Accueil > Décembre 2011 / N°13

«  Ce qui m’intéresse, c’est que les élèves se posent des questions  »

MINATEC : travailler pour sans être d’accord avec

Cinq ans après son inauguration, que se passe-t-il à Minatec ? Si le lancement du premier pôle européen pour les micro et nanotechnologies avait fait grand bruit, opposant les vivats de la communication et les huées des anti-nanos, depuis on n’en parle pas beaucoup.
Dominique et Camille [1] sont enseignants-chercheurs à Phelma, une école de l’INPG (Institut National Polytechnique de Grenoble), dont les locaux font partie de Minatec. Mais s’ils travaillent dans Minatec, ils ne sont pas pour autant «  pour   » le développement des nanotechnologies.
Comment gèrent-ils cette contradiction ? Que savent-ils de Minatec ? Quelles positions ont les autres enseignants et les élèves ? Quel genre de questions se pose-t-on à Minatec ?
Réponses dans cet entretien.

Vous m’avez prévenu que vous n’aviez aucun scoop à délivrer sur Minatec. Vous êtes sûrs ?

Dominique : Il faut d’abord préciser ce que l’on entend par Minatec. Pour nous Minatec, c’est avant tout des bâtiments. Personnellement je ne sais pas tout ce que cela abrite. Ce n’est pas si visible que ça, même de l’intérieur. Par exemple, je ne sais pas ce que font les start-up hébergées dans les locaux de Minatec. Je sais qu’il y a une fondation Nanosciences dans nos bâtiments mais je ne sais pas bien ce qu’ils font. Je sais aussi qu’une partie de Minatec est dans l’enceinte du CEA, mais je n’y suis jamais entré. Il y a des personnes embauchées directement par Minatec mais très peu il me semble. Et ce sont essentiellement des gens qui font de la communication, s’occupent du site internet, du journal de Minatec, des films de communication, et qui organisent les événements publics. Nous, en tant qu’écoles d’ingénieurs ou que laboratoires, nous utilisons les locaux mais sommes complètement indépendants de la structure. Et on n’enseigne finalement que peu de choses qui sont directement liées aux nanotechnologies.

Camille : On n’est pas au courant de grand-chose. Par exemple l’existence du laboratoire Clinatec, moi je l’ai apprise en lisant Le Postillon alors qu’on travaille juste à côté.

Qu’est ce que vous pensez du développement des nanotechnologies ?

Dominique : Les nanotechnologies, comme d’autres technologies, je ne trouve pas que ce soit mal ou gênant par principe. [...] Mais quand même je trouve qu’on ne se pose vraiment pas assez de questions. Donc si on me demande mon avis en tant que citoyen, dans notre société, je me positionnerais contre le développement des nanotechnologies. Il y a un tel lobbying pour que ça avance vite que je me dis qu’il faut que les citoyens freinent des quatre fers pour que peut-être un jour on commence à s’interroger.

Camille : Dans d’autres domaines, on a du recul, les pesticides, l’amiante, le nucléaire, on a vu comment ça c’est passé, comment on nous l’a vendu et quels ont été les résultats. Et j’ai l’impression que les nanos ça va faire la même chose. [...] Un bon scientifique devrait se demander : cette innovation technologique, qu’est-ce qu’elle apporte de positif  ? De négatif  ? Est-ce que ça vaut vraiment le coup de la développer  ? Ça ne devrait pas être vu comme extrémiste de penser juste ça... Malgré tout j’ai quand même l’impression qu’il y en a pas mal, parmi nos collègues, qui partagent cet avis là, qui se disent que du point de vue scientifique ce n’est pas très propre.

C’est-à-dire que même les salariés de Minatec ne sont pas à fond pour les nanos ?

Dominique : Non, ça dépend. Je crois que les gens sont prudents, trop prudents et préfèrent ne pas s’impliquer. On entend souvent des collègues avoir un discours du type : «  on ne sait pas trop quels sont les risques, il existe manifestement des preuves qui montrent que ça peut être dangereux, d’autres qui montrent le contraire, mais tu sais, moi, je ne suis pas spécialiste du domaine  ». C’est cette non-prise de position qui est gênante. […] Ils disent «  moi je ne sais pas, je ne suis pas assez connaisseur  ». Et les élèves ont le même point de vue. Quand on leur demande «  qui, d’après vous, doit prendre des décisions liées à l’encadrement des progrès scientifiques  : des scientifiques, des politiques, des industriels, toute la population  ?   », la majorité répond «  Ce n’est pas possible de soumettre ce genre de question à un referendum  ! Je ne veux pas qu’on me demande mon avis parce que je n’y connais rien !  ». Et ça pour moi c’est choquant car si nos élèves, nos collègues, considèrent que ce domaine est trop compliqué pour qu’ils prennent position, je ne vois pas qui pourrait être mieux à même de le faire. En tout cas pas nos politiques.

Camille : Si les scientifiques disent ne pas avoir d’avis ou ne pas savoir c’est aussi parce qu’ils sont très spécialisés dans un petit domaine hyper-pointu qui finalement a très peu d’implications directes au regard de l’ensemble. […] On entend aussi beaucoup le discours : «  Moi je suis un scientifique donc les utilisations qui en seront faites, c’est pas moi qui suis responsable  ». C’est assez cynique.
Dominique : Quand même, on est de plus en plus confrontés à des faits alarmistes comme Fukushima pour le nucléaire par exemple. Et nos collègues sont des gens intelligents, peu de gens osent dire «  je suis à fond pour et je ne me pose pas de questions  ». Mais dans les faits je crois que peu de gens remettent en cause ce qui touche directement à leur domaine de recherche. Et surtout, je crois que peu font part de ces questionnements aux élèves. […] Un exemple, nos élèves ont des cours en salles blanches. Ce sont des pièces où la concentration en impuretés est maîtrisée, où l’on supprime toutes les particules étrangères type poussières, c’est dans ce type de salle que l’on fait les puces des téléphones portables par exemple. Cet équipement coûte très cher : au moins 100 000 euros pour certains appareils à l’intérieur. Les étudiants qui rentrent là-dedans, on leur parle de très belle physique, on leur explique les super-machines qu’ils utilisent, c’est vrai que c’est impressionnant, mais jamais on ne leur dit «  demandez-vous pourquoi on fait cela, quel est le coût d’une installation comme ça, demandez vous combien ça consomme d’eau, ce que cela rejette   »... Ce qui m’intéresse moi, c’est que les élèves se posent des questions. Ils n’ont pas du tout l’habitude. Ils ne se sont en général jamais posés de questions. Ils ont peu de sens critique. […] Il y a deux ans, PMO (Pièces et Main d’Oeuvre) est venu faire une manifestation à Minatec, pendant la Fête de la science, il me semble [2] , ils sont venus dans les salles de cours, plusieurs collègues les ont laissé prendre la parole pour exposer leur point de vue. Ça s’est plus ou moins bien passé. Le fait que des gens crient très fort et arrachent des extincteurs ça a marqué les élèves négativement. Mais ce que j’ai trouvé drôle et intéressant, ce sont les discussions que j’ai pu avoir avec certains élèves plusieurs semaines après. Certains m’ont dit, pleins de bonne volonté, «  Mais comment c’est possible que des gens soient contre Minatec, les nanos  ? Finalement c’est juste de la recherche scientifique  ». Ils ont 21 ou 22 ans et au fond ils ne comprennent simplement pas. On ne leur a jamais dit qu’il y avait des questions à se poser, qu’il était possible de s’opposer au développement d’une technologie, même en tant que scientifique. Ce que je veux c’est, sans leur donner directement mon opinion personnelle, leur donner des éléments de réflexion pour qu’ils se posent eux-mêmes des questions. Pour qu’ils comprennent qu’il y a des problématiques et qu’en tant que scientifiques, ils sont obligés de s’interroger, de considérer les problèmes éthiques et ceux des applications. [...] J’essaie de leur faire comprendre que les gens qui sont contre ne sont pas «  des débiles   » ou des ignorants.

Normalement c’est juste de la communication, de la propagande, qu’on leur enseigne à propos des nanos   ?

Dominique : Non, ce n’est pas ce que je dis. Simplement c’est un discours sans interrogation. Les enseignants n’ont pas forcément un discours «  pro  » mais juste un discours scientifique sur «  qu’est-ce que c’est une nanoparticule  » et ça ne va souvent pas plus loin.

Camille : Je me demande si tout ça c’est pas surtout dû à la nouvelle manière de fonctionner du monde scientifique. On fonctionne sur l’appel à projet à très court terme. On est obligé de proposer des trucs applicatifs. Donc il n’y a pas de questions à se poser, si on veut avoir des financements il faut que ça marche. Ce n’est pas étonnant que ce fonctionnement-là se retrouve dans l’enseignement. On va juste apprendre aux étudiants «  on peut faire ça comme-ci ou comme-ça   », point barre. Le questionnement qui devrait être la base de la science n’existe pas ou peu. [...] Au fond Minatec pour moi, c’est juste une vitrine pour accueillir des investisseurs extérieurs, pour que les élus puissent dire «  Regardez ce qu’on a fait : venez, donnez des sous  ». Et c’est peut-être ça qui pose le plus de problèmes : d’en être arrivés à faire quelque chose non pas pour son contenu mais pour la com’ que l’on peut faire autour, pour l’image. C’est ça qui est le plus «  nécro  » et qui justifierait le terme nécro-technologies. La racine du mal si on veut, c’est pourquoi c’est fait. Au final le but n’est pas «  faire de la recherche  », c’est pas «  comprendre le monde  » mais c’est plutôt «  faire un gros bâtiment pour attirer des gens pour faire une mégalopole   ». C’est quelque chose dont on ne débat jamais. Si on dénouait ce nœud-là ça dénouerait tout le reste.

Dominique : à l’école et à Minatec, on a peur du débat, en tout cas peur d’un éventuel débordement. On ne veut pas faire de vagues. Après il y a quelque chose qui fait peur aux gens, moi le premier, c’est qu’à Grenoble, dès qu’on parle des nanos ça monte... des deux côtés : à la fois des gens pour et contre... et on n’a pas beaucoup d’espace de discussion dans ces domaines là, qui soient sains et simples. Et du coup on n’en parle pas même si on se pose des questions.

Comment vous voyez votre rôle de prof là-dedans ?

Dominique :
Même si j’adore mon métier, j’ai besoin de me justifier un peu de travailler là. Ça ne colle pas complètement avec mes idéaux et mes convictions, d’aller bosser à Minatec. Mais je me dis que je suis une des personnes qui obligent les élèves à s’interroger, qui a un discours un peu différent et qui les incite à aller voir des choses un peu alternatives, qui les dérangent, parfois... Et rien que ce discours-là ça les réveille un peu. La lueur d’espoir, c’est qu’ils sont plutôt réceptifs au questionnement.

Camille : Ce qui me poserait problème, plus que le fait de travailler à Minatec, c’est le fait d’avoir toujours été relativement privilégié et maintenant d’enseigner à des privilégiés et de me dire que je n’ai pas vraiment d’autres alternatives. Vu ma formation, l’enseignement et la recherche sont la «  seule  » option et je ne me sens pas capable de changer radicalement, par exemple aller élever des moutons sur le Vercors. Ma contradiction c’est que j’ai plein de belles convictions mais à côté j’enseigne à des privilégiés dans un contexte privilégié. Mais je ne fais pas ça à contre-coeur, et je me dis que je forme un petit peu leur esprit critique en les interrogeant sur le sens et l’importance des innovations ou sur la provenance et le prix des matériaux par exemple. J’essaie de leur inculquer des idées de limites. […] Le peu qu’on va essayer de leur inculquer d’esprit critique, c’est déjà beaucoup par rapport à leur niveau de départ.
Je me dis que peut-être j’en fais se questionner 5% et qu’ils se diront «  Ah oui, il y a de quoi débattre, critiquer, avancer différemment   ». C’est déjà bien. Eh oui... il faut vivre avec ses contradictions.

Notes

[1pseudonymes

[2NDR : Cette action réalisée le 20 novembre 2009 n’a pas été revendiquée par PMO mais par un groupe nommé «  algunos antinanos  ».