Naissance d’une lutte - premier épisode -
Le cri de la cabine
Depuis onze années, on fait du journalisme local. On le répète à tous les gens qui voudraient qu’on soit plus militants. Tous les deux mois, on saute d’un sujet à l’autre, évoquant telle injustice, critiquant telle évolution, dévoilant telle information, racontant telle histoire méconnue, raillant telle personnalité, sans jamais vraiment s’engager pour une cause.
Il y aurait tant de combats à mener. Des combats essentiels, tous plus importants les uns que les autres. Il y en a tellement qu’on vient de décider de se battre pour une cause d’apparence dérisoire :
La réinstallation de 22 cabines téléphoniques à Grenoble.
C’était un des points du programme du Parti popolitique, éphémère candidat aux dernières élections municipales à Grenoble. Si aujourd’hui, Le Postillon fait sienne cette revendication, c’est parce qu’elle ne nous paraît pas si dérisoire que ça.
Les cabines téléphoniques ont coexisté avec le téléphone portable une petite vingtaine d’années. Les dernières ont été ramassées il y a cinq ans à peine par des camions plateaux avec une petite grue dessus. Tout le monde s’en foutait. Elles ont servi jusqu’au bout de supports aux affiches du Postillon. Le 8 janvier 2015 par exemple, notre affiche sur Charlie hebdo, collée sur une cabine, était twittée et re-twittée dès le lendemain. Eh ouais : les cabines ont aussi coexisté avec twitter. Elles étaient moches, trop chères, et souvent bien crados.
Que serait devenu le monde si les cabines avaient été moins chères ? Par exemple, si on avait pu prendre un abonnement pour des appels illimités au même prix qu’un forfait de portable ? Si on avait pu récupérer sa pièce au lieu de la perdre dès qu’on tombait sur un répondeur ? Leur disparition est-elle la conséquence ou la cause de l’invasion des portables ? À quel point la négligence avec laquelle elles ont été entretenues a accéléré leur chute ?
Demander le retour des cabines téléphoniques, c’est exiger le droit de pouvoir vivre sans téléphone portable. Il y a tant de combats à mener, mais voilà, on en a choisi un qui fait converger les luttes contre l’individualisme, l’extraction des métaux rares, la fonte de la banquise, l’abrutissement par les écrans, la publicité ciblée, la traçabilité de tous vos faits et gestes.
Ce n’est pas seulement pour nos cas personnels qu’on se bat. Un peu quand même : au sein de l’équipe du journal, on est trois à vivre sans mobile. Ce n’est ni une honte ni une fierté. C’est juste qu’on pense valoir mieux que ça. C’est juste qu’on a pris au mot ces technophiles qui nous répétaient il y a vingt ans qu’on aurait le choix d’en posséder un ou pas. Dans une société où avoir le choix est une valeur supérieure, on voit pourtant bien, jour après jour, l’étau se resserrer, tout ce qu’on ne peut plus faire sans 06, tous ces services qui t’envoient un code par SMS. Le coup de pouce vélo, par exemple, cette aide de l’État aux cyclistes apparue dans l’urgence après le premier confinement : réservée aux détenteurs d’un portable ! Et bientôt un simple portable ne suffira plus, il faudra avoir un smartphone pour télécharger des applis afin de réaliser des gestes banals, prendre le train, le bus, un vélo en libre-service, faire des courses, avoir accès à son compte en ligne.
Tenez, prenez par exemple Vincent : depuis six mois il bataille avec la Banque Postale pour continuer à recevoir ses relevés de compte en papier. Au printemps dernier, un conseiller financier lui avait généreusement annoncé qu’il avait maintenant accès à ses comptes en ligne gratuitement et que c’était une révolution géniale. Au début il n’avait pas compris ce que ça voulait dire. Ça voulait dire qu’il ne recevrait plus ses relevés sur papier, pardi ! Au bout de quelques mois il a compris et a essayé de se connecter. Sauf que pour y avoir accès il lui fallait taper un code reçu par SMS : impossible si on n’a pas de portable. Alors Vincent, qui a moins de quarante ans, est allé voir les agents postaux et on lui a gentiment dit que « ah oui c’est vrai que ça pose problème pour certaines personnes âgées ». Car quand on n’a pas de portable, c’est forcément qu’on est une personne (très) âgée, voire grabataire complètement dépendante. Vous avez déjà vu les rayons de vente de téléphones fixes filaires dans les magasins d’électroménagers ? Il n’y a que des produits avec des touches énormes et des étiquettes « compatible aides auditives ».
Bref, les sans-portable jeunes, sans problème d’audition ni d’arthrose aux doigts, sont condamnés à mourir en silence. On nous regarde comme des extraterrestres quand on annonce ne pas avoir de portable et on en vient presque à avoir honte. Réclamer le retour des cabines téléphoniques, c’est un moyen de relever la tête. La déconnexion doit être un droit, et la honte doit changer de camp !
Assez disserté sur nos cas personnels : il s’agit aussi d’un problème politique. Le portable pour tous permet déjà aux industriels comme aux gouvernants et à leurs forces de l’ordre de suivre ceux qu’ils veulent à la trace. Pas un problème si on n’a rien à se reprocher ? Pourtant fliquer tout le monde par défaut, par son numéro ou son ADN fait de chacun un suspect. C’est l’inversion de la charge de la preuve : il y a trois mois, les inculpés de la Buisserate (voir Le Postillon n°58) se sont vu reprocher par les enquêteurs leur téléphone à carte prépayée – impossible à tracer, et alors ? Si aux yeux de la loi, chacun est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire, aujourd’hui la justice considère pourtant l’absence de portable nominatif comme un comportement suspect.
De grands noms soutiennent notre lutte. La dessinatrice Claire Brétécher, par exemple, trouvait inconcevable de s’attacher un tel fil à la patte et d’être « tout le temps joignable ». Et Tom Sawyer est parti à l’aventure sans portable avec Huckleberry Finn. Mais les héros d’aujourd’hui téléchargent #tousanticovid (ou #stoplamort comme dit le journal La Décroissance) en croyant sauver des vies : l’épidémie de coronavirus est une aubaine pour accélérer le développement du flicage généralisé. Les bars, s’ils rouvrent un jour, pourraient bien être obligés d’afficher un QR code que les clients flasheront en entrant. Traçabilité. Monitorisation de chaque instant de la vie – d’abord volontaire, sur les réseaux sociaux. Et puis insidieusement par la réglementation, mais toujours pour la bonne cause. Dans quelques mois, pourra-t-on entrer dans un bar sans smartphone ?
Quand on demande à des pignoufs d’imaginer l’avenir ils parleront encore de voiture volante ou mieux : de skate-board volant, comme si la SF des années d’après-guerre, au lieu d’alerter les esprits sur de possibles dérives totalitaires, n’avait servi qu’à préparer le catalogue des marchands de jouets du futur. Derrière ces gadgets, c’est l’utopie déprimante d’un monde de servitude qui s’annonce.
Notre utopie est bien plus subversive. Notre utopie va à rebours du temps, et aussi bien au-delà de ce que l’époque, prise dans une spirale délétère, est capable d’imaginer. Notre utopie arrête tout et réfléchit. Elle se souvient que des personnes libres il y a trente ans trouvaient aberrant d’être suivies à la trace dans tous leurs mouvements. Le Postillon continue de penser qu’on peut pas vivre sans tendresse, mais que si tout le monde envoyait son téléphone portable se faire recycler, le monde s’en trouverait vivifié.
Pour installer dans Grenoble et son agglomération 22 cabines téléphoniques à pièces, tous les moyens seront bons. Elles seront publiques, abordables, peu complexes technologiquement, sans pub et non intrusives. On nous opposera des arguments techniques. On nous opposera des arguments économiques. Ceux-là mêmes qui rêvent de coloniser Mars ou de devenir immortels nous opposeront le bon sens : on n’arrête pas le progrès. On oubliera que la disparition des cabines s’est faite, non à la demande des utilisateurs, mais contre eux, en leur permettant de posséder pour bien moins cher des téléphones portables – quand bien-même ils auraient préféré garder les cabines –, elles ont été rendues non compétitives et désuètes. La suite est aussi logique que pour des lits dans un hôpital public : on ferme. Place à l’ambulatoire. Et vous avez vu l’état des soignants de l’hôpital public après cette purge ?
Promoteurs du progrès, prenez garde : ce n’est pas toujours un progrès d’aller de l’avant. Ce n’est pas toujours un recul que de regarder en arrière. Et ce n’est pas être Amish que de dire cela.
Ces nouvelles cabines, on les proposera au budget participatif, on les installera nous-mêmes s’il le faut, et quand on aura gagné on demandera le retour de l’annuaire papier.
Et surtout, on ne va pas le faire seuls mais avec vous : bricoleuses, ingénieurs télécoms en rupture de ban, brocanteurs qui auriez gardé une de ces précieuses cabines dans un entrepôt : si ça vous chauffe, rejoignez-nous. On est hyper déter’. On lâche rien !