Accueil > Automne 2024 / N°74

Le Postillon fait l’actu

Luttes victorieuses pour la libération des cailloux ?

On croyait pourtant avoir tout bien fait. Dans notre combat homérique pour être le plus loin possible de toute forme d’actualité, on avait frappé un grand coup. La Une de notre numéro soixante-treize titrait « Libérez les cailloux ! ». À l’intérieur, quatre pages parlant exclusivement de pierres, et de tous les enjeux que leur exploitation recoupe. Ah ah ah ! Bien malin celui qui trouvera un sujet aussi obscur et éloigné du flux d’actualités toutes plus tragiques, sexy et/ou accrocheuses les unes que les autres. (...) Et puis patatras. V’là-t’y-pas que l’actualité, contre toute attente, vient nous coller au cul. Le 20 juin, des millions de mètres cubes de cailloux se « libèrent » dans la haute vallée du Vénéon (en Oisans) et rasent en quelques heures la plupart de la cinquantaine de maisons du hameau de la Bérarde.

On croyait pourtant avoir tout bien fait. Dans notre combat homérique pour être le plus loin possible de toute forme d’actualité, on avait frappé un grand coup. La Une de notre numéro soixante-treize titrait « Libérez les cailloux ! ». À l’intérieur, quatre pages parlant exclusivement de pierres, et de tous les enjeux que leur exploitation recoupe. Ah ah ah ! Bien malin celui qui trouvera un sujet aussi obscur et éloigné du flux d’actualités toutes plus tragiques, sexy et/ou accrocheuses les unes que les autres. Quelques jours après la parution de notre numéro : paf ! Le rassemblement national arrive en tête des élections européennes, Macron dissout l’Assemblée nationale, des élections législatives vont avoir lieu début juillet et s’enchaînent avec les Jeux Olympiques. Cette fois, c’est sûr et certain : on va être complètement à côté de la plaque pendant toute la durée de vente de notre numéro. Ouf ! Aucune chance qu’on parle de nous et de notre rébarbatif dossier sur X/Twitter, ni qu’on soit cités dans la revue de presse de France Inter. Encore un coup de maître et un plan qui se déroule sans accroc.
Surtout que cela ne nous aurait pas coûté cher de raccrocher au moins symboliquement notre dossier à une des actualités du moment. Un lecteur a trop vite lu notre Une « Libérez LE caillou » et s’étonnait que notre journal local parle de la lutte des indépendantistes kanaks, le « Caillou » étant un des surnoms de la Nouvelle-Calédonie, dont le sol est très riche en nickel (ce qui est une des raisons de l’obstination impérialiste française). On s’est sentis cons face à sa remarque : on n’avait même pas pensé à faire une petite dédicace à la lutte pugnace et durement réprimée des Kanaks, dont les leaders sont scandaleusement détenus en France métropolitaine. Voilà ce que c’est d’être bêtement obnubilés par le local : bien sûr qu’il faut libérer les cailloux ET le Caillou.

Même ça on l’avait raté. On se croyait donc tranquillement à l’abri de tout
à-propos, ne pouvant que recevoir d’obscurs conseils de lecture de la part d’une lectrice plus cultivée que nous, nous recommandant le (presque bien nommé) Roger Caillois «  l’homme qui aimait les pierres  » et qui a beaucoup écrit dessus : « Les pierres sont devenues pour moi non seulement un exemple de poésie, mais presque un modèle. J’ai défini une fois la poésie comme l’immuable dans l’inépuisable, eh ben c’est un peu ce que je trouve dans les pierres, immuables par nature et inépuisables par les rêveries auxquelles elles prêtent.  »
Ou des remarques de la part d’un prof de SVT déçu qu’on utilise le terme « caillou » trop enfantin et pas assez scientifique à son goût. Avouez que ce n’est pas avec ce genre de considérations qu’on risque de se retrouver en tête des tendances.

Et puis patatras. V’là-t’y-pas que l’actualité, contre toute attente, vient nous coller au cul. Le 20 juin, des millions de mètres cubes de cailloux se « libèrent » dans la haute vallée du Vénéon (en Oisans) et rasent en quelques heures la plupart de la cinquantaine de maisons du hameau de la Bérarde. Stupeur et effondrement. C’est comme une immense avalanche, mais à la place de la neige, il y a des milliards de cailloux. La route est emportée à de multiples endroits, les vingt-cinq kilomètres de la vallée interdits à la circulation pendant tout l’été. Du jamais vu ces dernières décennies. Trois semaines après notre appel à « libérer » les cailloux. COMME PAR HASARD. Outre ce cas extrême, les routes, sentiers et refuges du parc national des Écrins sont touchés depuis l’année dernière – et encore plus en ce début d’été – par de multiples « libérations de cailloux ». Le budget d’entretien des sentiers explose, dépassant largement les capacités de financement du parc.

Mais ce n’est pas fini. L’actualité ne veut décidément pas nous lâcher les basques et nous poursuit jusqu’au milieu de l’été. Un mois plus tard, le 25 juillet, plus d’un million de mètres cubes de roches dévalent la montagne au-dessus de la commune de la Rivière (pas très loin de Tullins) coupant la très fréquentée route départementale 1532 sur près de 0 mètres. Ého ! On se calme l’actualité ? Un peu plus et c’est du harcèlement… « C’est un carré de 800 m sur 800 m sur une hauteur de 10 à 15 mètres » détaille le vice-président aux routes du Département (très occupé ces derniers temps). La route est coupée pour de longs mois, entraînant la saturation des autres axes et de gigantesques travaux. Une fois de plus, il s’agit d’un évènement inédit. Serge Taboulot, président de l’Institut des risques majeurs, affirme dans Libération (26/07/2024) : « Le volume de roches en jeu est d’une ampleur monstrueuse, hors norme. Le fait que cela arrive aussi bas, aussi près de la vallée de l’Isère et que ça coupe cette départementale, c’est du jamais-vu.  » Sept semaines après notre appel à « libérer les cailloux ». HASARD, COÏNCIDENCE ?

Cet enchaînement de faits nous a valu quelques réactions amusées et plus ou moins fleuries, comme celle de ce lecteur : « Eh ben le front de libération des cailloux, on les entend moins que les Soulèvements de la terre, mais comme aurait dit mon grand-père Pierre, au moins eux c’est pas des branleurs.  »

Jamais une Une du Postillon n’avait eu de répercussions aussi importantes. Il faut donc se rendre à l’évidence : bien malgré nous, nous sommes des oracles, des dénicheurs de tendances ou des « influenceurs » comme on dit maintenant. L’actualité, c’est nous qui la créons ! Alors plein d’idées de futures Unes ou dossiers nous sont venues : « Libérez Le Dauphiné ! » ; « Débranchez tout ! » ; « Internet bas-débit pour tous ! » « Rematérialisation générale ! » « Tout le pouvoir aux communes ! », etc. etc. Enfin ! On allait changer le monde…

Et puis on est redescendu et on a réalisé qu’en fait les évènements évoqués n’avaient rien à voir avec notre dossier. Si on appelait à « libérer les cailloux », c’était pas pour qu’ils rasent des maisons ou des routes, mais pour qu’ils puissent continuer à descendre les fleuves pour aller jusqu’à la mer, permettre à la Camargue de résister à la mer. Pour qu’on repense leur exploitation de plus en plus industrielle et polluante. Pour qu’on ne les entasse plus négligemment dans ces horribles gabions modernes. Pour qu’on les considère avec un peu plus de respect et de tendresse. Celles et ceux qui ne l’ont pas lu, rattrapez-vous : vraiment notre dossier était drôlement instructif.

N’empêche que cette foutue actualité nous oblige à replonger dans le sujet. Si les deux catastrophes sont arrivées à un mois d’écart, elles n’ont pas grand-chose à voir : l’une est complètement naturelle quand, dans l’autre, les responsabilités industrielles sont édifiantes – malgré les efforts des autorités pour les évacuer. Voilà donc le sujet des prochaines pages. Bonne lecture !