Accueil > Mai / Juin 2013 / N°20

Encore une innovation grenobloise !

Le distributeur automa-shit

On répète sans arrêt - à raison ! - que Grenoble est une ville innovante. Mais pourquoi diable l’innovation devrait-elle se cantonner dans les quartiers nord de la ville ? Pourquoi la création de richesses, la recherche illimitée de profits devrait-elle se limiter aux laboratoires et centres de recherche de la Presqu’île scientifique ou aux zones d’activités comme Innovallée ?
Cette profonde injustice est en train d’être réparée : dans les quartiers sud aussi, on se veut à la pointe de la modernité. Le quartier Mistral, longtemps considéré comme perdu pour la cause de l’Innovation, vient de faire parler de lui pour un dispositif installé dernièrement au cœur du quartier : le «  distributeur presque automatique de drogue », auquel Le Daubé (2/04/2013) a consacré une pleine page.

Comment ça marche ? Fini le commerce de drogues à l’ancienne, sous le manteau, dans un hall ou discrètement au coin d’un immeuble. Celui-là était profondément inégalitaire et discriminant : il excluait de fait les personnes timides et celles qui ne connaissaient pas les lieux.
Grâce au travail de jeunes entrepreneurs, la vente de produits illicite se réalise maintenant à ciel ouvert et à la vue de tous. Sur la place au milieu du quartier, un trou a été creusé dans un mur. N’importe qui peut s’y rendre à toute heure du jour ou de la nuit, quelle que soit sa nationalité, son âge, son orientation sexuelle, sa taille ou le montant de son compte bancaire. L’endroit est même accessible aux personnes à mobilité réduite. Un client nous raconte : « Un interphone permet de signaler sa présence. Une main gantée sort alors du trou et une voix demande quelle est la nature du produit recherché : shit, herbe, coke, tout est disponible. La main gantée prend l’argent, disparaît dans le trou et ressort quelques instants plus tard avec un sachet correspondant à la commande  ».

Depuis une année que ce dispositif innovant est installé, le succès ne se dément pas. Il a véritablement permis d’ouvrir le quartier et de faire venir du monde dans cet endroit injustement enclavé et stigmatisé. On vient de toute l’agglomération à Mistral pour faire ses courses et cette innovation est même devenue une attraction. Une néo-cliente nous a confié : « Je ne consomme pas de drogue, mais j’ai demandé à un ami de l’accompagner pour voir ce nouveau magasin. » Certains jours, en fin d’après-midi, une telle queue se forme devant le «  trou » qu’un des ces innovants entrepreneurs est obligé de sortir pour organiser plusieurs files selon les produits désirés, « comme au cinéma ». Les habitants de Mistral voient ainsi défiler toute la journée une faune variée, allant du jeune étudiant chevelu au cadre dynamique avec belle voiture et attaché-case. L’arrivée de ces clients permet même un peu de mixité sociale dans ce quartier où l’essentiel de la population vit chichement. La réussite est telle qu’un témoin anonyme déclare au Daubé (2/04/2013) : « C’est un système très bien organisé qui est vu de près par les plus gros trafiquants parce que les interlocuteurs et les risques sont limités. Et ça brasse des centaines de milliers d’euros. C’est une sorte d’expérimentation qui pourrait être reprise ailleurs. »

En attendant d’essaimer dans d’autres villes ou d’autres quartiers, le dispositif a fait des petits à Mistral même. À quelques centaines de mètres du distributeur automa-shit, un autre point de vente similaire a été installé, avant d’être pris pour cible par la police, qui n’a pas dû mesurer toute la dimension innovante de ce système. Celui-là était en effet équipé «  d’un système de visiophonie permettant de voir qui venait acheter de la drogue  » (Le Daubé, 27/02/2013). Les policiers ont également découvert un tunnel sur une vingtaine de mètres afin de pouvoir passer du point de vente à la montée d’immeuble voisine, ainsi que des talkies-walkies. Interphones, talkie-walkie, systèmes vidéos de surveillance : on voit ici la volonté de ces jeunes entrepreneurs de s’intégrer au modèle grenoblois en prenant soin d’utiliser le meilleur de la technologie dans leur activité quotidienne. On pourrait même imaginer des collaborations avec le CEA-Grenoble pour créer des innovations technologiques adaptées à ce commerce : robot remplaçant la main humaine gantée, écran tactile intelligent pour choisir son produit, application Iphone pour passer sa commande, pré-paiement en ligne : les débouchés sont potentiellement nombreux. Et pourquoi pas créer un pôle de compétitivité, « Minaloshit » ou « Crolles Beuh », pour assurer la visibilité internationale de ce savoir-faire local ?

L’esprit ingénieux de ces précurseurs semble en tout cas intéresser le champ politique. L’UMP se sert même de cet exemple pour attaquer le PS au pouvoir. « Ils [NDR : les socialistes] font semblant de réfléchir depuis des mois et des mois pour ne pas décider de mettre en place un vrai réseau de caméras de vidéo protection, tandis que les délinquants installent des systèmes de visiophonie sur la voie publique, rue Albert Thomas à la cité Mistral, pour surveiller la rue et les trafics de drogue ! » (Jean-Claude Peyrin à la première primaire UMP, 20/03/2013). On voit bien que ces actes innovants pourraient pousser les politiques à prendre des décisions courageuses.

Pour la cité, les effets positifs de cette activité marchande sont légions : outre une baisse sensible du nombre de cambriolages constatée par certains habitants, il faut noter le formidable débouché qu’offre cette activité à de nombreux jeunes. Les opérations menées par la ville de Grenoble, « 100 chances, 100 emplois » ou le « Forum pour l’emploi » ne peuvent se prévaloir d’un tel succès. Rejetés par l’éducation nationale et le marché classique de l’emploi, ils trouvent ici un statut social et un salaire plus que confortable. Guetteur, comptable, convoyeur, vendeur : les métiers sont variés, les perspectives d’évolution de carrière intéressantes. Les séminaires d’entreprise régulièrement organisés à Varces permettent aussi de voir du pays.

Impossible en revanche de connaître les détails de leur organisation ou le rapport avec leur hiérarchie. Ces jeunes ont en effet intégré la même règle de fonctionnement que les salariés des collectivités publiques ou des grandes entreprises : le devoir de réserve. Leur discipline est aussi rigide que celle des employés de la ville de Grenoble, restant bouches-cousues concernant l’ambiance à l’intérieur de leur organisation et la personnalité de leurs leaders.

Certaines personnes, envers et contre tout, prétendent que les produits vendus ici seraient dangereux pour la santé. Une attitude de peur et de rejet stérile, dûe au paralysant principe de précaution. Pourtant, aucune étude sérieuse n’a démontré que la consommation de cannabis ou de cocaïne était dangereuse pour la santé, les morts imputés à ces causes étant, comme pour Tchernobyl ou l’industrie chimique, sujettes à de nombreuses controverses. Si on écoutait ces gens-là, frileux par nature, on retournerait au temps de l’alambic-à-papa et de la fumette du tussilage.
On reproche également à ces pionniers de fournir des produits de plus en plus chers et de moins en moins bonne qualité. Mais il ne s’agit pas de mauvaises intentions, juste de l’application concrète du concept de l’obsolescence programmée, qui guide la croissance de tant d’entreprises dans des secteurs d’activité plus traditionnels.

Contrairement au Daubé, il ne faut pas voir dans ce commerce et les activités de ces jeunes une menace pour le système. Par le biais de cette « libre-entreprise mistralienne », comme disent certains habitants, ils soutiennent activement le développement du capitalisme sauvage. Des experts nous confirment cette évidence, comme le rappeur quarantenaire Akhénaton : « Les gamins des quartiers n’ont majoritairement plus aucune conscience sociale, ni politique. Ils veulent ressembler à ‘‘monsieur tout le monde’’, mais version riche. (...) Et si certains d’entre eux sont délinquants pour pouvoir accéder à leur idéal, ce ne sont pas des « robin des bois », ce sont des délinquants ultra-libéraux » (Le Huffington Post, 28/02/2013). Le philosophe Jean-Claude Michéa pense, lui, que ces dynamiques businessmen sont « infiniment mieux intégrés [au système capitaliste] que ne le sont les populations, indigènes ou immigrées, dont [ils assurent] le contrôle et l’exploitation à l’intérieur de ces quartiers expérimentaux que l’État [leur] a laissés en gérance ». Il assure que, comme les membres du Medef, ils assignent « à toute activité humaine un objectif unique (la thune), un modèle unique (la transaction violente ou bizness) et un modèle anthropologique unique (être un vrai chacal)  ». Leur raison d’être est donc « de recycler, à l’usage des périphéries du système, la pratique et l’imaginaire qui en définissent le Centre et le Sommet. L’ambition de ses membres n’a, certes, jamais été d’être la négation en acte de l’Économie régnante. Ils n’aspirent, tout au contraire, qu’à devenir les goldens boys des bas-fonds. Calcul qui est tout sauf utopique  » (Jean-Claude Michéa, L’enseignement de l’ignorance, Climats, 1999).

Ainsi la municipalité devrait-elle considérer les petits commerçants de Mistral et des autres quartiers de Grenoble comme des modèles de développement de son idéologie dans le sud de la ville. Si la mairie soutient - via ses subventions au CEA-Grenoble, aux pôles de compétitivité, aux grandes entreprises de nouvelles technologies comme STMicroélectronics - le capitalisme mondialisé, l’ultralibéralisme, la concurrence acharnée, la recherche illimitée de profit, la marchandisation de la vie, alors pour être en cohérence avec ses actes, elle doit également soutenir les « distributeurs automa-shits » de Mistral.

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