Accueil > Oct / Nov 2015 / N°32

Le plutonium comme patrimoine

Aux Journées du patrimoine, il y a des monuments qui cherchent encore leur public. Si on se bouscule aux portes de la Préfecture de Grenoble ou des musées de la Résistance et des chasseurs alpins, on se presse un peu moins – faut-il vraiment s’en étonner ? – devant celles de la centrale nucléaire de Creys-Malville, alias Superphénix, à quatre-vingt kilomètres au nord de Grenoble. En cours de démantèlement, cette « cathédrale du XXème siècle » est aussi en voie d’habile muséification et ce malgré le caractère aussi bref que raté de son histoire. Le Postillon s’est offert une petite visite guidée.

« Avec le surgénérateur Superphénix, on renaissait des cendres des autres centrales, on recyclait leur combustible, on avait là un gros potentiel ! », s’échauffe la chargée de com’ EDF depuis le fond d’un amphithéâtre en forme de vaisseau spatial. Avec une doudoune un peu lâche et un air de Droopy presque attendrissant, chiffres et présentation PowerPoint à l’appui, elle décrit la prouesse technologique de ce réacteur à eau-lourde de 1240 mégawatts, cette prometteuse tête de série d’une « quatrième génération » de réacteurs dont de nouveaux chantiers de construction ne manqueront certainement pas d’éclore d’ici à… 2040 ou 2060. Une technologie si prometteuse que seuls quatre réacteurs de ce type sont aujourd’hui en fonctionnement dans le monde sur les 438 réacteurs que recense l’Agence internationale de l’énergie atomique.

Défaut d’anticipation, enthousiasme bêtifiant ? Sur certains aspects de la filière nucléaire, les industriels s’envolent très haut. Mais dans le public clairsemé de ce dimanche de rentrée, la remarque d’un retraité force à l’atterrissage : « Il a consommé plus d’électricité qu’il en a produit, ce réacteur, non ? » La liste des objections à cette « success story » contrariée est longue : déroute financière, fiasco politique, bérézina technique. Mais rien n’y fait, elle s’y accroche, cette porte-parole d’EDF, à sa belle histoire, un peu comme au souvenir suranné d’un amour dont on se plaît à imaginer qu’il reviendra, alors qu’on sait bien, au fond, qu’il a été un naufrage un peu pathétique.

Certes, ce surgénérateur – dont la construction a été lancée en 1977 pour un premier démarrage en 1985, et ce, malgré les plus importantes manifestations d’opposition au nucléaire que la France ait connues (1) – a rencontré une telle série d’aléas qu’il n’aura fonctionné normalement que quelques mois sur les onze années de sa courte vie. Mais face à ce bilan un tantinet décevant, pas question de remettre en cause un choix technoscientifique. Au contraire, envers et contre tout, il est ici encore célébré et de manière édifiante : « Creys-Malville est peut-être arrivé trop tôt, mais c’est l’avenir ! », s’emporte la porte-parole d’EDF. Car tenez-vous le pour dit, si Superphénix présente un bilan négatif, c’est simplement parce que de regrettables décisions politiques ne lui ont pas permis de prendre son envol. Sans l’offensive parlementaire des Verts qui aboutit au décret du 19 juin 1997 entérinant la mise à l’arrêt définitive du surgénérateur, Superphénix aurait déployé toute sa puissance. Ce n’est que partie remise, promet la porte-parole d’EDF.

Passées ces prédictions douteuses - dont personne ici ne semble vraiment dupe - le petit groupe de visiteurs est alors invité à monter dans un car. A la façon des lucratifs « Tchernobyl Tours » (bien qu’ici aucun dosimètre ni aucune facture ne soient remis) s’engage une visite ponctuée d’ébouriffantes anecdotes et d’ennuyeuses données portant sur l’état d’avancement du chantier de démantèlement dont la fin est programmée pour 2028. Devant le bâtiment de pilotage du réacteur, le visiteur est par exemple invité à débusquer sur la surface de béton les stigmates d’un tir de bazooka remontant à 1982. Un petit souvenir que s’amuse à rappeler la guide. L’auteur de ce geste intempestif ? Chain Nissim, élu Vert au Parlement du Canton de Genève de 1985 à 2001, qui s’était à l’époque procuré un lance-rocket auprès des ami-e-s de Carlos (non pas l’inoffensif et riant chanteur, mais le convoyeur d’armes de la RAF puis de la cause palestinienne aujourd’hui embastillé à la Santé (2)). « Il est barjot celui-là ! », s’exclame une des passagères du car.

Aujourd’hui, ce ne sont plus les militants antinucléaires que craint la division de gendarmerie postée sur le site. Si les vestiges de Superphénix exigent encore l’intervention de plus de trois cents salariés d’entreprises sous-traitantes chargés d’opérations particulièrement exposées à la radioactivité, ils nécessitent aussi une surveillance permanente de l’armée. Dans la piscine accolée au bâtiment réacteur baigne tranquillement une abondante quantité de plutonium. Non seulement aucune solution de reprise ou de « recyclage » n’a été trouvée pour le cœur et demi de réacteur qui patiente là, mais il y a aussi plus de mille éléments de combustibles dont personne ne veut, ni l’Agence nationale de gestion des déchets radioactifs (l’Andra), ni l’usine de La Hague. Et pour cause : seuls quelques kilos de plutonium suffisent à la fabrication d’une bombe atomique du type de celle qui a été larguée sur Hiroshima en 1945.

Ah, quel beau patrimoine nous est légué ici !

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Notes

[1La manifestation du 31 juillet 1977 a réuni environ 70 000 manifestants. Les affrontements entre la police et les antinucléaires se solderont par une centaine de blessés et la mort de Vital Michalon, tué par une grenade offensive ; le même type d’arme qui tuera Rémi Fraisse dans le Tarn en octobre 2014. Pour un retour sur le mouvement autour de Creys-Malville, voire Memento Malville sur www.piecesetmaindoeuvre.com

[2Voir à ce sujet Chaïm Nissim L’amour et le monstre. Roquettes contre Creys-Malville, Editions Favre, 2004.