« Si ce réseau lâche, c’est ST qui lâche. Là ce ne sera pas pendant une ou deux journées avec des difficultés d’alimentation électrique. C’est : sans eau, ça ne fonctionne plus. »
Et tout à coup, sans prévenir, le Conseil communautaire de la Communauté de communes du Grésivaudan est un peu sorti de sa torpeur. Tout ronronnait bien tranquillement, jusqu’à ce que le maire de Crolles, Philippe Lorimier, tente de sonner l’alerte pour la grande cause du territoire : l’alimentation en eau des industriels, et notamment de ST.
Les industriels des puces électroniques en consomment déjà énormément. C’est que le nettoyage des plaques de silicium, sur lesquelles sont gravées les circuits électroniques, est très gourmand en eau extra-pure. Actuellement, ce serait autour de 176 litres par seconde. A l’horizon 2023-2024, ce devrait être près du double, soit 29 000 m3 par jour ou 335 litres par seconde ! Pour vous donner une comparaison, une piscine olympique de 2 mètres de profondeur, c’est 2 500 m3. Dans un an, les fabricants de camelote du Grésivaudan vont donc engloutir l’équivalent de 12 piscines olympiques par jour ! Mais ça ne suffit pas. Car dans ce même Conseil communautaire, le vice président délégué à l’eau, Françis Bernigaud a expliqué : « On a eu tout un travail pour monter les capacités de production d’eau à un seuil de 29000 m3 [NDR : par jour] qui correspond au développement des industriels sur l’horizon 2023-2024. […] Quand j’ai pris la délégation j’ai éprouvé un sentiment de grande urgence par rapport à l’objectif 2023-2024. C’est pour cette raison que j’ai proposé au président de passer en mode gestion de crise et donc on a mis en place une instance qu’on appelle entre nous la task force [NDR : pendant la guerre, il s’agissait de groupements temporaires chargés d’une mission particulière]. Il fallait tenir un délai intenable et dans ces cas-là on se met en mode crise. » Les « task force » (à prononcer avec l’accent du Grésivaudan) et les « modes crise » pour les élus du Grésivaudan, ce n’est pas pour savoir comment protéger les espaces naturels restants, les ressources en eau ou la biodiversité, c’est pour trouver comment amener toujours plus d’eau aux industriels. On est rentré dans la guerre de l’eau et le pire c’est que ce n’est pas fini. Toujours selon ce Bernigaud : « Les industriels nous annoncent des plans de développement très supérieurs à ça. Ils souhaiteraient doubler leur consommation d’eau, sur un horizon 2030, 2035, 2050. À ce stade c’est un début de travail qui commence. »
Ce travail, le maire de Crolles aimerait bien qu’il aille plus vite et que l’alimentation des sites soit « sécurisée », notamment avec les risques « d’attentat ». D’où son ton alarmiste pendant ce conseil communautaire : « On a eu un attentat, que j’ai qualifié d’attentat contre le collectif, sur le pont de Brignoud. Aujourd’hui ST essaye de sécuriser son alimentation en énergie et en eau. […] Si on a un pépin, on va être emmerdé et beaucoup plus emmerdé qu’avec le problème de l’alimentation électrique hein. » Alors lui aimerait déjà que la fameuse canalisation, amenant bientôt les 29 000 m3 des sources de la Métropole aux industriels soit doublée : « Le doublement de la canalisation c’est 50 millions d’euros, avec le tarif de l’eau payée par les industriels, il y aurait un retour sur investissement en sept ans. Donc il va falloir se positionner et avancer en mode “task force plus plus” sur ce sujet. » Tremblez nappes phréatiques et champs captants du territoire ! La « task force plus plus » s’apprête à venir vous dépouiller de toutes vos réserves.
Parce que concrètement, où les élus du Grésivaudan vont-ils trouver les ressources pour satisfaire les besoins grandissants des businessmen du silicium ? Pour l’instant, les 20 et quelques milles m3 par jour proviennent du champ captant de Jouchy, vers Vizille. Mais après ? Comment potentiellement doubler cette quantité dans dix ou quinze ans ? Contacté, François Bernigaud nous répond que les solutions sont en train d’être étudiées et que pour l’instant il n’y a pas la volonté de communiquer dessus. Il précise cependant : « Le développement des industriels nous impose de résoudre les problèmes d’alimentation en eau, mais aussi de logement, d’alimentation et de mobilité. Après l’été qu’on vient de passer, c’est vrai que je suis globalement inquiet sur notre capacité à fournir de la bonne eau aux industriels, aux agriculteurs et aux habitants partout sur le territoire. » Une « inquiétude » qui, par contre, ne le conduit pas du tout à remettre en question le développement des industriels.
En fouillant sur Internet, on trouve plusieurs traces administratives de l’activisme des industriels pour avoir toujours plus d’eau. Il y a la « pose d’une conduite d’eau potable de diamètre 600 mm sur une longueur totale de 5 950 m, partant de la Bâtie (commune de Saint-Ismier) jusqu’au réservoir de Crolles 14 000 (commune de Crolles) » sans qu’on sache quelle eau transiterait dans cette conduite. Et puis il y a les demandes déposées en préfecture en novembre 2021 pour autoriser des forages dans la nappe phréatique juste en-dessous du site afin de « sécuriser les ressources en eau ». Demande bien entendu acceptée par la Dreal (Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement) en mars 2022 qui va permettre à ST de pomper 300 m3 de plus par heure…
Mais cette eau-là n’est pas de la « qualité incroyable » nécessaire au travail des plaques de silicium. Les fameux « champs captants » de la Métropole, réputés pour l’excellente qualité de leur eau vont-ils être encore plus sollicités ? Ils ne sont en tout cas pas sans fond. Dans Le Daubé (4/09/2022) Anne-Sophie Olmos, vice-présidente de la Métropole déléguée à l’eau rappelait l’évidence : « Non l’eau de la métropole n’est pas infinie ! Nos petites sources de coteaux connaissent déjà la pénurie. Quant à nos deux “champs captants” (Rochefort et Jouchy), la ressource bien que très importante, est prélevée à un quart des m3 autorisés pour le premier et à la moitié pour le second. Or, on ne peut pas se permettre de capter plus de la moitié, sinon on ne sera plus en capacité d’agir si un problème se présente. » Jouchy, c’est de là que part la canalisation allant à Crolles. Vu que la limite autorisée a été atteinte, l’eau de Rochefort va-t-elle être aussi acheminée vers Crolles ? Contactée, Anne-Sophie Olmos n’a pas répondu à nos sollicitations.
Dans l’interview du Daubé, elle ne ferme aucune porte, même si elle assure que « les besoins des deux sites industriels de la microélectronique sont énormes, puisqu’ils représentent l’équivalent de la consommation des Grenoblois. On sait aussi qu’avec les grands projets en cours, ces besoins vont augmenter d’ici 2035. » La métropole va-t-elle laisser ouvert le robinet pour ST ? L’élue affirme juste « qu’un jour, on ne pourra plus répondre aux autres nouvelles demandes ».
Des « nouvelles demandes » qui, si la même logique d’attractivité continue à guider les choix faits par les élus, ne devraient pas s’arrêter aux désiderata de ST et Soitec. Toujours dans le même conseil communautaire, Philippe Lorimier s’inquiétait toujours à propos de l’acheminement de l’eau : « Si on loupe ce coche, nous n’aurons pas l’activité économique attendue et nous ne pourrons pas ouvrir l’accueil d’autres industries susceptibles de s’implanter. » Persévérer dans une croissance et une attractivité infinie ou préserver cette eau d’excellente qualité, il va falloir choisir.