Accueil > Avril-Mai 2017 / N°40

Libérez la santé !

En septembre 2016, après quatre ans de préparatifs, une association regroupant médecins, accueillants, travailleurs sociaux et paramédicaux a ouvert un centre de « santé communautaire » à Echirolles : le Village 2 santé, proche du quartier du Village 2. Alors que la troisième ville de l’agglomération voit ses médecins partir à la retraite sans être remplacés, l’arrivée des « jeunes médecins » est plutôt vue d’un bon œil.

Linda vient chercher sa fille, en plein coloriage après sa séance d’orthophoniste. C’est important de finir ses coloriages alors je tente une diversion : « Je peux vous poser quelques questions ? » Gagné : la môme retourne à ses crayons. En voyant qu’elle arriverait en retard aujourd’hui, Linda avait appelé le centre pour garder un peu sa fille « en toute confiance. C’est plus que de la santé. Ça se rapproche du centre social mais sans assistanat, sans paupérisation. Je pense qu’il va apporter beaucoup au quartier. » Le Village 2 santé a ouvert à Échirolles à la fin de l’été, après quatre ans de réflexion et deux mois de travaux. Quelques particularités le distinguent d’un centre de soins classique. La plus frappante pour nos imaginaires de crypto-marxistes est l’égalité salariale au sein de l’équipe, des travailleurs sociaux aux médecins : onze personnes pour l’instant, qui se réunissent chaque semaine et s’organisent de façon non hiérarchique. Une autre est qu’il se revendique de la santé communautaire : pour faire court, un « système de santé pensé avec et pour toutes et tous » plutôt qu’imposé. Une troisième est que le Village 2 santé a choisi de s’implanter dans un quartier très populaire, longtemps 100 % HLM avec les loyers les plus bas de l’agglo. Dans les anciens locaux de l’ANPE, miraculeusement rendus chaleureux, où le centre s’est provisoirement installé à quelques centaines de mètres du quartier, l’ambiance est singulière : accueillante et combative à la fois. Le centre, « je m’y sens bien », me dit Ratiba qui me cause en attendant que sa fille termine son rendez-vous d’orthophoniste.

Le lieu est ouvert à tous : les seuls proscrits sont les commerciaux des laboratoires pharmaceutiques, qui démarchent les médecins avec des échantillons. « Merci de ne pas insister : Non, c’est non » prévient une affiche qui les bannit pour « des raisons évidentes d’éthique professionnelle et de choix politique ». Dans les faits, un visiteur médical qui entrerait pour s’épancher sur ses conditions de travail insupportables serait sans doute reçu gentiment. On lui offrirait un café et on lui proposerait même de l’orienter vers un conseiller prud’homal. « C’est un lieu refuge, défend Yann : les gens peuvent venir, et déposer des choses. » Une femme a passé la porte un jour parce qu’une infirmière lui avait dit de venir. « Et une minute après elle s’effondrait dans la zone d’accueil. » Elle n’en revenait pas que deux professionnels s’arrêtent pendant trois heures pour l’écouter. « Si quelqu’une a besoin, on prend le temps. »
L’accueil a été conçu avec les habitants. Du plus banal - tables, chaises, journaux, banquettes, livres pour enfants, coffre à jouer - au plus rare : café ou infusion à disposition, tableau blanc et feutres pour recueillir les idées des usagers, affiches sur les murs, messages de prévention ou messages de soutien et de lutte. « Free Palestine. » « Power to the People. » « Refugees Welcome. » Reprenant l’esthétique des paquets de clopes : « L’injustice sociale nuit gravement à la santé. »

Dans l’entrée, signé par toute l’équipe : « Énoncé d’intentions politiques : le système de santé en France n’est pas satisfaisant. […] il est vecteur de nombreuses discriminations. » Sur une table, le programme du centre pour le mois d’avril. Édito lapidaire récapitulant les suicides des personnels infirmiers et les mouvements de grève hospitaliers ces derniers mois, qui conclut : « Voilà la réalité de ce qui se cache derrière les mots “diminution du nombre de fonctionnaires’’, “réduction du déficit’’, “gain de productivité’’, “loi HPST’’, “tarification à l’acte’’, “management hospitalier’’, “rationalisation des pratiques’’, “baisse des charges sociales’’, etc. La santé n’est pas un produit, l’hôpital n’est pas une entreprise, les usager.e.s ne sont pas des client.e.s, la Sécurité sociale est un combat. Et nous, nous sommes en colère... »
Pas banal non plus, le comptoir où Faïza et Alex, les accueillants, reçoivent les usagers à tour de rôle, selon leur planning ou au pied levé. On ne se contente pas de donner des rendez-vous ou de demander des cartes vitales. « Au début les gens étaient même surpris que je leur demande si la consultation s’était bien passée », remarque Faïza. Les premiers jours, personne ou presque : « On en avait des sueurs froides ». La fréquentation n’a fait qu’augmenter. Depuis quelques semaines un des derniers médecins du Village 2 est en arrêt, ça ne désemplit pas : ses patients se tournent vers le centre, comme Azzedine. « C’est amical ici. » Il vient se faire soigner, Yann l’assistant social passe par là : il en profite pour demander un coup de main sur de la paperasse. Ping-pong administratif ordinaire. Beaucoup de gens ne passeraient pas la porte d’un centre social. Ici, au lieu de dire « allez voir une assistante sociale », les médecins peuvent répondre : « Y’a Yann ou Jérémy à côté, vous pouvez lui parler. » Parfois, le médical est un prétexte. « Et on participe à des colloques sur comment se parler entre soignants et services sociaux... » Ça fait marrer Jérémy, qui était éducateur spécialisé avant de rejoindre l’équipe. Ici, lui et Yann sont accompagnants en soins sociaux. Des soignants comme les autres.

On peut entrer ici sans raison. Les usagers viennent pour moitié du Village 2, les autres des alentours. Ratiba vient d’Echirolles ouest, elle a découvert l’endroit comme ça, en accompagnant une amie qui venait y boire le café. « Je me sens comme chez moi, quand ma fille est au basket, je viens. Je suis venue aussi voir la conférence d’une femme médecin qui était venue de Palestine. C’était intéressant. » Il y a aussi des ateliers, des formations au brossage de dents pour les enfants, des rencontres un jeudi sur deux pour parler d’actualité ou de thématiques proposées par des habitants.

Yann repasse par l’accueil. Cinq minutes de pause sur la banquette : « Va falloir qu’on lève le pied, à force de faire des accueils comme ça… on va pas prendre la place du Conseil départemental quand même. » Pour les soins médicaux, il faut prendre rendez-vous, pour les « soins sociaux », l’accueil est inconditionnel. Au département, il faut attendre parfois jusqu’à trois semaines. « On comprend que s’il y a urgence, une situation d’endettement ou quoi, les gens préfèrent venir ici. » Et comment vont-ils lever le pied ? « Bah… le collectif ! » Comprendre : travailler avec le centre social, d’autres assos, monter des ateliers d’autodéfense administrative comme à la BAF (un centre social autogéré à Grenoble), sur des thématiques précises : « Par exemple, plein d’assistantes maternelles ne connaissent pas leurs droits. »

Faïza raconte : « À l’accueil les gens parlent de choses qui semblent insignifiantes dans une consultation. On leur dit que c’est important pour les orienter vers des professionnels adaptés à leur situation. » Elle avait quitté le milieu médical en 2013 : « Si je prenais le temps avec les patients, les médecins m’arrêtaient en disant “là, on gagne pas d’argent’’. » Puis elle travaille dans une boîte de logiciels pour ambulanciers : « On m’emmerdait pas et je gagnais bien ma vie, mais c’était pas l’éclate. » Elle rejoint le projet du centre en route. Finalement son problème, ce n’était pas la santé : c’était le système.

Entre deux consultations, Jessica prend un verre d’eau, vient s’asseoir. Elle est médecin généraliste : après quelques remplacements dans d’autres centres de santé, c’est sa première installation. Va trouver des toubibs qui bossent pour 1600 euros par mois ! Ils sont quatre à se lancer dans l’affaire. Jessica a retourné la question dans tous les sens, mais elle n’a pas trouvé de raison de réclamer plus que les autres. Les études ? C’était une chance de pouvoir en faire, et ses parents ont financé les six années où elle n’était pas payée. « Je vois pas pourquoi en plus j’aurais un gros salaire ». La responsabilité ? « Dans l’imaginaire collectif, tu as la vie et la mort des gens entre tes mains. Dans le quotidien c’est assez rare. Un travailleur social qui bosse dans la protection de l’enfance peut se poser les mêmes questions et rentrer chez lui le soir avec des histoires lourdes. »
Finalement, la seule chose palpable à laquelle ils ont abouti qui mériterait une différence de salaire, c’est le travail le samedi : « Mais c’est pas que les médecins ». Et celui-ci est au bout du compte compensé en jours de congé.

Dans la presse, il y a un précédent célèbre : le journal Libération des débuts versait le même salaire du rédac-chef à la claviste. Quelques années plus tard, toutes les velléités égalitaires et autogestionnaires avaient disparu. Et dans la santé ? Pareil : « Toutes les expériences de salaire égal qu’on connaît dans la santé se sont cassées la gueule. On est humbles par rapport à ça. On réévaluera tous les six mois. Ça peut se casser si certains se mettent à bosser beaucoup en heures sup’. » En attendant de savoir si ça tiendra, on sait déjà ce que ce geste a de fondateur. « Ce truc-là dit quelque chose de nous, j’en suis plus fière que si on avait des différences de salaire de 200 €. J’achète ma qualité de vie, je perds de l’argent mais ça me permet de bosser comme j’ai envie. »

La Sécu et les mutuelles des patients financent l’activité des médecins et paramédicaux, l’excédent permet de mener d’autres chantiers. Benjamin consacre une partie de son temps à la lutte contre les discriminations et violences subies. Il accompagne une usagère dans des démarches contre une salle de sport qui lui a refusé l’entrée parce qu’elle porte le voile. Un juriste du CCIF (Comité contre l’islamophobie en France) a qualifié la discrimination juridiquement. « Elle a dit qu’elle aimerait avoir des excuses. On a envoyé la lettre écrite avec le juriste à la salle de sport et au Défenseur des droits. En général, les gens répondent. On attend... » Au centre la santé se comprend au sens large : une autre usagère a eu un dépassement d’honoraires chez un médecin spécialiste alors qu’elle est à la CMU. « Toutes ces violences entraînent des répercussions sur la santé psychique mais aussi physique. Les gens qui veulent se battre, on les accompagne réellement. »

Un groupe hétéroclite se forme dans la salle d’attente. Deux femmes, puis trois, puis quatre : elle viennent voir Max, le kiné, pour un atelier « j’en ai plein le dos ». « Les prises en charge collectives sont plus conviviales, beaucoup plus agréables pour elles parce que c’est un moment de plaisir plutôt que de soin. Elles sont plus dans le bien-être que dans la recherche de guérison. Quand tu vas te faire « soigner » ça te rappelle toujours que t’as un problème. Cet atelier, je l’ai commencé au centre de rétention à Varces, et je l’ai sorti de la prison pour l’amener ici. »

Bonne gâche, la salle d’attente. C’est au tour de Pauline, l’orthophoniste, de boire un verre d’eau entre deux rendez-vous. Elle est en reconversion, avant de travailler ici, elle était dans l’édition juridique à Paris. Elle a rejoint l’équipe en avril. Tchac, interview express. « La vision du soin que j’ai forgée pendant mes études était plutôt alternative : c’est une rencontre rigolote, on se rejoint vraiment sur le fond. S’organiser pour mener le projet à bien, sans hiérarchie, sans injonction. L’égalité salariale, je trouve ça vraiment super chouette. C’est pas un fonctionnement obligatoire pour avoir la qualité de relation qu’on a, mais je trouve que c’est un bon outil. » Coupez, rendez-vous suivant !

Sur certains besoins, recruter est quasi impossible : beaucoup d’habitants demandent s’il y a un dentiste ou un ophtalmo. « Le matériel coûte trop cher. Ensuite, si quelqu’un vient faire des heures d’humanitaire tout en se payant sa piscine et en roulant en BMW avec son boulot en ville, ça nous intéresse pas. » Plusieurs des fondateurs du centre se sont rencontrés dans l’asso MEDSI (mouvement étudiant pour le développement d’une solidarité internationale) : « Dans toutes les facs de médecine, il y avait des projets humanitaires plus ou moins foireux. Souvent on fait plutôt pire que mieux. Notre propos était de questionner ces pratiques, de dire : si l’envie de voyage est toujours là après, faisons des projets plus petits, moins ambitieux, si on veut faire des rencontres, faisons-les sans le prétexte humanitaire. »

L’idée du centre naît au cours de discussions au sein du réseau MEDSI, d’abord comme une blague. Certains essaient de monter un syndicat d’étudiants dans la santé. Deux arrêtent les études de médecine : Benjamin, qui l’explique dans une conférence gesticulée, s’inscrit en master de philosophie médicale. Alex bifurque vers la socio. Au gré des stages et des déménagements, le groupe éclate mais avec la fin des études, tous convergent à Grenoble « par hasard mais en fait, pas par hasard », dit Jessica. Elle était à Paris, et revient parce qu’elle sait que les autres sont là. Le groupe s’étoffe, démarche l’ARS (Agence régionale de santé), les communes de l’agglo. Certaines sont sourdes au projet, Échirolles est plus réceptive : ce sera Village 2. « Nos imaginaires plaçaient les questions de racisme, de discrimination, de domination plus dans les quartiers populaires qu’en milieu rural, même si ça peut se débattre ! », admet Benjamin. Ça peut se débattre, bien sûr. Tout peut se débattre, au Centre, dont les membres sont arrivés dans le quartier en « position basse ». Pendant un an et demi, ils viennent aux fêtes de quartier, tiennent un stand à la kermesse, font remplir des questionnaires : « Pour mener un vrai projet de santé communautaire, il fallait un diagnostic de l’état de la santé vu par les habitants. Leur demander, “vous, de quoi vous avez besoin ?’’ et pas arriver avec nos gros sabots. On a pris ces propos bruts selon les déterminants sociaux comme le sentiment de justice sociale, l’environnement, le logement… et décidé sur quoi on allait travailler. » Les habitants les englobaient comme les « jeunes médecins ».
En attendant de construire leur bâtiment au cœur du quartier, la mairie leur propose les locaux actuels. À l’inauguration, le maire Renzo Sulli les félicite mais s’interroge comme tout le monde sur le mot « communautaire. » Il a reçu des appels de citoyens qui se demandent si c’est réservé aux musulmans. « On pourrait enlever communautaire », non ? Sylvette Rochas, son adjointe, lui a répondu : « Oui c’est comme dans parti communiste, on pourrait enlever communiste ? » Le maire n’a plus rien dit ; il est justement communiste. Quant au mot communautaire, assimilé en France et à tort au communautarisme, il est employé sans crainte en Belgique, en Angleterre, outre-Atlantique pour désigner ce « système de santé pensé avec et pour toutes et tous »… « Ça fait que trente ans qu’on en parle, c’est encore un peu tôt », ironise Alex.

Avec l’arrivée prochaine de nouveaux soignants, ces locaux seront bientôt trop petits. Yann s’interroge déjà pour les futurs locaux, qui seront bâtis au cœur du quartier Village 2 : « En regardant les plans avec le groupe d’archi, on se dit que là-bas aussi on va très vite saturer ! On veut avoir une conseillère conjugale, un psychiatre… On aimerait penser à d’autres trucs qui auraient un sens dans le quartier, comme une sage-femme. » Jessica enchaîne : « Et s’il y a ici un gros morceau qui manque, c’est l’accès aux soins psycho, parce que c’est pas remboursé. On écoute mais on le fait pas aussi bien que si on était formé à ça. C’est pas mon travail et mes études sont tellement bien faites qu’on m’a jamais appris à le faire. Plein de gens demandent. »

Voilà, c’est le début. Après quatre visites, je suis charmé et mon esprit critique ne trouve rien à se foutre sous la dent. Que dire de plus ? « On n’invente rien », insistent les membres du Village 2 santé. Il y a la Case de santé à Toulouse, « grande soeur » née en 2006 qui a ouvert la voie et essuyé les plâtres. « La Case de Toulouse nous a montré qu’on pouvait intégrer la santé communautaire dans le système de santé français, me raconte Benjamin. Il y a 10 ans, pour la Case, c’était très compliqué, alors qu’on a une fenêtre de tir énorme en ce moment : les Français en veulent aux médecins libéraux qui ne s’installent pas dans les déserts médicaux. C’est plus compliqué pour eux de nous mettre des bâtons dans les roues alors qu’on s’installe là où ils ne veulent plus aller. » Malgré ça, lorsqu’ils cherchent où s’installer, certaines communes les snobent. Quant au milieu médical, leur connaissance en est parcellaire : « On a passé une grande partie de nos études de médecine avec les 2 % qui se posaient des questions. C’est une estimation à la louche, hein ! On reçoit des encouragements de ce petit monde-là. Nous sommes allés rencontrer les médecins d’Échirolles : il y en a qui s’en foutent, d’autres qui sont hyper contents parce qu’ils voient qu’ils sont proches de la retraite et que leurs patients vont pas se retrouver sans médecin traitant. »
Il y a des précédents plus anciens, même à Grenoble : « On a rencontré des vieux médecins qui étaient là à l’ouverture du centre de santé de l’Agecsa (Association de gestion des centres de santé grenoblois), à la Villeneuve de Grenoble. Ils avaient une démarche assez proche de la nôtre au démarrage. Avec le temps, l’aspect communautaire en a disparu. Peut-être qu’on finira comme eux ? »