Accueil > été 2024 / N°73

Satastrophe aux Deux Alpes

Morts pylônes

Dans la station des Deux Alpes, se déroule depuis l’année dernière un des plus gros chantiers de remontées mécaniques de l’arc alpin, au prix exorbitant de 148 millions d’euros. Une énorme logistique grippée depuis cet hiver à cause… d’une erreur de calcul de la part de l’industriel Poma. Depuis trois mois, la station s’agite pour essayer de rattraper la boulette en démontant puis remontant des pylônes dont certains font soixante mètres de haut. Retour sur ce fiasco et les multiples enjeux et entourloupes de cette nouvelle étape de destruction de la montagne.

Pour une fois qu’ils auraient aimé qu’il ne neige pas. Mais ce mardi 7 mai comme trop souvent ces dernières semaines, quelques centimètres de neige fraîche sont venus s’ajouter aux mètres existants.
Foutu printemps pourri. Rarement une station de ski aurait autant aimé une bonne canicule précoce et la disparition accélérée du manteau neigeux.

Faut dire que c’est le branle-bas de combat. La première année de chantier s’était globalement très bien passée, à tel point qu’en décembre, au moment de l’ouverture de la station, il y avait plusieurs semaines d’avance sur le calendrier, chose rare dans le secteur de la construction. Le maître d’œuvre, la société d’aménagement touristique de l’Alpe d’Huez (Sata), pouvait être confiant. Le présomptueux Fabrice Boutet, directeur de cette société qui exploite aussi le domaine skiable des Deux Alpes depuis 2020, pouvait pérorer sur la « formidable avancée  » de ce soi-disant « plus gros chantier des Alpes jamais réalisé » (vidéo du Daubé, 17/04/2024). Si le coût est effectivement pharaonique (148 millions après avoir été évalué à 65 millions au départ), ce chantier n’a rien de bien révolutionnaire : il s’agit juste de remplacer une remontée mécanique déjà existante.

Le domaine skiable des Deux Alpes est organisé autour d’une colonne vertébrale, la remontée du Jandri Express – du nom d’un col et d’un sommet voisin –, permettant, en deux tronçons, de relier la station (1 600 mètres d’altitude) au glacier (à 3 200 mètres d’altitude). Une remontée construite en 1985, parce qu’ « entre 1980 et 1984, le développement se heurte à un épineux problème de saturation des télécabines » (1). Déjà à l’époque, le chantier avait été un véritable « défi », réalisé en un an et demi, entre mai 1984 et décembre 1985. Près de quarante ans plus tard, rebelote ! Le Jandri Express est « saturé » alors les responsables veulent construire une nouvelle remontée pour transporter plus de bétail humain (3 000 personnes à l’heure au lieu de 1 800). Et, cette fois aussi, le délai est d’un an et demi, le chantier, commencé en mai 2023 devant impérativement se clore en décembre 2024, à l’ouverture de la prochaine saison.

Malgré ce timing serré, tout s’était donc bien passé jusqu’à cet hiver. Entre mai et décembre 2023, les centaines de travailleurs mobilisés (plus de 400 en même temps à certaines périodes) avaient pu compter sur une météo globalement clémente. Tout le gros œuvre des quatre gares a été réalisé, laissant les bâtiments hors d’eau. Les sept pylônes, dont deux culminent à près de soixante mètres de haut, ont été montés. L’énorme « challenge » de ce « chantier hors-norme » semblait en passe d’être relevé.

Mais en février, patatras ! Une lettre du directeur de la Sata, Fabrice Boutet, informe l’ensemble de ses « partenaires » : « Suite à des vérifications numériques de résistance des pièces de pylônes, les ingénieurs Poma ont identifié un risque potentiel d’usure à long terme qui ne répond pas aux normes élevées de durabilité que nous nous sommes fixées pour cette installation (plus de 30 ans). (…) Afin de remédier à cette situation, les équipes de SATA Group et POMA ont pris la décision préventive de remplacer les pièces métalliques concernées. (…) Pour un meilleur confort de la station et des équipes d’intervention, nous avons pris la décision de déconstruire et reconstruire le pylône N°1. Des interventions sur les autres pylônes suivront. »

Une belle novlangue rassurante pour ne pas nommer la dure réalité : il faut démonter et remonter presque intégralement chaque pylône ! Sachant donc qu’il font entre 14 et 58 mètres de haut, qu’ils représentent « 1 200 tonnes de poids de pylônes » (vidéo le nouveau Jandri : épisode 1) et qu’ils sont situés entre 2 000 et 3 200 mètres d’altitude. De quoi mettre en danger la livraison de la remontée mécanique en décembre 2024.

Néanmoins, le boss de la Sata tient à rassurer : « Cette réactivité et la collaboration sans faille entre nos deux entreprises garantissent que nous serons en mesure de maintenir notre calendrier de livraison initial pour ce projet unique et innovant.  »

Pas de panique, donc, la situation est sous contrôle. La communication publique sera du même acabit. Le Daubé ne fera aucun article spécifique sur cet incroyable revers, et l’évoquera seulement très rapidement au détour de deux autres sujets (voir encart). Le 16 avril, on apprend que « M. Boutet a également évoqué les interventions en cours sur les pylônes. “Vous entendez beaucoup de choses”. Pour faire taire les rumeurs, il a rappelé qu’un risque d’usure prématuré avait été repéré. “Poma ne veut prendre aucun risque” et l’industriel procède donc au remplacement des pièces concernées.  » Un article du 4 mai dit en substance la même chose. Le 29 avril, France Bleu réalise un reportage du même acabit, donnant la seule version de Fabrice Boutet.

Une communication faisant croire à quelques opérations anodines rapidement menées, un remplacement de quelques « pièces concernées  » comme s’ils s’agissait de boulons ou tiges filetées de-ci de-là, alors que ce sont des pylônes de 60 mètres de haut. Alors combien de temps ce chantier va-t-il prendre ? Combien va-t-il coûter ? On a tenté d’en savoir plus au stand Poma du Montain Planet, le salon de destruction de la montagne, organisé mi-avril à Grenoble. Notre interlocuteur s’est aussi voulu rassurant et nous a en fait complètement menti : «  C’est bon c’est réparé, et on va poser les câbles dans les jours qui viennent. »

C’était le 16 avril. Trois semaines plus tard, le 7 mai, on va exercer une de nos activités préférées : inspecter les travaux (pas du tout) finis. Voilà dix jours que la station est fermée, mais qu’il y a un peu partout une sacrée agitation pour rattraper ce loupé et avancer sur ce « chantier hors-norme ». On monte donc – au départ à pied – pour rejoindre le premier pylône dénommé « P1 ». À 8 heures, une dizaine d’ouvriers se préparent autour de l’Algéco installé à côté du pylône, dont juste le premier étage a pour l’instant été reconstruit. Certains sont là depuis mi-mars, d’autres depuis quelques semaines, ayant rappliqué d’un peu partout, appelés à la rescousse par Poma. «  Ils ont fait venir des “monteurs” [de pylônes] de toute la France. Depuis, on bosse tout le temps, même les deux prochains jours qui sont fériés. Il y a une grosse pression pour qu’on avance vite... » Faute de piste 4x4 pour y accéder, la quinzaine d’ouvriers y travaillant est normalement déposée tous les matins en hélicoptère sur le chantier. Sauf ce matin, où le mauvais temps empêchait l’engin de décoller : ils ont dû se résoudre à la marche à pied depuis une piste plus haut. L’hélicoptère Super Puma – un des plus puissants – a aussi été bien utile pour remonter la grue – démontée cet automne – permettant de travailler sur ce pylône de 58 mètres.

Passé le P1, on rejoint la neige, chausse les skis de rando pour essayer de trouver les autres pylônes dans le brouillard. On verra du monde s’activer sur chaque pylône, des fois juste quatre personnes en hauteur sur le P2 qui n’a pas dû être entièrement démonté ou plus d’une dizaine sur le P4 ou P6 qui en sont aussi au début de la reconstruction. Mais il n’y a pas que les « monteurs » qui bossent ce matin-là, dans le brouillard et sous de fréquentes averses de neige. Des dizaines de grosses machines (ratracks, buldozers, pelleteuses, etc.) s’activent pour dégager la neige des pistes desservant la plupart des pylônes (sauf le P1). Au niveau du télésiège du Sautet, on croise un camion semi-remorque aux roues chaînées tentant de monter des morceaux de pylônes. Entre la neige et le terrain gras de la piste, composée de schistes et de terres argileuses, on le voit patiner à plusieurs reprises pour finalement arriver à 2 400 mètres, où il rejoint deux autres poids lourds. Ensuite, un ratrack prend le relais en tractant une remorque/luge remplie de bouts de pylônes. Pour accéder au P6, situé à plus de 2 900 mètres, une énorme tranchée à été creusée dans les 4 mètres de neige encore présente, la récente recouvrant bien vite le matériel et les bouts de pylônes au sol. Pour accéder à leur bungalow situé cent mètres au-dessus pour la pause de midi, les ouvriers galèrent bien à patiner dans la neige. Si au moins il n’y avait pas ce foutu brouillard…

Ainsi s’agite la station des Deux Alpes pour cette opération express imprévue de « démontage-remontage » de pylônes, débutée fin février et ne se terminant « pas avant mi-juin » selon plusieurs ouvriers rencontrés. Les causes exactes et les coûts de cette agitation restent par contre bien mystérieux. La version du « risque potentiel d’usure » des pylônes semble au mieux incomplète. Plusieurs de nos interlocuteurs (ouvriers, employés de la Sata, sous-traitants) ont déclaré que ces problèmes « d’usure » avaient en fait été constatés sur des installations Poma déjà installées à l’étranger. Quand au coût de l’opération, les avis vont du simple au triple. Une personne nous a parlé de la somme «  d’un million d’euros par pylône », soit sept millions, quand plusieurs autres ont évoqué une facture « autour de 12 millions », voire même « un p’tit billet de 20 millions d’euros » pour un ouvrier. De quoi faire un bon trou dans les bénéfices de Poma, dont la chargée de com’ n’a pas voulu répondre à nos questions : « On s’est mis d’accord avec la Sata que c’est elle qui communiquait sur ce dossier. Le coût ? Ah ben non, c’est sûr que je ne peux pas vous le dire, ah ah...  » La Sata, elle, n’a pas donné suite, pas plus que la mairie des Deux Alpes. En attendant les comptes 2024 de la société Poma l’année prochaine, le coût de ces travaux d’urgence rejoint donc les plus grands mystères des Alpes, juste après le lieu de passage d’Hannibal, la recette de la liqueur de Chartreuse et la période de reproduction du dahu.

Il ne faut surtout pas décrédibiliser le « formidable partenaire » qu’est Poma, « fleuron » isérois en concurrence un peu partout dans le monde pour avoir des marchés de remontées mécaniques. Voilà pourquoi la communication minimaliste de la Sata tente même de glorifier l’industriel qui a fait cette grosse boulette : «  Poma a pris ses responsabilités de suite. (...) C’est là qu’on voit les grands industriels français car ils savent prendre leurs responsabilités » déclare par exemple Fabrice Boutet à France Bleu (29/04/2024). C’est un peu comme si on félicitait EDF d’avoir seulement douze ans de retard pour la mise en service du réacteur nucléaire EPR de Flamanville.

Toujours avide d’informations, on a visionné les neuf épisodes des vidéos « Le nouveau Jandri » dont l’ambition est de «  voir les coulisses de ce chantier hors-normes  ». Mais pourtant nulle trace du fiasco des pylônes, même dans les deux derniers épisodes sortis en mars et en avril. Un salarié de la Sata et un sous-traitant nous expliquent qu’en réunion, une certaine pression est mise «  pour ne pas dénigrer publiquement Poma » en insistant sur «  l’esprit d’équipe » et la nécessité de faire face au «  ski-bashing ».

C’est qu’il s’agit aussi de continuer à faire croire à la fable orwellienne d’un chantier « pour l’environnement », « rendant des choses à la nature  » alors que les allers-retours de camions 38 tonnes et d’hélicoptères se comptent par milliers, les m3 de bétons coulés par dizaines de milliers et les m3 de terrains terrassés par millions (voir encart). Il s’agit de ne pas trop attirer l’attention de militants écologistes, potentiels contestataires de ce « plus gros chantier des Alpes jamais réalisé ».

En septembre dernier, une quinzaine de militants des Soulèvements de la Terre étaient allés installer «  la plus haute Zad [zone à défendre] d’Europe ». En occupant quelques jours le glacier de la Girose à 3 400 mètres, ils voulaient bloquer le chantier du futur troisième tronçon du téléphérique de La Grave - La Meije, un projet également mené par la Sata. Si le lieu d’implantation de la remontée est plus sauvage, l’ampleur environnementale (voir encarts) et financière des deux chantiers n’ont rien à voir (14 millions pour la Grave contre 148 millions d’euros pour le Jandri). Selon Reporterre (19/04/2024), les imprévus sur les pylônes du Jandri 3S, et les difficultés financières qu’ils engendrent pour la Sata, devraient repousser les travaux du troisième tronçon de la Grave qui «  ne sont pas prêts de démarrer ».

Cette occupation avait grandement énervé le susceptible Fabrice Boutet, annonçant dans Le Daubé (9/10/2023) des « suites juridiques  », jamais arrivées, en tonnant : « Quatorze hurluberlus sur un glacier ne sont pas représentatifs de 67 millions de Français. » Comme si l’industrie du ski était représentative des 67 millions de Français, alors que seulement 9 % des Français fréquentent les stations, et encore moins les grandes stations comme les Deux Alpes où le forfait journée est à 60 euros. Très loin de toutes causes environnementales, le but du troisième tronçon de La Grave - La Meije comme du Jandri 3S est avant tout de renforcer «  l’attractivité  » mondiale de la station, alors que déjà «  la clientèle étrangère représente 50 % » des skieurs, toujours selon Fabrice Boutet dans Le Daubé (4/05/2024). La dernière saison a encore été « record », les stations comme les Deux Alpes ou l’Alpe d’Huez profitant du manque de neige dans les stations de basse altitude pour « augmenter le chiffre d’affaire de la Sata de 15 % ».

Avec le Jandri 3S, ce sera donc potentiellement 3 000 personnes à l’heure qui seront propulsées sur le glacier, ceci entraînant quantité de problèmes logistiques quant à la « gestion » des « parcours-clients » de ce flux grossissant. Un salarié de la Sata nous explique que ce nouveau « défi » est loin d’être pris à la légère, nécessitant de nouveaux panneaux directionnels ou la modification des pistes avec d’importants terrassements à venir, entrainant des chamboulements sur les réseaux souterrains d’eau et d’électricité. « Pour faire monter les gens, il n’y a pas de problème. Le problème c’est pour les faire descendre. Ces dernières années, les pistes permettant le retour à la station [situées en-dessous de 2 000 mètres] n’étaient souvent pas assez enneigées. Faire passer des milliers de personnes, dont des familles, sur des petites bandes entretenues par les canons à neige, c’est vite problématique. Alors des clients prenaient les télécabines pour redescendre, mais, en fin de journée, c’est l’heure de pointe. Pour l’éviter, il faut descendre à 15h30 mais c’est autant de temps de ski en moins... »

Bref. Comme partout ailleurs, le culte de « l’attractivité » et de la croissance du chiffre d’affaires entraîne quantité de problèmes – pas seulement écologiques. Pour mieux gérer les « flux » de clients, le maire de l’Alpe d’Huez a évoqué cet hiver « la piste de quotas de skieurs le week-end » (20 minutes, 13/02/2024). Un mot choc aussitôt atténué par Fabrice Boutet qui préfère parler lui de « prévention de gestion de flux » – toujours merci Orwell. La « sélection » des clients à venir risque bien de se faire encore par l’argent et une augmentation des tarifs. De quoi peut-être amortir les coûts – prévus et imprévus – du pharaonique chantier du Jandri 3S.

(1) Jack Fournier, Raconte-moi les Deux Alpes, l’Atelier, 2001.

« Rendre des choses à la nature »... en la défonçant

Un des gros éléments de langage de promotion du Jandri 3S, c’est le passage de 17 pylônes pour l’ancienne remontée à seulement 7 pour la nouvelle. Écoutons donc le blablateur directeur de la Sata : « C’est une remontée qui va nous permettre d’aller de 1 650 à 3 200, en 17 minutes au lieu de 40 minutes actuellement. Il n’y aura que 7 pylônes au lieu des 17 pylônes existant. Donc on rend à la nature des choses… et on reviendra là-dessus sur cette notion d’environnement. » (vidéo du Daubé, 17/04/2024). « Rendre des choses à la nature » ? La bonne blague… Si les pylônes sont moins nombreux, ils sont beaucoup plus haut et ont nécessité pour leur construction – en plus de centaines d’aller-retours d’hélicoptères ou de camions – des terrassements colossaux (voir photos) représentant, selon l’enquête publique, une quantité de « 1 972 m3 de déblais/remblais ». Ce à quoi il faut rajouter « la création, en cas d’absence, d’un chemin d’accès à chacun des pylônes de la remontée, servant par ailleurs à l’enfouissement des réseaux électriques ». Avec les nouveaux pylônes, on a surtout « donné » à la nature de nouvelles destructions, qui sont cependant loin d’être les plus importantes du chantier. Les terrassements pour la construction des quatre gares ont nécessité le déplacement de plusieurs centaines de milliers de mètres cubes de roches et de terre, toujours selon l’enquête publique (voir photo). Des destructions auxquelles il faut rajouter les « reprofilages » de pistes de ski ou les divers défrichements.
Aucun chiffre officiel n’évoque la quantité de béton coulé pour construire ces imposants bâtiments, celui de la gare intermédiaire faisant une vingtaine de mètres de haut et pouvant abriter une cinquantaine de cabines. Sur le forum remontées-mecaniques.net, des utilisateurs parlent l’été dernier de « 500 m3 de béton coulés chaque jour » : « Il y a deux centrales à béton, l’autre se trouve en gare aval. Il faut ajouter en plus le ballet quotidien des toupies depuis la région grenobloise (Vicat est fortement mise à contribution). La densité de camions sur la N85 et la D1091 [NDR : les deux routes d’accès depuis Grenoble] est assez impressionnante. » Ce chiffre de 500 m3 de béton coulés par jour est confirmé par un de nos interlocuteurs pour la période de juin à septembre. Soit, en ne comptant que cinq jours par semaine (alors qu’il est avéré que des ouvriers s’activaient au moins six jours sur sept), 45 000 m3 de béton au minimum, ou l’équivalent de 18 piscines olympiques remplies de béton… Le même nous confie : « Tout l’été il y avait en moyenne un camion toutes les neuf minutes qui montait les 14 kilomètres de pistes... » La fréquence des allers-retours d’hélicoptère, notamment pour monter les dix grues présentes sur le chantier l’été dernier, n’a elle pas été évaluée… Bref, tous ces faits n’empêchent pas Le Daubé, à travers son site publicitaire mon-sejour-en-montagne.com (17/04/2024) de reprendre la com’ de la Sata en affirmant que « le Jandri version 2024 rend un espace important à la nature ». Pour entretenir cette fable, la Sata en fait des tonnes sur la com’ environnementaliste avec des vidéos comme l’épisode 3 du « Nouveau Jandri » intitulé « Un projet pensé pour durer et protéger l’environnement ». On y apprend que Karum, un « bureau d’étude écologie et paysage », a été embauché pour veiller aux fleurs et faunes protégées sur le chantier… Sur la vidéo, on voit une « mise en défens » réalisée, pour éviter que les engins ne roulent sur… une touffe de génépi. La vidéo est franchement grotesque : une seule touffe de génépi est entourée de quatre poteaux et d’un fil, un petit enclos de de deux mètres carrés avec un petit panneau « Flore protégée ». Tout ça à côté des dizaines de grosses machines en train de défoncer des dizaines de milliers de m3 de roches… Le ridicule ne tue pas, sinon la Sata aurait déjà fait faillite.

Menaces sur l’eau

À en croire la Sata, ce chantier pharaonique ne pose absolument aucun problème pour la ressource en eau, malgré la présence non loin des nappes et zones de captages de l’eau potable de la commune. Ce n’est pas l’avis de Patrick Pellorce. Loin d’être un zadiste, il s’agit de l’ancien adjoint aux travaux de la mairie des Deux Alpes. En 2022, il a démissionné pour protester contre les impacts à venir du chantier du Jandri 3S sur la ressource en eau. «  Patrick Pellorce cite la zone du Grand Nord et s’alarme de la noria de camions pendant les travaux. Mais “ce qui m’inquiète le plus, c’est le secteur la Selle, vallon des Gourses, zone 3 du chantier où 90 % de l’eau potable est prélevée”  » (Le Daubé, 03/08/2022). Deux ans après, il est toujours aussi inquiet : « J’ai travaillé dans la protection de l’eau toute ma vie, je suis très sensible à l’enjeu de sa préservation pour le futur. Aujourd’hui, malgré l’accord de l’ARS (Agence régionale de santé), le chantier occasionne quantité de travaux de minage qui peuvent altérer la ressource. Les écoulements du régime hydraulique sont bousculés...  » Des problématiques auxquelles il faut rajouter la création de « retenues collinaires » (soit des lacs artificiels) pour alimenter les canons à neige en pleine expansion.

Une majorité de travailleurs détachés sur le chantier

S’il s’agit d’un chantier au très gros budget (148 millions d’euros), l’ambition première n’est pas – loin s’en faut – de garantir des conditions de travail optimum pour les travailleurs. On l’a déjà dit : la pression est grande pour tenir les délais, le chantier tourne au moins six jours sur sept, les jours fériés ne sont pas chômés, certaines équipes travaillent de nuit, etc. Mais concrètement qui travaille ? Des locaux ? Pas beaucoup, à part dans le montage de pylônes. Si les entreprises sous-traitantes sont du coin, elles peinent à trouver des ouvriers motivés pour aller bosser dans ces conditions (altitude, éloignement, froid, etc.) pour des salaires aussi peu reluisants. Selon un de nos interlocuteurs, dans tous les métiers du bâtiment, «  à peu près 80 % des travailleurs sur le chantier du Jandri sont des travailleurs détachés », venant essentiellement d’Europe de l’Est. «  Dans tous les chantiers de montagne, les frais de déplacement font que ça coûte plus cher aux entreprises d’embaucher des locaux que des travailleurs détachés. » Ces derniers, s’entassant généralement dans des petits apparts de station pour réduire les frais d’hébergement, bossent deux mois en France avant de retourner deux semaines au pays, puis de revenir… pas pour profiter de la poudreuse, mais pour réembaucher en station. Ce n’est pas nouveau : les ouvriers construisant les stations de ski n’ont pas les revenus suffisants pour ensuite faire partie des clients...



Grosses magouilles, perquisitions et enquête en cours

En dehors des multiples enjeux environnementaux du Jandri 3S, ce projet est aussi au centre d’une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Grenoble. La raison ? Les soupçons de « favoritisme » de la part de la mairie des Deux Alpes dans l’attribution de la délégation de service public de son domaine skiable à la Sata, aux dépens d’une filiale de la Compagnie des Alpes qui l’exploitait jusque là. Au cœur de cette affaire politico-judiciaire, largement couverte par les médias Place Gre’net et L’Éclaireur – La lettre confidentielle des Alpes, on soupçonne la Sata d’avoir volontairement sous-évalué le budget de la construction du 3S pour remporter le marché. Il faut dire qu’ils avaient annoncé un coût de 69 millions, soit deux fois moins que les estimations actuelles (148 millions) malgré les gros mensonges – encore une fois – de Fabrice Boutet : « C’est le plus gros chantier des Alpes jamais réalisé. En terme de performance technique. C’est une enveloppe globale de 148 millions d’euros, c’est quelque chose qui faisait complètement partie de notre contrat de DSP » (vidéo du Daubé, 17/04/2024). Aujourd’hui, un des questionnements est de savoir si la Sata aura les reins financiers assez solides pour aller au bout. Des contribuables des Deux Alpes s’inquiètent, depuis que leur commune a signé un « crédit-bail » avec la Sata, se portant garante auprès des banques pour des remboursements de l’ordre de 10 millions d’euros par an… En attendant, la justice avance lentement : le 5 février dernier, la mairie des Deux Alpes et le siège de la Sata ont été perquisitionnés. Peu de chances néanmoins que le moindre procès se déroule avant l’ouverture du nouveau Jandri...

Daubé + Sata = amour

Le quasi-silence du Daubé sur le « fiasco » des pylônes, et sa bienveillance générale envers cet énorme chantier, est symptomatique de son parti-pris permanent pour l’industrie du ski. À ce propos, une belle enquête vient de sortir dans le média en ligne Blast (15/03/2024), Montagne : Le Dauphiné libéré sous l’emprise de l’industrie du ski, sorte de nouvel épisode de notre feuilleton Pourquoi Le daubé est-il daubé ? Des témoignages de journalistes racontent la pression mise pour parler positivement du ski, notamment depuis l’arrivée du nouveau PDG Christophe Victor en 2022. « On a commencé à remarquer des papiers modifiés pour ne pas trop évoquer le manque de neige  » raconte une journaliste. Une autre déclare : « Certains collègues disent clairement qu’il faut aider les stations. Ce point de vue est porté par les chefs, qui n’ont pas envie de se causer de soucis ou de fâcher l’ESF (école de ski français). » Et pour cause : le journal a noué plusieurs partenariats avec le puissant Syndicat national des moniteurs de ski français (SNMSF) et sa filiale ESF et compte son ancien patron, Gilles Chabert, aujourd’hui conseiller montagne de Laurent Wauquiez, parmi les membres de son conseil d’administration. Le partenariat le plus scandaleux est certainement le développement du site « Mon séjour en montagne  », «  plateforme de réservation de vacances au ski gérée par… l’ESF et alimenté par des journalistes du Dauphiné ! Le trio à sa tête se révèle une belle incarnation de ce mélange des genres. Bien que domicilié au siège du Dauphiné Libéré, ce média est présidé par Éric Brèche, le président du SNMSF. Son directeur général est Christophe Victor, qui occupe le même poste au Dauphiné. Le directeur de la publication est Jérémie Noyrey, directeur adjoint de l’ESF-SNMSF, et fils de Jean-Yves Noyrey, à la fois maire de l’Alpe d’Huez et président de la Sata, le deuxième exploitant de domaines skiables en France. » Tiens donc, la Sata, ne serait-ce pas le constructeur du Jandri 3S ?