Accueil > Février 2010 / N°04

« Loin, large et profond » : La méthode Mactor

«  Jusqu’ici le secret a été bien gardé ». C’est ainsi que Le Daubé évoqua la préparation de Giant lors de sa présentation publique, le 19 octobre 2007. Car Giant – comme les autres grands projets de développement – a été préparé en secret. Puis, après deux ans de réunion où tout a été planifié, le projet Giant a été présenté aux élus et aux habitants, enrobé de grandes phrases : «  Rien n’est décidé  », «  tout sera fait en concertation avec les habitants  », «  ce projet est le vôtre  »...

Comment a-t-il été préparé ? Quels sont les outils disponibles pour les industriels voulant imposer un grand projet de développement ? Suite à quelques recherches et à des discussions avec une personne salariée d’une entreprise de consulting [1], nous avons découvert l’un d’eux : la méthode MACTOR.

Mactor, ou Méthode-ACTeurs-Objectifs-Rapports-de-force, fait partie du vaste domaine de la «  prospective  », une discipline indispensable au capitalisme sous sa forme actuelle puisque c’est sur elle qu’il s’appuie pour continuer à inonder le marché de produits dont nous n’avons aucunement besoin, mais qui boostent encore la croissance. Son précurseur et inventeur du terme de «  prospective  », Gaston Berger, lui avait trouvé un slogan qui fait frémir : voir «  loin, large et profond  ».

Utilisée au sein des cabinets de consultants embauchés par les lobbys industriels, MACTOR est une méthode axée autour d’un logiciel, qui répond au besoin d’orienter les élus, les partis, les associations, et de faire accepter aux habitants le développement d’un projet sur un territoire donné. Elle permet de fournir un ensemble d’informations précieuses sur la conduite à tenir avec ces acteurs pour la mise en œuvre d’un projet comme Giant.

Quelques ingrédients de la recette

1. La méthode traite des enjeux et objectifs stratégiques des acteurs eux-mêmes, au regard de leurs propres finalités. Pour cela, elle définit des typologies d’acteurs, c’est-à-dire qu’elle classe les personnes ou groupes de personnes qui ont un certain pouvoir sur le territoire, en fonction de deux critères essentiels  : la capacité à influencer le système, et la dépendance au système. «  On aura par exemple "les élus carriéristes" (rapport de force important dans le système : on a là Fioraso (députée et adjointe à l’économie, à l’université et à la recherche de la ville de Grenoble) , "les élus à l’écoute" (volonté d’être utile, de répondre aux besoins mais rapport de force faible dans le système : le cas d’Yves Contreras, adjoint à Fontaine, par exemple), "les citoyens indépendants" (critiques par rapport au système, mais dans une position faible, car isolés), "les entrepreneurs tactiques" (stratèges, personnalités hors norme, goût du risque, rapport de force considérable, car à la fois très influents dans le système et très peu dépendants du système : le cas parfait de Jean Therme), les "militants" (la plupart du temps très faiblements influents dans le système, à l’exception de territoires particuliers)  ». Bref il existe plusieurs typologies d’acteurs, auxquelles sont associés un certain nombre de finalités et d’objectifs.

2. Ensuite elle positionne les acteurs par rapport aux objectifs du projet qui auront été préalablement définis. «  Bien évidemment à ce stade, personne ne doit être au courant et surtout pas les habitants, qui ne seront consultés qu’après avoir défini les différentes stratégies à adopter en fonction de l’évaluation des conflits possibles  ». Il s’agit là d’enregistrer les positions favorables, défavorables ou indifférentes des acteurs par rapport aux objectifs du projet.

3. Puis elle recense les alliances et les conflits possibles en dénombrant les objectifs sur lesquels les acteurs sont en convergence ou en divergence, ce qui permet de définir par exemple des tactiques qui auront pour objet de faire s’opposer des acteurs sur des points tout à fait mineurs du projet, alors même qu’ils auraient des intérêts convergents à défendre sur des points pourtant essentiels. «  On évalue toujours le rapport de force entre acteurs : ça c’est très important ! On évalue leurs capacité à s’influencer les uns les autres. On établit une matrice structurelle entre acteurs pour rendre compte de leur capacité à influencer ou à être influencés  ».

Définir des tactiques, anticiper les réactions

Tout le travail d’un consultant - («  1500 euros par jours pour un consultant E&Y ou Algoe, jusqu’à 4000 euros par jour pour un consultant du Boston Consulting Group  ») consiste à analyser les enjeux stratégiques des acteurs et de leurs rapports de force dans un système territorial, d’anticiper leurs réactions au regard des objectifs du projet, et de définir une tactique, c’est à dire une réinterprétation «  à la marge  » des objectifs du projet, pour qu’il soit acceptable. «  Par exemple : faire toute la communication de Giant sur le fait que l’on inventerait ici un nouveau quartier de ville ce qui est bien évidemment une aberration, sauf peut-être à investir des milliards d’euros, mais là ce ne serait plus financièrement acceptable  »… En réalité ce qui est créé ici, ce n’est pas un quartier pour la ville, ni dans la ville, mais un quartier contre la ville. «  À noter également : la tactique comporte toujours deux ou trois scenarii en fonction de l’évolution du contexte, de la réaction "d’éléments perturbateurs", "d’éléments imprévus" par la stratégie originelle  ».

Et c’est là que les stratégies de marketing territorial prennent tout leur sens, bien au delà des questions d’image (on pense aux tours prévues sur la presqu’île, ultra bling-bling), de marque (comme le nom Giant) et de slogan (Grenoble université de l’innovation), mais surtout autour de l’extrême importance des discours narratifs, des mises en récit et des mythes qui sont véhiculés par le projet lui même. «  Le projet Giant regorge de mythes, à commencer par l’idée même "d’excellence", qui est omniprésente dans les discours, sans que bien évidemment personne ne soit capable de définir ce qu’est l’excellence. C’est du marketing et çà participe au fameux "recadrage mental des individus". Le projet Giant véhicule bien d’autres mythes, utopies ... à vous de les démasquer  ».

Leurs stratégies les trahissent

Les économistes contemporains, en observant les structures modernes des marchés, ont identifié une mutation très récente du capitalisme : ils décrivent un monde où l’usine est remplacée par le réseau ; où la force de travail n’est plus le centre stratégique de la production de richesse ; où les sources du profit sont désormais immatérielles. Le capitalisme industriel reposait sur la machine, le capitalisme tardif se confondra avec les technologies de maîtrise de l’information et de la communication. On voit à travers l’exemple de MACTOR où réside désormais le pouvoir  : il n’est pas dans les mains des élus, qui sont considérés comme des «  acteurs  » parmi tant d’autres  ; il est encore moins dans celles des habitants. Il réside dans les informations qui permettront à celui qui les détient d’imposer n’importe quel projet industriel, et de remodeler la ville en fonction de ses besoins.

Or on nous rabâche souvent que le développement industriel crée de l’emploi et produit de la richesse, mais si tel est le cas pourquoi faut-il en passer par des méthodes comme MACTOR ? En réalité, leurs stratégies les trahissent : ces projets sont des bombes. Ils sont définis à l’avance selon les intérêts des investisseurs, plaqués sur un territoire en quelques années, s’abreuvant de subventions publiques et défigurant villes et campagnes. Ils ne répondent à aucun besoin social, et finiront par se déplacer vers des marchés plus juteux. En laissant derrière eux des cicatrices indélébiles sur l’environnement social et naturel. « En conclusion : ce que je veux dire, c’est que pour un projet comme Giant, tout a été largement cadré à l’avance, et que le fameux débat démocratique reste évidemment une superbe illusion.... mais là je ne dis que des évidences. »

Giant, un projet avant tout technologique

C’est encore Jean Therme, le patron du CEA-Grenoble et initiateur de Minatec, qui a eu l’idée de lancer le projet GIANT. Son nom – outre de donner une idée de son prix – signifie Grenoble Isère Alpes Nano Technologies. Il a deux objectifs officiels. D’une part, créer un «  MIT à la française  » (Massachusetts Institute of Technology, énorme université et centre de recherche américain basé à Cambridge), c’est-à-dire formater le plus tôt possible les étudiants par les scientifiques et les industriels. Et d’autre part, agrandir le centre ville sur le Polygone scientifique à la mode d’Europole. Mais le premier but de ce projet est de renforcer la visibilité du cluster (regroupement d’entreprises d’un même secteur d’activité) grenoblois, afin de mieux vendre la ville aux investisseurs de tout poil. Et peu importe l’avis et le bien-être des habitants.

Notes

[1Toutes les citations de ce texte sont de cette personne, anonyme pour d’évidentes raisons.