Accueil > Avril-Mai 2017 / N°40
Les Makers m’écœurent
Connaissez-vous le DIY (pour Do it yourself , c’est à dire littéralement « fais-le toi-même ») ? Il désigne une manière de faire, relativement autonome, sans dépendre d’institutions ou de grandes marques.
Il y a dix ans, on entendait parler du DIY à Grenoble uniquement autour du mouvement punk. Les concerts organisés dans des squats, c’était DIY. Les brochures faites avec une machine à écrire, des ciseaux, de la colle et une photocopieuse, c’était DIY.
La bouffe à prix libre faite à partir de légumes récupérés sur le marché, c’était DIY.
Mais depuis les imprimantes 3D et les « fab labs », le DIY s’est institutionnalisé et est maintenant promu par les geeks branchés. Reportage au salon Maker Faire, à Grenoble, où le DIY s’infiltre jusque dans les courses de drones.
Une gamine s’émerveille et crie « oh ! Un drone ! » comme si elle venait de voir un bébé renard. D’autres enfants pointent l’engin du doigt quand celui-ci, piloté par un type branché (grosses lunettes, barbe, tatouages...), s’en va planer au-dessus du parking de Grand Place.
C’était les 18 et 19 mars. J’ai réussi à bouger jusqu’à Alpexpo en plein week-end : je ne voulais pas manquer le premier grand salon Maker Faire de Grenoble. Ce « rendez-vous des sciences, du numérique et des loisirs créatifs », rassemblant « entreprises, start-ups, associations et makers amateurs », a réuni plus de 6000 visiteurs dans le week-end, selon les organisateurs.
Maker Faire c’est avant tout une marque, détenue par l’entreprise américaine MakerMedia, entièrement dédiée au maker movement. Tout a commencé en 2005 aux États-Unis par un journal (Make : Magazine) destiné à la communauté du DIY orienté vers les technologies. Pour vous donner une idée de l’état d’esprit du business, son fondateur et dirigeant Dale Dougherty est désormais l’un de ceux qui causent à la Singularity University, société de la Silicon Valley qui vise à « éduquer, inspirer et responsabiliser les leaders afin qu’ils appliquent des technologies exponentielles pour répondre aux grands défis de l’humanité ».
Les premiers salons Maker Faire ont vu le jour en 2006, toujours aux États-Unis. Depuis ça n’arrête plus. Des salons de makers sont organisés aux quatre coins du monde : rien qu’en 2014, 133 événements du genre ont eu lieu. Il fallait donc bien que ça tombe un jour sur Grenoble, ville de l’innovation et des nouvelles technologies.
L’organisation du salon est assurée par la Casemate-CCSTI (Centre de culture scientifique technique et industrielle), l’agence de communication locale pour les nouvelles technologies. Sur la plaquette de com’ du salon, on retrouve une flopée de logos de ceux qui sont toujours dans le coup (fourré) : Ville de Grenoble, Grenoble-Alpes Metropole, Département de l’Isère, et les incontournables Schneider Electric, Enedis (anciennement ERDF), Giant, STMicroelectronics, etc. Suite à la récente signature d’un partenariat avec MakerMedia, le plus gros soutien affiché est Leroy-Merlin, grand spécialiste du bricolage et des bénéfices DIY de ses actionnaires.
Comme vous l’aurez compris, les makers, ça veut dire les gens qui font. Un peu nous tous en fait, non ? Moi qui fabrique mes propres confitures, aurais-je ma place parmi les 90 stands de makers ? Eh bien oui, à condition que j’utilise un chaudron à commande numérique ou un drone pour décrocher mes cerises perchées trop haut dans l’arbre. C’est là tout l’enjeu du mouvement : promouvoir les nouvelles technologies dans une ambiance très légère et familiale, sans se poser de question sur la finalité de la production. Du moment que c’est DIY et innovant, on prend ! Dans cet univers de dépravation numérique, on peut ainsi voir des enfants et des robots tchatcher tranquillement autour d’un cocktail préparé par une machine à cocktails à programmation numérique open source.
Dès l’accueil du salon, les enfants (venus en masse) sont invités à décrire et dessiner leur « robot idéal ». Puis ils entrent et passent devant le stand de Giant (Grenoble Innovation for Advanced New Technologies, un consortium recherche-industrie-université) où une pseudo-maker les assaille pour leur faire plier une cocotte en papier à l’effigie du stand (il paraît que ça aussi ça fait partie du trip maker...). Plus loin, ils pourront s’adonner à la joie du code informatique sur le désespérant stand « Code code codec ».
Après s’être échappé, on se retrouve pris en étau dans un couloir dédié à Linky. Le compteur vert communicant imposé dans tous les foyers serait-il DIY (terme devenu très élastique) ? Je m’approche du stand pour demander à Enedis, le promoteur de Linky, quel rapport y a-t-il avec les makers. Peut-être vont-ils m’expliquer comment démonter moi-même mon compteur ? Raté, en fait ils ne savent pas trop ce qu’ils font là mais proposent sur une grande affiche de « make smart grids together »… Un petit slalom vaillamment mené entre STMicroelectronics (son slogan « life.augmented ») et Schneider Electric (pas très DIY non plus) me mène droit sur une volière de drones qui font la course derrière un filet. C’est la Team GreSquad, l’équipe grenobloise de pilotes de drones. En parlant de drones, il y en a un qui s’appelle Appolide et qui a pour mission de polliniser les plantes pour pallier les problèmes causés par les pesticides : « une solution efficace et accessible, respectueuse de l’environnement (...). Appolide (…) montre que les drones sont une solution alternative viable en agriculture ». « Notre objectif (…) montrer au monde que les drones peuvent constituer une alternative viable pour les abeilles (sic) ». Encore un syn-drone flagrant de technologite aiguë où l’on croit pouvoir résoudre les problèmes environnementaux à coups de haute technologie. À quand des drones fabriquant directement le miel ?
C’est la cohue pour enfiler un casque procurant la mythique réalité virtuelle autour du stand de MyTechLab. Tout le monde a une tête de gland, mais tout le monde est content. Un peu plus loin, c’est l’arène des robots qui se bastonnent. Pour se battre en vrai, on peut aussi aller prendre un cours de sabre laser avec la Saber Experience Academy. Ces geeks de Star Wars prétendent très sérieusement enseigner « la pratique sportive et artistique du combat au sabre laser. » Prenez garde ! Cette discipline sera-t-elle bientôt olympique et enseignée en cours d’EPS (piles non fournies) ? Les deux éléments rois de la foire sont bien les robots (comme Robair, le « robot de téléprésence sur-mesure » pour les personnes âgées, ou ce R2D2 télécommandé qui se promène dans les allées et enchante les enfants) et les ordinateurs (prothèse visiblement indispensable aux bricoleurs 2.0, dont je cherche encore la dimension DIY).
Je passe vite mon chemin devant les dizaines d’imprimantes 3D occupées à fondre du plastique pour fabriquer des petites figurines de Pokemon ou autres chatons. Tout à coup s’ouvre à moi une pièce où l’ambiance est différente, moins frénétique. On y trouve une couturière, des artisans du bois, des autoconstructeurs. Telle une enclave résistante au milieu de la robotisation généralisée, il existe encore quelques makers de tradition, de ceux qui ne cherchent pas la performance ni le gadget high-tech. D’autres cas isolés apparaissent dans les dédales du salon : artistes, brasseurs, radioamateurs, fabricants de petits jouets en bois ou autres loisirs créatifs. On sent la volonté pour certains de se réapproprier des savoir-faire les pieds sur terre plutôt que de nous plonger dans les ondes de la ville intelligente. Le cul entre deux chaises, d’autres hésitent et semblent se poser des questions politiques, comme ce stand de « retrogaming » (jeux vidéos anciens) ou l’on trouve un autocollant « 1984 was not a manual » en référence au best-seller d’Orwell.
L’effet pot-pourri de Maker Faire fait que chacun peut s’y retrouver. Il y aura bien dans la masse un stand qui méritera votre intérêt. Sculpter du bois, vendre le Linky ou faire des courses de drones ? Tous makers ! La diversité des pratiques exhibées permet de légitimer celles qui sont nuisibles et tentent de se faire passer pour des créations de passionnés de bricolage. Le plaisir évident de faire soi-même de la petite bidouille réalisée avec ses petites menottes est détourné au profit de technologies et de grosses firmes qui veulent avant tout que « l’autonomie » des bricoleurs passe par leurs services.
Le mouvement maker ne se contente pas de l’autonomie vers laquelle chacun pourrait tendre en répondant à ses besoins basiques (alimentation, logement, habillement...). Ici on produit des robots, du numérique, on fait de la publicité pour des multinationales et des start-ups présentes en masse sur le salon et on compte sur les sympathiques makers pour dorer le blason des technosciences.