Lorsqu’on arrive à Livet-et-Gavet, les nuages planent et avalent les pentes abruptes de la vallée. Dans la même verticalité, le pavillon Keller apparaît, figé dans un passé poussiéreux, sali par la pollution, rafistolé de moellons. Après quelques marches, on sonne, impressionné. Rien. En poussant la porte, on découvre un couloir, des barrières métalliques, et des voitures en plastique. Un peu surprise par notre arrivée, Jane déboule. La dame a les rides et l’accent anglais marqués et le cheveu aussi rouge que sa chemise à carreaux. C’est la gardienne du bâtiment, seule habitante depuis plusieurs années.
Les fenêtres grandes ouvertes laissent filtrer le vacarme de la Romanche qui coule en contrebas. Dehors, on passe entre les pilotis, sous le bâtiment. Plus loin, la végétation déborde partout, jusqu’à ensevelir la balançoire. Aux premières loges pour observer la lente dégradation du pavillon, Jane pousse une porte au rez-de-chaussée : « Ici, la peinture du mur est tombée hier », la faute à l’humidité ambiante. Elle est aussi là quand des jeunes débarquent en pleine nuit pour des visites impromptues.
Construit en 1912 par l’industriel paternaliste Charles Albert Keller et son acolyte Henri Leleux, le pavillon est bâti en deux parties. La première, faite de pierres, est occupée par de nombreux appartements qui servaient à l’époque à loger les ingénieurs et leurs familles. Puis la deuxième partie, en béton celle-ci, surplombe la rivière. C’est là que Keller avait ses bureaux et ses luxueux appartements avec vitraux et boiseries précieusement travaillés. Sur la façade, une plaque aux noms des fondateurs toise toujours la vallée.
Jane se souvient de l’arrivée avec son mari, en 1996. Les lieux étaient bien différents : « Lorsque nous sommes passés par ici, il a été séduit par le pavillon. Nous ne sommes plus jamais repartis ». Depuis ce coup de foudre, elle a vécu là, a élevé trois enfants et s’occupe aujourd’hui d’une vingtaine de chats. Elle a aussi vu défiler les équipes du film Les Rivières pourpres, dans les années 2000 et « les bus de touristes japonais qui s’arrêtaient devant le pavillon tous les hivers », pour admirer le décor où Vincent Cassel et Jean Réno ont joué ce film à l’épilogue énigmatique.
Prisonnier du pavillon
En 2004, le propriétaire d’alors souhaite se débarrasser de la bâtisse pour 300 000 euros les 1 700 m2. L’heureux élu sera Mesut Yasar, un patron de kebab à Grenoble qui flaire la bonne affaire. S’il y a quelques travaux à faire, lui, son frère et son père s’échinent à faire fructifier l’investissement. « Je commençais les travaux à 6 h du matin jusqu’à 11 h. Puis, j’allais à Grenoble travailler au restaurant. Ensuite, de 14 h à 18 h, je retournais à Livet-et-Gavet pour après revenir en ville et finir à 2 h », se rappelle avec douleur le propriétaire. Il tient ce rythme pendant un an et demi. « Mais sans expérience dans le bâtiment, nous nous sommes plantés. On n’avait pas vraiment de méthode. On aurait dû être mieux organisés. » Et puis les problèmes s’accumulent. Certains locataires indélicats ne payent plus le loyer, d’autres partent. Le pavillon commence à coûter plus cher qu’il ne rapporte.
Alors, le propriétaire multiplie les idées de projets : il pense à une maison de retraite puis à des logements sociaux qui ne verront jamais le jour. Peut-être le cinéma ? « L’équipe des Rivières pourpres avait payé 180 000 euros pour utiliser le lieu », croit savoir Mesut Yasar, qui n’est contacté que pour des petits tournages de clips. Amer, il envisage aussi le potentiel touristique. « Il y a plein de gens qui s’arrêtent pour la prendre en photo cette maison. Alors ça marcherait un hôtel ici. Mais pour cela, il faut de l’argent et je n’en ai pas », tranche le propriétaire qui a stoppé les travaux. Au dernier étage du pavillon, le temps est suspendu : la cabine de douche prend l’humidité et les toilettes couvertes de tapisserie attendent une nouvelle cuvette. Mais l’aventure avec le pavillon semble enfin sourire à Mesut Yasar quand il rencontre en 2015 un couple entreprenant : Jacky de la Sarthe (c’est son nom d’artiste) et Jean-Phillipe Rey-Lagneux.
Tout semble possible avec ces deux compères complémentaires. Le premier se dit architecte d’intérieur, muséographe, designer tandis que le deuxième est architecte. Ils débarquent au pavillon avec de gros dossiers sous le bras et un projet clé en main. Le nom : « Pavillon Odyssée », présenté à la presse dans la foulée, fait rêver. Le duo évoque les travaux à trois millions d’euros qui permettront de « faire un restaurant gastronomique au troisième étage et une brasserie au rez-de-chaussée. On a aussi imaginé des salles enterrées qui donneraient sur la Romanche, avec un accès par un tunnel, un escape game au sous-sol, et cinq plateaux commerciaux dédiés à l’innovation. »
C’est clair, les deux hommes ont de l’ambition et le font savoir : France 3 et Le Daubé se jettent sur le sujet. Toute la vallée est au courant. Mais ont-ils les moyens ? D’après Acteurs de l’économie (04/11/2015), les travaux seraient « essentiellement financés par emprunts ». Le propriétaire à une autre version : « Jacky de la Sarthe m’a dit que je n’aurais rien à payer. Les entreprises qui s’installeraient se chargeraient de faire la rénovation et me paieraient un loyer ». Malgré le conditionnel, Mesut Yasar se laisse convaincre et signe un contrat avec les beaux parleurs.
L’attente insoutenable
Après l’annonce, toute la vallée attend que ce symbole s’arrange un peu. « Ça a été une bouffée d’espoir », rapporte Florence Clément, bibliothécaire qui s’occupe du musée de la Romanche, à Livet-et-Gavet. Touchée par la déliquescence du lieu classé « patrimoine de l’Isère », elle a été comme beaucoup séduite par le clinquant projet. Passionnée par sa vallée, elle nous raconte un bout de l’histoire du pavillon.
« En 1967, l’entreprise Keller quitte la vallée. Le pavillon est récupéré par la Ville qui le vend tout de suite à un propriétaire privé. C’est vraiment dommage, car Livet aurait dû préserver son patrimoine », souligne la bibliothécaire. Depuis, le pavillon est ballotté de proprio en proprio. Avec le départ des usines, qui employaient jusqu’à 5 000 personnes, s’ouvre une période de déclin pour Livet-et-Gavet. Comme la maison des Keller, la ville se vide pour se stabiliser autour de 1 200 habitants aujourd’hui. De plus, la vallée se traîne une sale réputation due aux nombreuses usines désaffectées et à la pollution qu’elles ont déversée partout. Mais Florence Clément — qui garde un souvenir amer d’un reportage du Postillon sur la vallée (dans le n°11, en été 2011) — veut casser le sale mythe : « Je suis arrivée à Grenoble et mon fils est tombé malade à cause de la pollution. Un médecin nous a conseillé de quitter la ville. Quand nous nous sommes installés ici, il allait tout de suite mieux. Aujourd’hui, il n’y a plus de pollution de l’air. Faut pas croire, on vit vraiment bien dans cette vallée. »
Même son de cloche chez Gilles Strappazzon, maire de Saint-Barthélémy-de-Séchilienne (tout proche de Livet-et-Gavet), élu à la Métropole, et conseiller départemental. « La vallée, ce n’est pas le Mordor ! », rigole-t-il en référence à la région maudite du livre Le Seigneurs des anneaux. Beaucoup de bars sont fermés, plein de vieux bâtiments industriels sont à l’abandon, mais l’élu persiste : « C’est une vallée accueillante ! », assure-t-il en citant les douze nationalités qui s’y côtoient. Gilles Strappazzon dit se démener pour revitaliser la vallée. Alors, quand il entend parler du projet Odyssée, il s’emballe : « Il y avait beaucoup de dorure et personne ne pouvait rester insensible. »
L’habitué de la carotte
Après l’annonce à la télé, Mesut Yasar ne voit rien venir. Jacky de la Sarthe a pris ses quartiers dans un des appartements du pavillon et l’utilise comme bureau où il reçoit les entreprises intéressées. « Pour que les travaux avancent, Jacky m’a parlé des frais des géomètres de 2 000 euros. Moi, je ne devais rien payer et je n’avais pas d’argent. Mais j’ai avancé la somme, en me disant que ce n’était que 2 000 euros sur 3 millions… », soupire le restaurateur.
Après six mois de squat, et quelques arbres coupés pour faire les plans, Jacky de la Sarthe revient enfin voir Mesut Yasar à son kebab. Son travail d’ermite aboutit à un chiffre griffonné sur un cahier : « C’est là qu’il m’a demandé 1,3 million d’euros pour démarrer les travaux. Quand je lui ai dit que je ne pourrais pas du tout, il a changé de ton et est devenu très froid. Depuis qu’on était en affaires ensemble, il venait manger souvent au kebab et me demandait de mettre tout sur une note. Il a disparu en laissant une dette de 150 euros ». Mesut Yasar, désarmé, voit le projet s’effondrer, et se décide à aller contacter un avocat. Ce dernier lui explique que le contrat est bidon.
« Cette somme, c’est très clair », répond Jacky de la Sarthe, veste de costume et chevalière au petit doigt, d’un toc clinquant. Pendant l’entretien, il tapote sur son portable, fait défiler les plans et présente la maquette 3D du pavillon aux côtés de son ami Jean-Phillipe Rey-Lagneux. « Les 1,3 millions d’euros seraient allés dans l’opération, dont j’étais le chef au nom de Yasar. Il se serait remboursé avec la commercialisation du pavillon. Il aurait été facile d’aller voir les banques, pour un emprunt », assure le designer qui connaît la situation de faillite de la famille Yasar. « Il n’a pas compris parce qu’il est bête », conclut Jacky de la Sarthe. Or, après l’apparition du designer à la télé, puis sa disparition, « plusieurs personnes cherchaient Jacky, car il avait des dettes un peu partout », se remémore Mesut Yasar. Et en effet, le muséographe serait « roi de l’entourloupe » ou « architecte en plastique », selon un autre interlocuteur.
Le système Jacky
« Ah ah ! Jacky ? », ri jaune Amédée (c’est un pseudo) quand on évoque le muséographe. « Je l’ai embauché comme architecte d’intérieur en 2015. Il s’est occupé de travaux pour mon bar ». Le beau parleur dispose d’une enveloppe de 120 000 euros et assure les travaux. Pour Amédée, tout se passe bien. « Et puis, juste avant l’ouverture, Jacky de la Sarthe disparaît avec 6 000 euros d’acompte et le dossier d’urbanisme », constate Amédée qui contacte lui aussi un avocat. Il découvre que l’entreprise de Jacky de la Sarthe n’existe pas et qu’il n’est même pas inscrit à l’Ordre des architectes.
« J’ai eu des problèmes avec la Métro sans mon dossier... Pareil avec les artisans : Jacky avait sous-évalué les prix, parfois du simple au triple », s’emporte Amédée qui s’est renseigné sur le personnage. Il explique le système « Jacky » : « À chacun de ses projets, il profite du réseau de ses clients, se sert des contacts, et gratte à droite à gauche. » Jacky de la Sarthe, lui, ne nie rien : « Je suis parti avec le dossier d’urbanisme, car je n’ai pas été payé totalement. C’est ce qu’on fait maintenant. En plus, beaucoup d’entreprises n’ont pas été payées, ça fait mal au cœur. Et ce monsieur avait décidé d’enculer tout le monde. »
Quand on l’interroge sur ses activités actuelles, Jacky de la Sarthe, grand sourire, assure être en « profession libérale » depuis la fermeture de son entreprise en 2013 — « j’étais associé à un Turc, et on a eu un problème de disparition de matériel », explique-t-il.
Depuis son divorce à la même époque, il quitte Saint-Martin d’Uriage et navigue entre Grenoble, Chambéry et Aix-les-Bains. « Je m’oriente vers d’autres choses. Et pour la clientèle, je n’ai pas de souci. » Ainsi, en 2015, il travaille comme employé au cabinet de Rey-Lagneux et enchaîne des projets : une galerie à Chambéry ou la décoration des Archers, un restaurant grenoblois.
À 59 ans, il a encore des idées plein la tête : « J’ai un bureau au casino d’Aix et je deviens agent d’artistes. Je reviens du Maroc d’ailleurs. Et puis, je vais créer une ligne de parfum », débite-t-il. Il dit « voyager à Amsterdam et travailler en Allemagne », bosser sur « cinq projets en même temps » tout en se faisant mousser : « J’ai rencontré Nicolas Hulot, mais aussi Jean Réno, à la Concorde. Ce sont des gens sympas. »
Face au débit de parole du designer, on comprend que Mesut, comme Amédée, se soient fait avoir. Et puis, après les discours, Jacky fuit. Là aussi, il ne nie rien : « Quand je suis face à des gens pas crédibles, je me barre », en parlant de « loulou » de la famille Yasar qui lui aurait menti.
Le plus étonnant, c’est que Jacky de la Sarthe n’a pas abandonné le projet du « pavillon Odyssée » : « Je compte m’adresser plus haut que Gilles Strappazzon : il n’est rien lui ». Jacky attend un changement de propriétaire pour voir aboutir leur projet. Pour l’instant, celui-ci s’évanouit doucement dans les limbes. Ce qui n’empêche pas Jacky de la Sarthe de mettre sur sa carte de visite le pavillon Odyssée.
Contrairement à ses autres combines, toute cette histoire ne lui a pour l’instant pas rapporté un seul sou. Selon lui, il en a mis de sa poche : « J’ai payé 1200 euros parce que le géomètre avait besoin de couper des arbres. Et puis, lors de l’inauguration, j’ai dû appeler un plombier pour les toilettes. 380 euros… alors, je ne paierai jamais cette note de kebab. » Jacky de la Sarthe réussit toujours à retourner les situations.
La malédiction
Pour Mesut Yasar, l’achat du pavillon a été un gouffre sans fond et les petites arnaques de Jacky de la Sarthe ont fini de tuer son moral. Comme le précédent proprio, il ne rêve que de vendre. Il énumère : « Tiens, par exemple, j’ai été interdit bancaire en 2008, parce que les locataires ne payaient plus. Puis mon père qui m’aidait beaucoup pour les travaux est tombé malade en 2010. Il est décédé en 2013. » Maintenant, il veut se débarrasser de ce pavillon qu’il pense habité par autre chose que Jane. Au fil de la conversation, il évoque des situations étranges : « Parfois, un ballon qui est là se retrouve ailleurs dans le pavillon » ou « des clés qui disparaissent », lui faisant dire : « je crois que c’est maudit. »
Ce sentiment inquiétant est partagé par Jane : « la plupart des jeunes couples qui se sont installés ici se sont séparés », a-t-elle observé au cours de ces nombreuses années passées dans la bâtisse. Mais les signes sont parfois plus évidents : « Je me souviens aussi qu’une équipe de chasseurs de fantômes est venue avec plein de caméras, dans la soirée. Quelques heures après, j’entends un grand fracas. Ils sont partis en hurlant. C’était les chasseurs de fantômes chassés. »
Quand on demande si un nouveau propriétaire changerait quelque chose pour elle, Jane hausse les épaules et marmonne. Elle n’attend plus grand-chose. Elle s’allume une clope, nous en propose, souffle la fumée. Comme pour conjurer le sort et éloigner les fantômes, les nuages s’ouvrent et un rayon de soleil éclabousse le pavillon.