Quand le Val de Susa déraille
Lyon-Turin : des Italiens sortent du train-train quotidien
Mais que fait la Région ? Les élections sont passées mais les grands projets restent. Parmi ceux-là, le Lyon-Turin, un des plus gros chantiers d’Europe, que la région Rhône-Alpes arrose de quelques 400 millions d’euros.
Au retour d’un périple au côté des opposants « Notav », la branche franco-italienne du Postillon nous dresse un topo de ce pharaonique projet et de la résistance qu’il rencontre.
Deux cents kms de voies ferrées, 120 kms de tunnels, 15 ans de travaux, coût total : 25 milliards d’euros. C’est le projet démesuré de la liaison ferroviaire Lyon-Turin combinant transport de marchandises et voyageurs. Un des plus grands chantiers européens actuels né dans les années 80, et décidé par un accord franco-italien en 2001 pour une mise en service en 2023.
Mais à quoi bon ? Pour faire gagner 2 heures aux voyageurs entre Lyon et Turin ? Le projet « grande vitesse » de départ, difficilement défendable, a été repeint en vert : le principal argument aujourd’hui est donc de mettre les camions sur les wagons (jusqu’à 40 millions de tonnes de marchandises par an) pour désengorger les vallées savoyardes. Plus sûr, plus vite, plus écologique : circulez, y’a rien à redire.
Vraiment ? Pourtant, d’après la CIPRA [1], des aménagements sur la ligne historique (tunnel ferroviaire du Fréjus, aujourd’hui sous-utilisé) permettraient de transférer au rail les 20 millions de tonnes qui empruntent aujourd’hui les tunnels du Mt-Blanc et du Fréjus, pour 1 milliard d’euros. Le trafic de camions à travers les Alpes savoyardes stagne depuis 10 ans, et emprunte plutôt les nouvelles « autoroutes ferroviaires » suisses (Lötschberg et futur St-Gothard), voire les futures « autoroutes maritimes » pour contourner les Alpes par la Méditerranée. Enfin, rien n’a été fait en France jusqu’ici pour encourager concrètement le report des camions sur les trains.
Ce qui n’empêche pas tou.te.s les élu.e.s rhônalpins, Verts compris, de clamer que le Lyon-Turin est « incontournable » [2], « le chaînon manquant de l’axe stratégique Lisbonne-Kiev » [3]. Pour offrir cette autoroute ferroviaire au capitalisme, tous les politiques se cotisent : l’Union Européenne payera 27% des 8 milliards du tunnel international, l’Etat français une somme quasi-identique et l’Italie le reste. Quant à la partie française du projet (tunnels sous la Chartreuse nord et Belledonne, infrastructures ...), elle est copieusement soutenue par la région Rhône-Alpes (400 millions euros) et les autres collectivités (175 millions euros) [4].
Premier bénéficiaire de cette pluie d’euros, le BTP français. Les excavatrices ont déjà commencé à grignoter la montagne : trois « descenderies » de reconnaissance reliant la Maurienne au futur tunnel ont été creusées, engloutissant plus de 500 millions d’euros et recrachant 1 million de mètres cubes de déblais. C’est que le temps presse, il faut commencer à creuser ce fameux tunnel transfrontalier début 2011 au plus tard, pour respecter le calendrier imposé par l’Union Européenne...
Rassemblé.e.s sous le slogan « No Tav ! » (tav= tgv), les habitant.e.s du Val de Susa, où débouche le tunnel transfrontalier, s’opposent depuis 20 ans au projet. En novembre et décembre 2005, ce mouvement massif et populaire, tous âges et catégories sociales confondus, s’est physiquement opposé aux premiers sondages : manifs géantes (80 000 personnes), occupation de sites de chantier, blocages de routes... les foreuses ont dû faire demi-tour, ainsi que les centaines de policiers et gendarmes qui leur ouvraient violemment le passage.
Les NoTav refusent que leur vallée, déjà parcourue par une ligne de chemin de fer et une autoroute, encaisse un bétonnage de plus qui la transformerait définitivement en « couloir de service industriel ». Avant que les camions ne défilent sur les trains (300 par jour prévus...), ils défileront pendant 15 ans jour et nuit sous leurs fenêtres, chargés des roches du massif de l’Ambin riches en amiante et en uranium (15 millions de tonnes de déblais prévus)... Sont aussi dénoncés les énormes intérêts du BTP et de la mafia dans ce projet à la fois inutile, coûteux et nuisible. Qui vont aussi sacrifier leurs transports ferroviaires de proximité.
A la grande vitesse et à l’occupation policière de leur territoire, ces opposant.e.s répondent « slow food » et convivialité ! Suite aux affrontements de 2005, cinq cabanes (les « presidios ») ont été construites sur différents sites de sondage. Les militant.e.s s’y relaient nuit et jour, attendant de pied ferme les machines de sondage sous très haute « protection » policière. Dans une même soirée, on peut y croiser une maire, un instit et ses enfants, quelques mamies pétillantes, de jeunes anarchistes, un menuisier, un vieux chasseur. Ici, chaque jour on festoie, on chante, on s’organise, on s’informe, et chacun.e peut venir dormir. Ni l’incendie de deux « presidios » cet hiver, ni le tabassage de deux manifestant.e.s par la police en février 2010, n’entament la joyeuse détermination des résistant.e.s du Val de Susa. Pas plus la prise de distance récente des maires de nombreux villages avec le mouvement ; « De toute façon nous ne croyons plus en aucun parti politique, ils sont tous pro-Tav » nous confie Mariano, avant de conclure fièrement : « Le mouvement No Tav n’a pas de chefs ! ». Ce qui résonne avec cette phrase d’Alberto : « Notre plus grande force, c’est d’être désorganisés ».
« Sarà dura ! » : « ce sera dur » au TGV Lyon-Turin de passer par notre belle vallée, clament drapeaux et pancartes. Espérant bien que le projet tombe en panne sèche de financements, et qu’une réelle opposition naisse aussi de l’autre côté de la frontière.
Notes
[1] Commission Internationale pour la Protection des Alpes, ensemble d’associations européennes de défense de l’environnement
[2] Gérard Leras, président du groupe Verts au conseil régional Rhône-Alpes, déc 2005
[3] Bernard Soulage, premier vice-président du conseil régional en charge du dossier, 2005
[4] Protocole de financement Etat-collectivités signé en mars 2002
http://www.123savoie.com/article-45625-1-liaison-ferroviaire-lyon-turin.html