Accueil > Mai / Juin 2013 / N°20
Lettre À toi, bibliothèque de Grenoble
« Passons en mode numérique » : une bibliothèque dans la poche... rien dans la tête !
Chère bibliothèque de Grenoble,
Détrompe-toi : si je t’écris aujourd’hui, ce n’est pas pour te parler de l’absence du Postillon dans les bibliothèques de Grenoble. D’abord car notre journal est maintenant, après plusieurs mois de suspense, présent à la bibliothèque d’étude et d’information, l’une de tes plus importantes têtes de réseau. Mais aussi parce que cette polémique commence à devenir lassante [1]. Ce dont je souhaite te parler est autrement plus important car il s’agit de l’avenir de la lecture, de la presse et des livres.
Chère bibliothèque de Grenoble,
Détrompe-toi : si je t’écris aujourd’hui, ce n’est pas pour te parler de l’absence du Postillon dans les bibliothèques de Grenoble. D’abord car notre journal est maintenant, après plusieurs mois de suspense, présent à la bibliothèque d’étude et d’information, l’une de tes plus importantes têtes de réseau. Mais aussi parce que cette polémique commence à devenir lassante (1). Ce dont je souhaite te parler est autrement plus important car il s’agit de l’avenir de la lecture, de la presse et des livres.
Mais tout d’abord, permets-moi de te dire, bibliothèque de Grenoble, que je t’aime. Quand je pense à toi, je songe avant tout à ces bons moments passés en ton sein. À feuilleter compulsivement la presse dans cette petite antenne de quartier. À regarder pendant deux heures le microfilm du mois de mars 2002 du Daubé, alors qu’au début je cherchais juste une petite information. À me perdre dans les fabuleux dossiers de presse réalisés par un de tes anciens employés, et malheureusement abandonnés depuis son départ. À m’aventurer dans des bandes dessinées. À dénicher cette vieille comédie musicale. À tomber par hasard sur cet austère bouquin, finalement intéressant. À écouter cet enfant me raconter les « heures de conte » que tu organises. À demander la consultation du Postillon de l’Isère, première mouture de notre journal datant de 1885, et puis rire en le lisant, et puis en recopier des passages entiers.
Je suis donc très attaché à toi mais reste dubitatif devant ton nouvel objectif, martelé partout : « Passons en mode numérique ». Concrètement, tu viens de permettre l’accès à « 24 liseuses de livres électroniques, 37 iPad, 211 ordinateurs en accès internet, 800 films [numériques] et 650 livres [électroniques] ». Selon Annie Brigant, directrice adjointe des bibliothèques chargée du développement numérique, « ce n’est qu’un début » [2].
Ce déferlement technologique advient suite à l’attribution, par le ministère de la Culture, du label « Bibliothèque numérique de référence » [3] au réseau des bibliothèques de Grenoble et d’une subvention d’un million d’euros sur trois ans. Car le ministère de la Culture et de la communication « fait de l’accompagnement des expérimentations numériques et des nouveaux usages une des priorités de sa politique ».
Annie Brigant déplore le fait que « très peu d’ouvrages restent commercialisés en numérique. Cela s’explique par une certaine peur des éditeurs. Depuis deux ans, nous nous efforçons d’enrichir notre propre plate-forme de livres numériques. Nous avons l’ambition d’une collection de plusieurs milliers de titres, avec beaucoup de nouveautés. Une réelle demande existe. » (2) Une réelle demande ? Selon Le Daubé, 200 personnes, sur un total de 38 500 usagers, sont inscrites aux ressources numériques (livres, presse, vidéos et autoformation). En somme, 0,5% des usagers. Quel engouement !
En 2011, la vente de livres électroniques n’a représenté que 0,5% des ventes totales de livres en France [4]. Et encore : 80 % de ces ventes se font par les collectivités publiques, pour approvisionner... les bibliothèques [5]. Autant dire que sans la puissance publique, le livre électronique serait un véritable bide commercial. Heureusement, les fabricants de pacotilles high-tech peuvent compter sur les bibliothèques pour initier leurs opérations marketing : « Pour 2013, il s’agit d’aller plus loin dans l’enrichissement des collections numériques en sensibilisant non seulement les usagers sur les nouveaux contenus mais également sur les nouvelles technologies numériques. [...] La bibliothèque du futur [sic], explique Annie Brigant, doit se faire par la maîtrise des nouvelles technologies, non seulement pour les usagers mais pour les 180 bibliothécaires du réseau grenoblois. » (2)
Tous sommés de se mettre au pli pour la bibliothèque du futur, où les bibliothécaires ne sont plus des professionnels du livre, mais des geeks. C’est ainsi que pour une dizaine d’ateliers,
Vos bibliothécaires ont endossé le costume de représentant de commerce pour Sony et Apple.
Je me suis rendu à l’un de ces ateliers, à la bibliothèque du centre-ville. La scène était un peu caricaturale : une jeune bibliothécaire reprenait avec ardeur tous les arguments des publicités pour les liseuses ou les tablettes pendant qu’à côté d’elle, une de ses collègues plus âgée semblait complètement perdue. Je leur ai demandé si elles n’avaient pas l’impression de se tirer une balle dans le pied, elles m’ont assuré que non, que cette promotion publicitaire faisait partie de leur mission pour « favoriser l’accès à la connaissance ».
Pour créer une demande jusque-là infime, voire inexistante, nos prosélytes sont allées jusqu’à proposer des ateliers aux enfants dès 2 ans. Bien plus que l’impact des écrans sur les enfants [6], c’est la question de l’omniprésence du numérique dans nos vies qui me questionne. Comme si cela ne suffisait pas que le numérique s’immisce dans tous les espaces sociaux [7], voilà que les bibliothèques se mettent à conditionner les enfants dès leur plus jeune âge.
Bibliothécaires, ne voudriez-vous pas foutre la paix à ces gosses qui n’ont rien demandé ? S’il y a bien un public qui est réceptif aux livres, aux histoires et aux comptines, ce sont les enfants. Sans parler des conséquences sanitaires liées à l’utilisation du wifi, en particulier sur les jeunes plus sensibles aux ondes électromagnétiques [8].
Déplorant une baisse du lectorat, plus attiré par la pratique de l’écran [9], les bibliothèques attisent et accentuent elles-mêmes le phénomène – dans l’espoir de capter ce public qui les délaisse - en se lançant dans le numérique. De fait, les bibliothécaires creusent leur propre tombe. Annie Brigant se veut rassurante : « Le papier n’est pas voué à disparaître, surtout dans le domaine du roman et des grands classiques littéraires, où l’on reste attaché à l’objet-livre. Cependant, certains contenus comme les livres d’actualité vieillissent très vite ! » (2).
À l’atelier de présentation, on m’a dit que « l’offre numérique est complémentaire de l’offre papier, l’une ne se fait pas au détriment de l’autre ». Seul problème : sachant que l’État finance cette opération durant trois ans, qui financera les ressources numériques une fois ce délai écoulé ? En cette période de soi-disant crise, le budget que la mairie attribue à la culture n’est pas voué à augmenter. En d’autres termes, les bibliothèques de Grenoble vont devoir redéfinir leurs politiques d’acquisition. En toute logique, le budget alloué à l’achat de livres papier sera donc amputé pour financer ces ressources numériques. Le numérique n’est pas complémentaire des ressources papier, il se constitue au dépend de ces dernières. Sans compter sur l’obsolescence rapide de ces gadgets (presque aussi rapide que celle des livres d’actualité) qu’il faudra immanquablement changer. Comment seront financés ces coûteux appareils ?
Le déferlement technologique transforme en profondeur la société et les bibliothèques n’en sont pas exemptes. Dans l’ensemble des bibliothèques de lecture publique et dans les bibliothèques universitaires apparaissent automates de prêts (comme sur le campus, à la bibliothèque droit-lettres), ressources numériques et puces RFID qui rendront, dans plusieurs dizaines d’années, le livre, les bibliothécaires et les bibliothèques obsolètes. Ainsi, à San Antonio, au Texas, va ouvrir BiblioTech, la première bibliothèque sans livre ne proposant que des liseuses, iPad et contenus dématérialisés. La bibliothèque du futur en somme.
Loin de moi l’idée, dans cette lettre, de prophétiser la mort des bibliothèques. L’enjeu principal est ailleurs, comme le rappelle L’emprise numérique, le récent livre de Cédric Biagini : « Nous disposons de suffisamment de recul et d’outils d’analyse pour comprendre que la dématérialisation du livre ne consiste pas à augmenter la diffusion des textes et de la lecture, mais bien à liquider l’esprit dont l’imprimerie est à l’origine. Nous changeons de monde et celui qui se dessine attise la soif de divertissement et de loisirs, exacerbe les pulsions consuméristes, atomise et désoriente les individus, voue un culte à la vitesse, détruit les facultés de se concentrer, de mémoriser et de penser, tue la créativité et l’imagination... Il se produit le contraire de ce que les grands discours qui accompagnent le déploiement de l’e-book voudraient nous faire croire. » [10].
Bibliothèques, vous avez une mission de service public d’éveil à la lecture et de promotion de la lecture. Mission que vous menez à bien par la sélection d’ouvrages, les conseils, les interventions auprès des crèches, des scolaires ou encore des personnes âgées. Il n’y a pas lieu de s’étonner qu’une partie croissante de la population délaisse la pratique de la lecture de livres et de la presse papier au profit de l’engourdissement devant un écran si vous-mêmes, professionnels du livre, n’êtes pas aptes à la défendre. Je ne peux donc que vous inviter à refuser de participer à l’entreprise de marginalisation du livre qui est en cours.
[(Une bibliothèque fermée, une !
Saviez vous que la bibliothèque du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble était fermée au public depuis le mois d’octobre 2012 ? C’est le syndicat FO de la Ville de Grenoble qui nous le rappelle et s’inquiète même, à terme, du risque de sa disparition pure est simple. Pourquoi une telle fermeture ? « Cette décision s’appuie sur un présupposé erroné selon lequel Internet pourrait se substituer à une documentation papier. Il s’agit là d’une dangereuse contre-vérité. Veut-on pour les grenoblois d’un Muséum-Wikipedia ? » Tiens donc.)]
Notes
[1] Pour résumer à nos néo-lecteurs : nous aimerions que notre journal soit présent dans les antennes de quartier des bibliothèques ; elles ne veulent pas pour diverses raisons plus ou moins cocasses ; les bibliothécaires s’énervent quand nous disons qu’il s’agit de censure car nous critiquons la mairie de Grenoble, dont elles dépendent financièrement ; nous trouvons pourtant ce terme justifié – et en plus cela nous permet de faire des affiches racoleuses - ; etc, etc. Pour les précédents épisodes de ce feuilleton, se reporter au Postillon n°2, 16, 18 et 19.
[2] Le Daubé, 5 mars 2013.
[3] « Concernant les villes les plus importantes, notamment les grandes métropoles régionales, le programme des ‘’bibliothèques numériques de référence’’ vise à mettre en place de grands équipements capables de proposer au public des services, des ressources et des collections de premier plan ».
[4] La feuille.blog.lemonde.fr/2012/03/30/le-marche-du-livre-electronique-est-il-en-panne/
[5] Information tirée du blog du Comité de défense des métiers du livre : www.antidematerialisation.fr. À lire également : Dominique Mazuet, Correspondance avec la classe dirigeante sur la destruction du livre et de ses métiers, Éditions Delga, 2012. Cedric Biagini, L’emprise numérique. Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies. Éditions L’Echappée, 2012. Le journal Livre de papier (Collectif Livre de papier c/o Offensive, 21ter, rue Voltaire, 75011 Paris, livresdepapier@gmx.fr). Le blog de l’Appel des 451 (les451.noblogs.org).
[6] À ce sujet, voir la tribune parue dans Le Monde du 08/02/2013 « Laisser les enfants devant les écrans est préjudiciable » de Michel Desmurget (directeur de recherche en neurosciences à l’Inserm), Bruno Harlé (pédopsychiatre) et Laurent Bègue (professeur de psychologie sociale). Les auteurs contestent l’avis rendu par l’Académie des sciences « L’enfant et les écrans » (17 janvier 2013).
[7] Pour exemple, voir le cas d’école de l’informatique dans l’éducation nationale, Cf. Florent Gouget, L’école à l’époque de son reconditionnement technologique (n°10 de la revue Notes & Morceaux choisis, « École, la servitude au programme », éditions La Lenteur, 2010).
[8] Des études pointent la nocivité des ondes électromagnétiques notamment sur les enfants. Additionnées aux autres nuisances de notre environnement pathogène (pollution, pesticides, etc.) il n’y aura pas à s’étonner de l’explosion des cancers ces prochaines années. Voir le texte des rats de bibliothèques, Wifi dans les bibliothèques : que ne ferait-on pas pour le progrès ?, septembre 2009. Disponible sur www.piecesetmaindoeuvre.com.
[10] Cedric Bagiani, L’emprise numérique. Comment Internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies. Éditions L’Echappée, 2012.