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Le magasin sans horizon

Des vieux « réacs » contre des militantes du féminisme et du décolonialisme. C’est cette opposition qui semble structurer l’agonie actuelle vécue par le Magasin des horizons – le centre national d’art contemporain de Grenoble. Et pourtant, comme souvent dans ce genre de polémiques modernes, la réalité est bien plus complexe. Si la directrice Béatrice Josse est défendue par l’ensemble des salariées actuelles, des anciennes membres de son équipe dénoncent une grande dissonance entre la communication autour du « care » et la réalité subie au quotidien. Cinq ans après le départ houleux du précédent directeur, cette énième crise vient aussi mettre le doigt sur les problèmes structurels de ce centre d’art.

Tout commence par une histoire de souffrance au travail. De voir quasiment toute une équipe en arrêt-maladie – même la directrice – c’est intriguant. Sinon j’aurais jamais replongé dans ce marigot culturel. J’ai aucune attirance pour l’art contemporain, je m’intéresse plutôt à l’art de vivre. Mais encore une fois, je me suis fait avoir par un scénario époustouflant.

Le centre national d’art contemporain de Grenoble, aujourd’hui appelé Magasin des horizons, existe depuis trente-cinq ans et rebondit de crises internes en crises internes. Il y a trente ans, la directrice Adeline Von Fürstemberg s’était fait remarquer par un trou dans la caisse de 2 millions d’euros dépensés en hôtels de luxe, jets, champagne, taxis, sans que cela n’émeuve le conseil d’administration de l’époque. Il y a cinq ans, les salariés avaient dû faire une grève pour obtenir le départ du directeur au « comportement despotique  » de l’époque, Yves Aupetitalot, ceci entraînant une bronca de tout ce petit milieu de l’art contemporain, marqué par quantité de relations incestueuses, et un énorme gâchis d’argent public. Là encore le conseil d’administration avait fait preuve de grande passivité dans cette longue crise (voir Le Postillon n°34).

Et aujourd’hui, qu’est-ce qui se passe alors ? Eh ben justement, plus rien dans ce lieu touchant jusqu’à récemment 1,2 million d’euros d’argent public par an – et le Covid est loin d’être le seul responsable. Si le Magasin fait parler de lui actuellement, ce n’est pas par sa programmation mais à cause de la grave crise interne qui le secoue. Après seize mois d’arrêt-maladie, la directrice Béatrice Josse vient d’être licenciée suite à une reconnaissance d’inaptitude au travail.

Forcément, ça fait un peu tache. D’autant plus que depuis que Josse dirige le Magasin des horizons, la programmation a été presque entièrement redirigée vers les thématiques féministes et décoloniales. Questions entraînant quantité de ces charmantes polémiques modernes, alimentant chaque jour le grand défouloir de l’invective numérique.

Le Magasin s’est donc retrouvé dans l’œil du cyclone, des politiciens de droite ou critiques d’art dénonçant la « cruelle émasculation du lieu » devenu depuis « le rendez-vous des radicalo-historico-afro-éco-queer-trans -féministes (...) qui ont priorité pour la monstration de leurs performatifs et bidulaires épanchements. » ( [1]

Car en plus de s’engager dans des sujets « polarisants  », l’équipe du Magasin a organisé très peu d’expositions ces dernières années – ce qui leur a été beaucoup reproché. « C’est avant tout dû au délabrement du bâtiment, racontent deux salariées actuelles, complètement solidaires de leur ancienne directrice. Quand on est arrivées, le chauffage ne fonctionnait pas, dès qu’on branchait un truc, ça faisait sauter les plombs. Il y avait plein de problèmes à cause du laisser-aller global des années précédentes.  »

Refusant de composer avec cet énorme bâtiment, Béatrice Josse a tenté un bras de fer aux tutelles pour imposer la réhabilitation de celui-ci. Demande jamais aboutie, les devis estimant le coût à plus de trois millions d’euros. «  On a donc décidé de faire notre projet artistique ailleurs, dans des plus petits lieux, ce qui a braqué les tutelles, qui ne voulaient pas qu’on quitte la halle. Comme Béatrice Josse n’a pas brossé le conseil d’administration dans le sens du poil, il y a eu directement une grande hostilité de sa part.  »

Au conseil d’administration (CA), siègent les tutelles (ville, département, région, Etat) et certains collectionneurs d’art. Pour ces salariées, c’est une des causes de l’hostilité du CA vis-à-vis de la programmation de Béatrice Josse : «  Le projet artistique mené était antinomique par rapport à ce qui était fait avant, et était opposé au business de l’art contemporain, ce qui n’arrangeait pas les collectionneurs.  »

Quant aux tutelles, « on est au milieu d’une guerre politique qui nous dépasse, entre Piolle et Wauquiez ou la Drac [Direction régionale des affaires culturelles] qui aimerait lui faire payer sa politique culturelle, notamment vis-à-vis des musiciens du Louvre. La région a retiré sa subvention alors que François Bordry, un ancien membre du CA, a pris la direction de la Biennale de Lyon, qui manque d’argent. Ce dernier a démissionné parce qu’il ne se retrouvait pas du tout dans notre programmation qui le mettait en porte-à-faux par rapport à sa posture de mâle blanc dominant. On se pose la question de savoir si l’argent économisé par la Région sur le Magasin a pour vocation de financer d’autres lieux plus appréciés par Wauquiez. Le Magasin est pris dans les polémiques actuelles sur la culture dans les villes vertes. C’est un amalgame, Josse n’a rien à voir avec Piolle. »

En tout cas, l’équipe salariée du Magasin est dans une impasse, la plupart en cours de licenciement et les quatre restantes en chômage « partiel » à 100 %. Certaines parlent de « harcèlement moral et institutionnel ». Les courriers d’alerte du syndicat Asso-solidaires, auquel adhère la plupart des salariées, ou de la médecine du travail, n’ont pour l’instant servi à rien. Des procès seraient en préparation. Selon les salariées «  c’est très compliqué d’avoir un dialogue social avec des gens qui essaient de vous faire passer pour ce que vous n’êtes pas. Quoi qu’elle fasse, Béatrice Josse se faisait allumer.  »

Est-ce dû seulement à ces questions « polarisantes » du féminisme et du décolonialisme ? Pas sûr. Avant d’atterrir à Grenoble, Béatrice Josse avait officié pendant 23 ans au Frac (Fonds régional d’art contemporain) de Lorraine et était connue pour ses idées féministes et décoloniales. En 2015, le conseil d’administration a voté à l’unanimité pour sa nomination, en connaissance de cause. La plupart des salariés de l’époque étaient également enthousiastes à son arrivée, comme le raconte Léa : « On avait envie de cette nouvelle direction, tout le monde était dans l’attente. Il n’y avait pas de meilleure condition pour arriver dans un lieu. Mais assez vite elle a dégagé tout le monde.  » Quatre autres anciens salariés confirment ces faits et détaillent : «  Dès son arrivée, la comptable présente depuis 20 ans a été licenciée. Béatrice Josse lui a juste dit “je ne vais pas avoir besoin de toi” sans autre explication. Il y a eu une sorte de sidération, on a pas été capable de dire quoi que soit, on voulait aussi laisser une chance à la nouvelle direction.  »

Les salariées actuelles confirment des licenciements économiques dus à un « redimensionnement d’équipe » et à une « situation financière tendue » : « Il y avait une masse salariale administrative pléthorique alors qu’il n’y avait pas de régisseur d’exploitation. »

Mais l’écrémage ne s’est pas arrêté aux licenciements économiques du début : toutes les anciennes salariées en contrat à durée déterminée n’ont pas vu leur contrat renouvelé. «  En fait elle voulait se débarrasser de tout ce qu’il y avait avant dans ce lieu, les équipes, les archives, ou la librairie. Elle voulait même se débarrasser du lieu lui-même !  »

Nathalie était assistante libraire à mi-temps : « Peu de temps après son arrivée, Josse a annoncé la fermeture de la librairie sans rien justifier. Elle a fait ce qu’elle voulait avec mon contrat et m’a recasée en médiatrice culturelle, ce qui n’était pas du tout mon boulot. Mais je ne pouvais pas en discuter car dès que je la croisais elle était arrogante et hyper cassante. »

C’est un trait de caractère qui revient souvent dans les descriptions des anciens salariés. «  Dans la programmation, il y avait un gros focus sur le “care” et le prendre soin. Mais la réalité des faits n’était pas du tout à la hauteur des discours. On a subi des humiliations, de la maltraitance sur fond de non-respect du code du travail.  » Deux anciennes salariées qui sont restées entre un an et deux ans et demi après son arrivée racontent aussi : « Il y avait une différence de salaire inexplicable entre les anciens salariés et les nouveaux arrivants. Ceux de l’ancienne équipe, on gagnait autour de 1 500 euros net, 13ème mois inclus, quand les nouveaux venus en touchaient environ 2 000 et avaient un vrai 13ème mois. On a plusieurs fois essayé d’en parler, on a toujours eu une fin de non-recevoir. On se heurtait à un mur. Toutes les remises en question étaient balayées alors qu’au même moment on bossait sur une exposition sur les luttes sociales. D’une façon générale, les questions humaines et sociales au sein de l’équipe était taboues. Béatrice Josse les considérait avec mépris, presque avec dégoût. Quand en parallèle on brandit à grand renfort de communication le care, la sororité, le collectif et la gouvernance horizontale, ça frôle l’escroquerie intellectuelle. »

«  Il y avait un gros décalage entre ce sur quoi on travaillait au quotidien, la matière qu’on manipulait et sa manière d’agir.  » Tous les anciens salariés se rejoignent sur la qualité de la programmation : « Les personnes invitées étaient pour la plupart très intéressantes, mais ce qui intéressait Béatrice Josse, c’était l’affichage » Anaëlle raconte : «  Quand elle a embauché Peggy Pierrot pour être tutrice de l’école du Magasin je l’ai entendue dire à un membre du CA “j’ai embauché une tutrice, elle est noire, elle est lesbienne, est-ce qu’on peut faire mieux ?” Pour avoir travaillé avec Peggy quelques semaines, je ne pense pas qu’elle aurait aimé être réduite à cette définition.  »

L’école du Magasin, dénommée Atelier des Horizons, formait auparavant des curateurs d’art (personnes organisant les expositions). À l’arrivée de Béatrice Josse, elle s’est transformée en « formation professionnelle pluridisciplinaire autour des arts et de la société  », dirigée au départ par Peggy Pierrot avant qu’elle n’en parte fâchée au bout d’un an et demi, à l’automne 2018. Contactée, elle n’a pas voulu en dire plus, tout en envoyant des mails assez poétiques : «  Par pitié. Laissez moi fermenter tranquillement dans mon fût d’abbaye ! Quelle idée de me tirer à nouveau vers les étendues boueuses du marigot grenoblois. (…) Déjà houleuse était la marée quand je me suis moi-même débarquée, comme d’autres, de ce paquebot démesuré. Aujourd’hui, rentrée au port à la rame, je n’ai rien à dire, sur les raisons qui, je l’imagine, ont amené l’équipe actuelle à ficher la proue avant de ce naufragé à la dérive dans un iceberg.  »

Deux participants à la session 2018-2019 ont par contre accepté d’en causer, un peu atterrés. « Les thématiques autour du genre et de l’écologie m’intéressaient vraiment, raconte Cyrille. Je venais de Lille, j’ai traversé la France, et suis arrivé dans une ville où je ne connaissais personne et je suis tombé de très haut. Ça a été très difficile : à la fois on nous promouvait l’esprit critique et à la fois il fallait qu’on soit des gentils petits moutons. La direction et l’équipe du Magasin n’ont jamais capté à quel point ça n’allait pas. »

À tel point que deux mois avant la fin, et après de multiples alertes, huit participants sur dix ont préféré abandonner cette formation, ne payant même pas le dernier trimestre, les deux autres continuant juste pour avoir le certificat. «  On se retrouvait un gros week-end tous les quinze jours et à chaque fois, nous les élèves, étions complètement désemparés, raconte Tito. L’équipe fait comme si on leur reprochait la programmation, mais ce n’est pas vrai, c’est surtout la manière de faire. Chaque fois qu’on se retrouvait, des gens pleuraient. Plus on parlait du care, plus ça créait de l’anxiété. On était sans arrêt plongés en situation de thérapie de groupe, subissant plein d’incohérences. On était sans cesse incités à s’intéresser aux choses militantes, mais en plein mouvement des Gilets jaunes une proposition d’inviter certains de leurs membres n’a pas été acceptée. »

Une thérapie de groupe, c’est ce dont auraient bien eu besoin les anciens salariés du Magasin. « Politiquement, ça faisait du bien d’entendre le discours radical de Béatrice Josse. Au moins sa posture artistique était assez cohérente. Mais en tant que directrice elle était hyper manipulatrice. Elle parlait d’un lieu permaculturel, de gouvernance partagée. En réalité elle était très autoritaire. Son management était véritablement violent. En tout cas, elle est incapable de travailler avec des personnes qu’elle n’a pas choisies. »

Martin est arrivé après l’arrivée de Béatrice Josse, recruté en tant que régisseur, avant de partir de lui-même quinze mois plus tard : « Il y avait une ambiance irrespirable. Il y a un récit interne qui explique que moi et d’autres sommes partis sereinement, pour rejoindre d’autres horizons professionnels. C’est faux, on a claqué la porte, sans emploi derrière. Elles réécrivent l’histoire dans une réalité parallèle.  » D’autres anciennes salariées enchaînent : «  C’est sûr que le bâtiment est très compliqué mais elle était au courant en venant bosser ici. En exigeant sa rénovation intégrale, elle n’a pas cherché à trouver une solution mais a juste mis le CA au pied du mur. Elle s’est braquée, s’est enfermée dans une posture où la seule alternative était que le CA accède à ses demandes, ou que le lieu périsse. » Ces anciens salariés comprennent très bien la situation très compliquée vécue par les salariées actuelles, sans directrice ni perspective. « Mais que Béatrice Josse se présente comme une victime, c’est insupportable ! »

Elle ne parle en tout cas pas aux médias. «  Son état de santé ne le permet pas » selon une autre ancienne salariée qui précise : « Il ne faut pas confondre problème interpersonnel et problème institutionnel systémique. Béatrice Josse a été arrêtée en novembre 2019, si elle était la cause de tous les maux, l’équipe avait tout loisir pour le faire savoir comme cela a été le cas pour le précédent directeur. » Aujourd’hui, son licenciement est acté, sans que cela n’ait pour l’instant entraîné une nouvelle dynamique. « Il n’y a plus de projet, plus de direction artistique, plus d’entretien du bâtiment. Même la directrice du CA veut se barrer… Qu’est-ce que les tutelles attendent pour monter un nouveau bureau et une nouvelle direction ? » s’inquiètent les actuelles salariées. Juste avant le Covid, la session de formation de l’atelier des Horizons avait été annulée faute de financement de la Région, alors que des élèves non grenoblois avaient déjà déménagé pour y participer, selon les salariées actuelles.

Il se passe quand même des choses depuis un an. En juin 2020, alors que la crise couvait depuis bien longtemps dans ce lieu de prestige, un certain Jérôme Maniaque a été embauché en tant que chargé de transition administrative et financière. Ce sexagénaire, auparavant directeur de la communication des Pompes funèbres intercommunales de Grenoble, n’est pas venu pour enterrer le lieu mais pour remettre le Magasin, « qu’il connaît depuis son inauguration », dans le droit chemin. Quelque temps plus tard, il est devenu directeur par intérim, mission qu’il a achevée au 31 mars en devenant trésorier de l’association.

Avec les salariées restantes, le courant ne passe en tout cas pas vraiment, Jérôme Maniaque faisant preuve d’une grande « brutalité  » selon leurs dires. Les quatre restantes sont actuellement en chômage partiel, alors que « ces mois de répit culturel dus à l’épidémie auraient pu être mis à profit pour préparer l’avenir ». Il y a cinq ans, lors de la dernière crise, notre article « Le Magasin doit-il fermer boutique ? » (Le Postillon n°34) relayait des questions d’artistes : «  La direction d’un centre d’art peut-elle être “l’affaire” d’un seul homme ? (...) On se réengage sur un système qui visiblement ne marche pas. Il n’y a rien qui permette de penser que le futur sera différent, rien qui ouvre une brèche laissant penser que la gouvernance interne ou la programmation artistique sera différente.  »

Si la programmation artistique a effectivement été différente, pour le meilleur et pour le pire, la gouvernance a perpétué ce « système qui visiblement ne marche pas » et la performance d’autodestruction permanente du Magasin. Le passage de Béatrice Josse confirme donc cette évidence : les horizons désirables se trouvent loin de ces grandes institutions culturelles.

Notes

[1Voir Nicole Esterolle, Le Duchampo-féminisme radicalisé fait des ravages au Magasin sur /levadrouilleururbain.wordpress.com