Accueil > Décembre 2019 - Janvier 2020 / N°53

Le journalisme, c’est du réseautage ?

Les responsables de l’école de journalisme de Grenoble ont forcé leurs élèves à s’inscrire sur une plateforme de « networking » faite pour réseauter avec les professionnels des grandes boîtes. Avant de se rendre compte que le partenariat avec cette start-up posait un problème juridique pour cet établissement public. Comme auraient pu le dire nos vieux potes du journal Article 11  : à bas le réseau, vive le rosé !

Pour être journaliste, il est plus important de savoir se vendre et de développer son « réseau  » que de connaître les règles déontologiques du métier. C’est en tout cas ce qui est inculqué à l’école de journalisme de Grenoble (EDJG). Outre l’obligation de s’inscrire sur LinkedIn (sorte de Facebook professionnel), les étudiants sont sommés d’adopter un comportement exemplaire dans leurs stages faute de risquer de se « griller  » dans ce petit milieu où tout le monde connaît tout le monde. Plus que cela, ils doivent se considérer comme de véritables « ambassadeurs  » de l’EJDG et ne pas nuire à l’image de l’institution afin de préserver le réseau qu’elle a bâti.

Cette année, cet état d’esprit a failli connaître un tour de vis orwellien. La soixantaine d’étudiants de l’école a été, il y a quelques semaines, initiée à une nouvelle plateforme de « networking  » nommée « My Job Glasses  ». Le but ? « Révolutionner l’orientation et le recrutement des jeunes en connectant étudiants et professionnels.  » Réunies dans un amphi, les professeures à l’origine de l’initiative ont diffusé une vidéo de présentation de la start-up. Durant trente minutes s’enchaînent pêle-mêle étudiants de diverses « business schools » et professionnels allant de la Société Générale à L’Oréal en passant par JC Decaux, tous vantant les mérites du dispositif. Le tout est enregistré à la « Station F  », l’incubateur de start-ups du businessman Xavier Niel où est développée la plateforme. Côté auditoire les réactions oscillent entre malaise et éclats de rires. Une fois la présentation terminée, la directrice des études, visiblement froissée par la réaction des élèves, défend le bien-fondé du partenariat : «  Il n’y a pas de secret, je rencontrais trois professionnels par semaine et je n’ai jamais passé plus de trois mois sans emploi.  » C’est aussi, assure-t-elle, « un dispositif qui réduit les inégalités sociales puisque tout le monde a accès au même réseau  ».

Pourtant, la plateforme compte plus de communicants que de journalistes, qui ne sont qu’une poignée. Le tri social n’a-t-il pas déjà eu lieu lors du concours d’entrée ? Consciente de la réticence de beaucoup d’élèves, la directrice concède tout de même : « Après, je comprends que noter les rendez-vous avec un pouce vers le haut ou vers le bas vous paraisse étrange, vous n’êtes pas obligés de le faire.  »

Le mail reçu le soir même détaille pourtant les modalités de l’exercice : « Pour remplir le 1er challenge que te propose l’EJDG, tu dois contacter trois professionnels d’ici le 18 novembre 2019 à minuit pour ne pas subir de malus.  » L’objectif est de rencontrer un maximum de « mentors » d’ici le mois de mai, les étudiants étant notés en fonction du nombre d’entretiens évalués avec succès par les deux parties. De plus, des malus peuvent s’appliquer si l’étudiant ne donne pas suite à un professionnel ayant répondu à une demande de contact. Il reçoit un joli zéro s’il n’honore pas un rendez-vous sans raison valable ni justificatif. Tout cela est bien entendu enrobé d’un vernis bienveillant : « Nous visons pour toi l’excellence professionnelle qui passe par des comportements professionnels […] #MyJobGlassesLovesYou. »

Mais patatras ! Huit jours plus tard, un mail de la direction indique que « le service juridique de l’université rencontre des difficultés pour intégrer My Job Glasses ». Elle promet également de se lancer à la recherche d’une plateforme qui pourrait « mieux entrer dans le cadre légal  » et demande donc aux étudiants d’arrêter d’y prendre des rendez-vous.

Le plus triste est de constater à quel point les mentalités sont prêtes, du moins côté enseignants, à intégrer ce genre de dispositif. Seul un détail juridique émanant de l’université a pu éviter ce calvaire aux étudiants. Mais il y a fort à parier que cette start-up représente l’avenir d’une part croissante des étudiants, quelle que soit leur filière. Un avenir où l’enseignement public va travailler de concert avec des boîtes privées afin de leur fournir une main-d’œuvre corvéable à merci et adaptée à leurs besoins. Les clients de «  My Job Glasses » sont quasiment tous des grands groupes du CAC40 et le produit, ce sont les étudiants.