Accueil > Décembre 2019 - Janvier 2020 / N°53

Il me semble que le soleil serait moins pénible dans l’Isère - épisode 1 -

Nager en eaux troubles

Et si on pouvait faire quelques longueurs et deux trois ploufs dans l’Isère derrière le Musée ou à Jean Macé ? Les canicules dans la Cuvette pourraient presque en devenir agréables. On pourrait ressortir les bouées canard de bain, et recréer des emplois de marchands de chichis.
Alors Le Postillon a ouvert l’enquête, nom de code IsèreLEAKS : que faire pour rendre possible la baignade dans la rivière ? En guise de hors-d’œuvre nous avons rencardé deux membres des services de renseignement, spécificité nageurs de combat. Nous les avons enivrés au bar La Natation boulevard Gambetta, afin d’avoir le temps de consulter à leur insu les notes confidentielles qu’ils portaient dans leur mallette.

Note confidentielle des agents du COS (Commandement des opérations spéciales) à Monsieur Lionel Beffre, Préfet de l’Isère.

Objectif opérationnel : empêcher le bas-peuple et les sans-dents de se laver baigner dans l’Isère l’été prochain.

Nos services ont mis en évidence l’existence d’un dangereux groupuscule de sauvageons qui fomente une réquisition des rives de l’Isère aux temps chauds. Étrangement, les temps froids ne sont à notre connaissance jamais évoqués dans les réunions auxquelles nous avons eu accès. Notre opération d’infiltration a pour nom de code « brûleur de bigorneau ».

Aussi regrettable que cela puisse paraître, il nous faut reconnaître que cette revendication n’est pas aussi incongrue qu’elle en a l’air. Pour rappel, les pêcheurs sont pléthore dans la rivière – nota bene, l’Isère est une rivière, affluent d’un fleuve, et non un fleuve qui par définition se jette dans la mer. Quelques canoës la sillonnent régulièrement, et le club d’aviron la fréquente en permanence, même si son règlement indique de manière énigmatique que « les participants seront appelés à naviguer sur des eaux ne répondant pas aux normes de qualité baignade et acceptent les conséquences éventuelles d’un chavirage  ». On ne sait pas si les dermatites sont inclues dedans. En outre, l’épreuve de natation d’un triathlon y a été organisée le 26 juin 1993 sans déplorer la moindre petite colique.

Il est quasi-certain que le groupuscule a eu accès aux sources historiques que nous aurions aimé garder secrètes : ils savent par exemple, qu’au XIXème siècle, sous le Second Empire, on transportait le bois sur la rivière, on y faisait du canot, on y lavait le linge, et les baignades étaient suffisamment nombreuses pour occasionner un certain nombre de noyades l’été. Il serait bon que les archives sur le sujet soient détruites, afin de ne pas nourrir le mouvement. Une requête en ce sens a été envoyée au Musée Dauphinois, afin d’autodafer le fonds photographique attestant cette activité balnéaire (comme le montre la carte postale ci-contre).

La stratégie de ces désoeuvrés ennemis de l’ordre nous est limpide et compte trois temps. Dans l’ordre, ils vont tenter de savoir :
- si c’est autorisé ;
- si c’est pollué ;
- si c’est dangereux.
Nous avons pris le parti de faire contre-feu, de chercher les renseignements et d’organiser ensuite une contre-information sur le sujet, peut-être au moyen de la Commission nationale du débat public, dont l’expertise est fameuse dans ce genre de cas. Dans l’attente des résultats de nos écoutes et observations, voici un point introductif.

Nous avons découvert que l’Isère relève par chez nous des baignades non aménagées pour lesquelles le droit français réserve un « principe général de la liberté de se baigner  ». Pour faire court : si ce n’est pas interdit c’est que c’est permis. C’est une très mauvaise nouvelle. Sans arrêté contraire et affichage du maire, donc, tout le monde peut se baigner, « à ses risques et périls  ». Toutefois, la jurisprudence estime que lorsqu’un lieu de baignade non aménagé est « notoirement fréquenté », même de façon saisonnière, le maire doit prendre des mesures en vue d’assurer la sécurité des baigneurs. Pas forcément en installant un poste de surveillance, mais au moins « en prenant les mesures nécessaires à l’intervention rapide des secours en cas d’accident  ». Cette brèche jurisprudentielle pourrait peut-être nous permettre de placer des caméras, et d’utiliser agréablement nos flashballs. Les parties de corps dénudées étant plus exposées chez le baigneur, nous pouvons à peu de frais diminuer le nombre de lésions oculaires, ce qui saura, Monsieur le Préfet, vous aller droit au coeur.

Fort heureusement, les trublions ne semblent pas savoir que la pratique du naturisme, relevant d’une « philosophie de vie  », pourrait être protégée au sens des dispositions de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. Sans cela, ils seraient capables d’infliger un spectacle insoutenable aux bons citoyens. Le seul recours pourrait être le risque encouru par les automobilistes qui verraient leur attention détournée en empruntant la bois sur verge la voie sur berge. Le cas échéant, l’intervention de la force publique pourrait légitimement être convoquée, et croyez-le bien, joyeusement déployée sur cette primitivité.

Nous précisons ici que nous parlons bien de l’Isère, et non du Drac : retenus à Saint-Georges-de-Commiers par un barrage EDF, 34 millions de mètres cube à la louche peuvent se déverser selon les lâchers. Comme en plaisantent quelques arriérés en manque d’iode, les surfeurs ont environ quatre heures pour préparer leur planche entre le moment où le barrage lâche et l’arrivée de la vague sur Grenoble. En clair, cette zone est interdite, même si quelques idéalistes pensent qu’EDF pourrait faire attention aux heures où il turbine pour permettre la baignade pendant les journées les plus chaudes. Mais pour l’instant voilà au moins un endroit où les zazous n’iront pas tremper.

Dans notre prochaine note, nous ferons état de nos résultats sur la cradoceté pollution de la rivière, afin de savoir quelle est la probabilité, quand un gauchiste s’y baigne, qu’il lui pousse un troisième bras ou que sa langue noircisse et tombe. Quant à savoir si nager dans les rejets d’eaux usées de l’usine Étoile du Vercors à Saint-Just-de-Claix colore la peau, ou si faire trempette dans l’Arc et son jus d’usines métallurgiques de Maurienne rend phosphorescent, cela ne concerne plus vos prérogatives : vous avez déjà assez à faire, Monsieur le Préfet, avec vos administrés. Le sort des Caucasiens au large crâne de la Savoie, ou celui des bouseux au front plat de la Drôme, nous éloignerait du centre de nos préoccupations.

Gageons qu’à l’instar des grenouilles, nous parviendrons, à force de tremper dans ces eaux troubles, à avoir aussi bien le coeur que la raie nette. Puisse Monsieur le Préfet, qui aime les bons mots, nous permettre de terminer sur cette petite piquanterie.