Une fois ces bacs pucés mis en place « sûrement autour de 2020 ou 2021 », la « facturation sera calculée en fonction du nombre de fois où le bac a été vidé dans l’année, ou en fonction du poids de déchets produits ». Les « bonnes pratiques » permettront ainsi de « faire des économies ». Bon en fait, pas tant que ça : sur la facture de la taxe d’enlèvement des ordures ménagères, la « part incitative » est minime quand la « part fixe » représente au moins 60 % de la facture totale. « En 2015, les habitants de la Métropole payaient 103 euros par an et par habitant en moyenne. En 2030, ils paieront entre 95 et 135 euros par an et par habitant, selon la quantité de déchets jetés. » Ce n’est donc pas tant les « bons » écocitoyens qui économiseront, que les « mauvais » qui paieront plus.

Quid des immeubles (ou plutôt de « l’habitat vertical » comme ils disent) et des bacs utilisés par des dizaines de personnes ? Georges Oudjaoudi a expliqué que ce sera à chaque copropriété de choisir sa façon de faire. Soit la part incitative sera équitablement divisée entre habitants, quelle que soit la quantité de déchets déposés (ce qui promet une certaine ambiance entre « bons » et « mauvais » écovoisins). Soit la copropriété devra s’équiper de poubelles encore plus intelligentes, capables de calculer le poids de chaque sac posé, et donc facturer à chacun le juste prix incitatif (surtout, ne rendez pas service à votre voisine âgée en descendant sa poubelle !).

Ces poubelles intelligentes permettront de parvenir à cette grande avancée sociale : « moins on produira de déchets, plus on triera, et moins on payera ! ». Et puis cela permettra aussi de remettre un peu d’ordre : « Avant de vider un bac, l’agent chargé de la collecte contrôlera que le contenu est conforme aux consignes de tri. Un bac mal trié sera notifié via un boîtier numérique reliant les bacs au contrat de son utilisateur et sera surfacturé. » Pour les bacs utilisés par plusieurs personnes, cette surfacturation promet également de mettre une certaine ambiance dans les « habitats verticaux ».

Pour contrôler tout ça, une « nouvelle police de l’environnement » et une « nouvelle brigade de propreté » vont être mises en place afin de « contrôler la bonne application du règlement de collecte » et de « lutter contre les dépôts sauvages ».

Alors forcément, il est un peu emmerdé, Oudjaoudi, de mettre en place des mesures potentiellement « répressives » : « Moi non plus je ne suis pas un fan de la police. Le but n’est pas d’engranger des amendes, mais d’arrêter les mauvais gestes. Et je suis obligé de constater que la démarche pédagogique ne suffit pas. » Il a l’air sincère dans son embarras vis-à-vis de la répression, Oudjaoudi. Sincère mais complètement décidé à mettre ses mesures en place, notamment « parce que ça se fait déjà ailleurs, à Parme, à Milan, et que ça marche très bien... ». Seuls les résultats comptent (et tant pis pour les convictions politiques).

Ces logiques de contrôle et de répression mènent obligatoi-rement sur une pente kafkaïenne, dans une société déjà largement en proie aux affres du contrôle électronique permanent.

Voilà ce que j’écrivais dans mon reportage dans le Sud-Grésivaudan :

« Le plus orwellien, c’est qu’il ne faut pas nécessairement commettre une infraction (poser un sac à côté d’un molok) pour être suspecté. On peut aussi l’être si on ne “rentre pas dans le système” même sans rien faire de visiblement répréhensible.
Plusieurs habitants de la communauté de communes de Vinay ont ainsi reçu des lettres déplorant que “selon les éléments dont disposent les services de régie, aucun dépôt d’ordures ménagères résiduelles vous concernant n’a pu être identifié entre le 1er octobre 2010 et le 10 octobre 2011.” (...) L’autorité essaie de culpabiliser le citoyen en insistant sur le fait que “l’importance et les enjeux de ce changement vont, vous l’avez compris, bien au-delà de notre petit territoire” et en lui demandant de s’ “associer à l’attitude éco-citoyenne que nous devons solidairement mettre en œuvre”.
Pour Richard Verney, le responsable du Sictom, “[...] On considère que le minimum de sacs qu’une personne résidente à l’année doit déposer, même en triant très bien, c’est six sacs de trente litres par an. La personne qui ne dépose rien du tout, il y a quand même un petit souci sur lequel il faut se poser des questions. Donc il y a des courriers qui ont circulé en disant ‘‘écoutez vous avez déposé zéro sac depuis six mois’’, ça nous paraît un peu bizarre donc il y a un petit souci là-derrière : ça veut dire que forcément cette personne là, si elle est résidente, elle pose ses sacs ailleurs”.
En clair, il est possible d’être un mauvais écocitoyen en étant simplement “en dehors du système”, même en ne faisant rien de pénalement répréhensible. Des amendes viendront-elles bientôt sanctionner la non-utilisation des poubelles électroniques ? »

C’est le genre de situations qui arrivera obligatoirement avec des poubelles intelligentes et la redevance incitative. Suspicions et rancœurs entre voisins, traque et stigmatisation des « mauvais » écocitoyens, intrusions dans la vie privée (par la fouille de poubelles) : ce système développe un tas de mauvais réflexes pourrissant les relations sociales et ciblant les responsabilités individuelles, plutôt que les modes d’actions collectifs. Pendant ce temps-là, nombre d’industriels développent quantité de produits en programmant leur obsolescence rapide. Ces industriels, par ailleurs, continuent à vendre des produits avec quantité d’emballages inutiles (donc de déchets) sans trop de contraintes. Mais comme tout est bien qui finit bien, tous ces déchets peuvent aussi permettre à d’autres industriels (ou les mêmes), de faire du business dans la « valorisation des déchets ».