Accueil > Avril-Mai 2017 / N°40

Le feu au Crous

Cet hiver, deux immeubles du Crous ont subi de gros incendies. Au Village olympique, l’ancienne résidence était squattée depuis plusieurs années par des demandeurs d’asile. Sur le campus universitaire, les chambres étaient toujours louées à des étudiants, étrangers pour la plupart. Ils savaient que leur bâtiment était bien pourri. Depuis, ils galèrent et découvrent qu’il était aussi rempli d’amiante.

« – Là je voulais savoir... Tout l’immeuble, il est en train de brûler, c’est bien ça ?
– Mais oui, écoute. Les matières qui ont servi à la construction de cet immeuble sont très fragiles. Tu comprends ? – Oui. – C’est normal parce que de toute façon il n’y a que des familles d’ouvriers et des étrangers et quelques improductifs. – Oui. – Alors le feu s’empare très facilement des matières. – Ouais. – Ça se propage. Nous sommes donc en présence d’un incendie. – Aaaah. Un incendie. – C’est normal.
 »
Brigitte Fontaine & Areski, C’est normal

La résidence Condillac, sous le coucher de soleil, semble paisible ; les arbres se font bousculer gentiment par le vent, la lumière dore jusqu’au béton vieillot, tendance blockhaus, teintant le tableau d’une ambiance presque douce. Deux époques cohabitent pourtant, à quelques dizaines de mètres dans ce secteur. Condillac B scintille presque depuis sa rénovation en 2012. Sa voisine, la résidence Condillac A, fier navire du renouveau des Trente Glorieuses, tire maintenant la gueule. Des blocs qui la composent se dégage quelque chose de sinistre. Les stores d’un bleu électrique, réduits à l’état de lambeaux, appuient le surnom de la résidence : le Vieux Condillac. Le Crous (à qui appartient la résidence) semble l’avoir oubliée dans un coin de son campus. La nuit, les néons diffusent une lumière crue et inquiétante, le carrelage est parfois explosé, les prises et fils électriques pendent, ça et là, les faux-plafonds gorgés d’humidité manquent de flancher. Jean-Benoît, habitant à Condillac A, a un souvenir précis de son arrivée en octobre 2016 : « Lorsque j’ai déclenché l’interrupteur, des étincelles s’en sont échappées. » Ambiance. En novembre, une invasion de punaises de lit touche un étage entier d’un bloc de Condillac A. Une affiche apparaît, annonçant la désinsectisation imminente. Mais dans un mail, le secrétariat du Crous chante un autre air : « La mairie de Saint Martin d’Hères nous a imposé cet affichage, mais il s’agit juste d’une information. Aucune intervention n’est prévue. » Le mail renvoie enfin à une page Word, expliquant comment se débarrasser de ces petites bêtes. « Aide-toi, le ciel t’aidera » semble être le proverbe phare du Crous.

À l’intérieur, des étudiants, étrangers pour la plupart, y vivent. L’atmosphère cosmopolite se ressent, les dialectes se mélangent. Ce sont aussi les appartements les moins chers : le loyer ne dépasse pas 150 euros. Myriem, l’une des habitantes, tranche : « C’est une résidence pourrie. » Dans ce bloc, il y a des plaques électriques qui n’en font qu’à leur tête. « Le feu est déjà sorti, comme ça », décrit Myriem. Au-dessus, elle a vu des cafards. L’étudiante en première année de LEA assure enfin que « les alarmes incendie déconnaient tout le temps. Elles se déclenchaient pour un rien, lorsque quelqu’un allumait une cigarette par exemple. » Pendant une balade dans les étages, on peine à trouver les extincteurs. La dernière commission de sécurité passée par là ne connaissait certainement pas internet.

« Ta chambre brûle ! »

Ce vendredi matin, à 11h, Myriem vaque dans sa chambre quand l’alarme incendie retentit soudainement. « Lorsque je l’ai entendue, je suis sortie dans le couloir tout en pensant que ce devait être quelqu’un qui fumait. Je n’y ai pas fait attention », se rappelle la résidente. Un court-circuit vient d’avoir lieu. Il a créé des étincelles et allumé une flamme dans la chambre voisine.
Le bloc 3 de la résidence Condillac A est en train de prendre feu. Écouteurs sur les oreilles, Myriem est sortie depuis un quart d’heure quand un de ses camarades l’interpelle : « Eh, ta chambre brûle ! » Elle se retourne et voit un grand volume de fumée s’échapper du bâtiment. Elle rebrousse chemin et se précipite vers son appartement. Déjà, les flammes commencent à lécher le plafond. « Je n’arrivais plus à respirer à cause de la panique », témoigne Myriem. Yasmine se trouve dans le même état. Réveillée par l’alarme, elle a juste eu le temps de voir la fumée et de s’enfuir. Elle contourne le bloc 3 et constate, impuissante, que l’incendie a déjà atteint le cinquième étage. Elle crie alors aux résidents : « Bloquez les portes ! » Ils lui répondent : « La fumée rentre toujours. »

Jean-Benoît est réveillé par la fumée, l’alarme-incendie de sa chambre ayant sonné trop tard. Il commence à suffoquer, et contrevient aux ordres : il ouvre sa fenêtre pour échapper aux flammes.
La sécurité de l’université, fébrile, déboule. Puis la police, et les pompiers. Face aux étudiants coincés dans les étages, ces derniers tentent de réduire le feu. À 13 h, l’incendie est maîtrisé et le bilan rassurant : six personnes sont envoyées à l’hôpital, ayant respiré des volutes toxiques, mais aucun décès n’est à déplorer.

La gestion du naufrage

Face aux étudiants SDF, le Crous commence les évacuations à 15h vers d’autres logements comme la Résidence olympique (RUO) ou encore le Rabot. L’organisme file à chaque résident un billet de cinquante euros, comme une aumône. Cent autres euros leur seront donnés la semaine d’après.

À partir de ce moment, les étudiants étrangers, choqués et déboussolés, attendent une béquille. Face aux manquements du Crous, d’autres personnes viennent filer des coups de mains. Le syndicat Solidaires étudiants est constamment présent à RUO pour soutenir les sinistrés et réalise même des vidéos de témoignages de victimes. D’autres structures, comme la mosquée de Teisseire et AIV (aide et informations aux victimes) s’occupent aussi des jeunes, en rassemblant vêtements et nourritures.

À RUO, les déplacés, traumatisés, souffrent d’insomnies. Certains ont tout perdu : affaires personnelles, cours, papiers d’identité, ordinateurs... Dans cette dépression globale, un jeune Algérien tente de se suicider suite à la perte d’une grosse somme en liquide. Le numéro d’urgence fourni par le Crous ne répond pas. Nouvelle panique chez les étudiants. « Une dame d’une association nous aide et prévient une ambulance. Le Crous, dans la foulée, va appeler une psychologue », raconte Myriem. « Le Crous aurait dû être plus humain, plus présent… », déplore Yasmine.

L’amiante plane sur Condillac

Autre problème : la résidence contient énormément d’amiante. Or, les jours suivant l’événement, le Crous a oublié la présence de ce minéral à texture fibreuse.
Le jeudi 23 février, un peu moins d’une semaine après l’incendie, le bâtiment est rouvert et quelques étudiants viennent récupérer leurs affaires. Mais le lendemain, vendredi 24, un spécialiste du Crous, passé expertiser les lieux, déclare le bâtiment infesté d’amiante et les locaux sont finalement fermés.

Les étudiants ont-ils respiré des effluves emplis de fibres d’amiante ? Après l’avis du spécialiste, le Crous s’empresse de condamner le bloc 3 de Condillac A par des grilles. Dans la foulée, ses responsables commandent des analyses d’amiante. D’après les échanges de mails entre le Crous et les élèves que nous avons consultés, le matériau n’y est évoqué qu’à partir du 27 février, soit dix jours après l’incendie. Ce jour-là, le Crous dégaine dix-sept tests d’air à la recherche du « minéral magique », réalisés à tous les étages de la résidence. « Les résultats […] sont rassurants », parade le Crous. D’après lui, les étudiants n’ont pas trop inhalé de fumée comportant des fibres d’amiante. Les données recueillies par le laboratoire Eurofins démontrent que le 24 février, jour du test, l’air à l’intérieur de la résidence contenait seulement 0,9 fibre par litre d’air testé. La limite légale se situe à 5 fibres par litres.

Le seul truc avec ces tests, c’est qu’ils sont inutiles. « C’est une sur-protection qui n’est pas obligatoire mais qui induit en erreur », nous explique Christian, qui bosse dans un laboratoire d’analyse. « Le labo a fait cette analyse en sachant très bien qu’elle servait à rien », conclut-il.

Benoît (pseudo) connaît bien l’amiante et ses dangers. Il a accompagné Le Postillon sur le bâtiment sinistré et invalide l’argument du Crous : « On est sur une analyse une semaine après l’incendie. Les fibres ont été rabattues au sol par l’eau des pompiers. De plus, le bâtiment est ouvert aux quatre vents et elles ont pu s’envoler. » En faisant ces tests, le Crous savait pertinemment qu’il n’allait pas trouver d’amiante en grande quantité. Il voulait juste faire croire qu’il maîtrisait la situation.

Pourtant, de l’amiante, il en reste encore pas mal. Le Postillon a également commandé des tests, pas sur l’air, très volatil, mais sur des matériaux encore présents. Des prélèvements de cendres ont été envoyés en laboratoire. Le 30 mars, le verdict tombe : sur les trois éléments présents dans ces cendres (« tissu fibreux blanc », « matériaux pulvérulent gris », « matériau bitumeux noir ») de « l’amiante de type chrysotile » est « détectée ».
Ça n’étonne pas Benoît : « Tu vois, ce toit en tôle ondulée, au rez-de-chaussée, où de la mousse est installée ? C’est caractéristique du fibrociment, et c’est plein d’amiante. »

L’attitude du Crous est symptomatique de l’hypocrisie des pouvoirs publics. Plutôt que de reconnaître que le bâtiment était bourré d’amiante et que les étudiants en ont sûrement inhalé, le Crous a préféré commander des tests de l’air aux résultats forcément rassurants. Une dépense inutile. Selon nos informations les dix-sept tests coûtent au minimum 17 150 euros, sans compter la main d’œuvre. C’est toujours ça que les étudiants n’auront pas.