Histoire d’une rencontre qui n’aura pas lieu
Le berger et les flashcodes
Que fait la Métropole grenobloise pour la montagne ? L’année dernière, un appel d’offres autour de « l’art » et des « transitions » a abouti à des panneaux nécessitant un smartphone pour être décryptés. Petite virée au cœur de l’alpage surfréquenté de Chamechaude.
Rien de mieux qu’une petite décuvetée pour un bon décuvage.
On était fin avril, un dimanche après-midi, et on s’est motivé pour faire un tour à Chamechaude, histoire de prendre l’air après une soirée un peu trop arrosée. Bon j’avoue, on n’a pas trop regardé si Chamechaude ça faisait 10 kilomètres à vol d’oiseau, parce que déjà, on n’avait pas vraiment moyen de chevaucher un oiseau, vu qu’on n’avait que des vélos, et en plus on avait vachement envie d’y aller. On s’est dit qu’à la louche, ça devait pas être plus dangereux que de zoner à la Bastille. Cette histoire des 10 kilomètres il faut bien l’avouer, on n’avait pas besoin de faire semblant de rien y comprendre pour ne rien y comprendre.
Arrivé au col de Porte, on avait retrouvé notre fraîcheur, et on avait embrayé à pied la montée vers le sommet. Tout était en notre faveur, le temps qui nous balançait ses dernières averses de soleil de la journée, et les flics, qui avaient complètement oublié qu’à l’entrée de la Chartreuse ils auraient pu faire carton plein.
Seulement voilà, arrivés à la cabane du berger, patatras, tout tombe à l’eau. C’est en lisant un panneau planté de façon joliment ostentatoire qu’on nous apprend, le souffle court et en toutes lettres qu’on avait fait un impardonnable oubli. On avait pris un bâton, de l’eau, un K-way, des granolas plein le sac, mais on avait oublié l’essentiel : un smartphone.
On s’est dit c’est dur quand même, de casser l’ambiance comme ça d’un coup, au milieu de la montagne. Car en lisant le petit texte explicatif de la pancarte, on apprenait que celle-ci n’était qu’une des huit disséminées sur le GR9 entre la place de la mairie du Sappey-en-Chartreuse et le plateau de Chamechaude. Et ce sont les multiples QR codes estampillés sur ces panneaux qui permettent, par le truchement d’un smartphone, de scanner, puis d’écouter une « exposition sonore et visuelle » sur le thème du pastoralisme. Seulement voilà, pour nous c’était surtout une exposition « sonore et virtuelle ».
Pour pousser le virtuel jusqu’au bout, il nous aurait fallu des téléphones intelligents qui traduisent des petits carrés aussi moches que muets en bandes sonores qui nous parlent. On avait soudain la sensation de tout rater. Vous savez, cette sensation d’entendre un feu d’artifice exploser sans arriver à le voir entre les immeubles ou de sentir vibrer le tout Grenoble un soir de fête de la musique quand on est une soignante de garde enfermée entre les murs de l’hôpital.
Retour en arrière.
Nous sommes le 15 mars 2020, à la veille de la déclaration de guerre sur les ondes du président Macron qui marque l’entrée historique de la France dans le premier conflit mondial sanitaire. Mais l’histoire retiendra que c’est aussi la date d’ouverture de l’appel à projet lancé par la Métropole de Grenoble et de ses Alpes (Grenoble-Alpes Métropole, rien que ça), pour un événement culturel sur le thème « Art, montagne et transitions ». Ça claque, faut l’avouer.
Parmi les divers objectifs politiques affichés dans cette annonce de don d’argent public (87 500 euros sur trois ans, quand même !), on peut citer par exemple « promouvoir la diversité culturelle et contribuer au rayonnement de la Métropole » ou encore « faciliter l’accès du citoyen à la culture en tant que facteur d’intégration sociale et contribuer à renforcer le sentiment d’appartenance au territoire ». Au passage, remplacez les mots « Métropole » ou « territoire » par « parti communiste », « régime de Vichy » ou « empire romain », et ça fait aussi des chocapics. Étonnant.
En y réfléchissant à posteriori, je me dis que la Métropole a vu juste. En regardant autour de moi, cette après-midi-là, j’ai vu de mes propres yeux tous ces gens en grand besoin d’intégration sociale et culturelle et qui ne demandaient qu’à « faire territoire ». Pour preuve : on a croisé sur cette montagne quelques jeunes couples bucoliques partis en balade amoureuse, quelques familles proprettes parties en balade dominicale, et à peu près zéro bande de jeunes ou de vieux des quartiers sud de Grenoble et de sa banlieue et pas un seul livreur Deliveroo avec son sac à dos carré (pourtant très pratique pour partir en grande randonnée). En revanche, on a croisé pléthore de trailers, oreillette connectée avec fixation ergonomique, smartphone scotché au bras (genre bouée de bain mais en plus classe), tous très pressés, même un dimanche.
Sensibiliser les trailers à la vie artistique, vaste entreprise je me suis dit. Mais quand même belle motivation de la part de la Métropole que de s’attaquer à ce véritable fléau social. Rendez-vous compte de cette insidieuse exclusion ? Quand tu vas courir six fois par semaine, tu n’as pas accès à l’art, en tout cas, c’est pas facile de s’y intéresser. Pour un peu qu’il faille rester fidèle aux sessions grimpe le week-end dans les Baronnies, et faire au moins deux/trois sorties de dry tooling ou d’alpi’ pour te changer un peu les idées – quand même – comment est-ce que tu peux t’intéresser à l’art au milieu de tout ça ? Eh oui, les ingénieurs grenoblois désocialisés culturels se prennent eux aussi ce que les sociologues appellent le déterminisme social en pleine face. Heureusement, la Métropole a décidé de faire quelque chose pour eux, toujours soucieuse d’égalité parmi ses concitoyens, ce qui ne peut que susciter l’admiration.
Retour en arrière.
Nous sommes le 15 mai 2020, la France est engagée depuis maintenant deux mois dans ce que d’aucuns pourraient appeler le début de la « drôle de guerre ». Alors que l’on décrit l’ennemi comme impitoyable et prêt à bondir au moindre postillon, les trois quarts de l’humanité riche souffrent de n’avoir rien à foutre de sa vie ou de devoir supporter ses gosses ou son mari 24 heures sur 24 à la maison. Pendant ce temps-là, des soldates montent encore au front et s’enterrent dans des tranchées inhospitalières creusées par le gouvernement lui-même.
Mais l’histoire retiendra que le 15 mai 2020 c’est aussi la fin de l’appel à projet lancé par la Métropole de Grenoble et que la sélection des dossiers peut enfin commencer. Heureux gagnant : le collectif « Les passagers », association grenobloise composée « d’architectes, de designers, de plasticiens, de médiateurs culturels, de graphistes et de documentaristes sonores ». Il n’en fallait pas moins.
Pour départager les candidats, des principes et des critères de sélection ont été fixés. Il fallait notamment « animer et fédérer durablement le territoire » (bon, lire des QR codes tout seul devant son smartphone au milieu d’une montagne, ça fédère et ça anime sévère). Il était également de bon ton d’ « adopter une démarche éco-responsable concernant la gestion et la réduction des déchets, les transports, la restauration, la communication, la création, l’installation d’un objet/d’une œuvre et son occupation de son milieu et des sites ». Le collectif retenu promeut pourtant l’utilisation du smartphone, objet dont la production, l’utilisation et le recyclage sont des catastrophes écologiques en plus d’être le produit de l’exploitation de nombreux travailleurs. Mais là encore, pas d’incohérence : il ne faut pas que ça pollue, certes, mais sur place. Pour tout le reste on s’en fout, donc pas d’erreur sur l’attribution du marché.
De la même façon, quand j’ai vu le mot « transport » dans la rubrique éco-responsable je me suis dit de prime abord : vu le nombre de bagnoles et de motos qui nous ont enfumés pendant la montée au col, est-ce bien éco-responsable ? Monter 1,5 à 3 tonnes de ferraille au col de Porte (poids d’une voiture), partir courir avec son smartphone pour scanner des QR codes dans la montagne, en faire des expositions sonores pour ses oreillettes high-tech, et redescendre aussitôt, ça me paraissait un peu fou. Mais là encore, il faut bien comprendre que ce qu’il ne faut pas polluer, c’est le site, pour tout le reste, la cuvette est déjà bien assez habituée à suffoquer.
Retour en arrière.
Nous sommes le 27 novembre 2020, à peine quelques jours avant que les Françaises et les Français ne reprennent espoir de façon déraisonnable. Oui parce que dans deux semaines à peu près, on apprendra qu’Emmanuel Macron sera testé positif au Covid 19, et on se mettra presque tous à espérer que le variant présidentiel soit l’un des plus sévères de la planète. En vain.
Mais l’histoire retiendra que c’est aussi le jour qu’a choisi le journal de propagande de la Métropole pour publier un article entièrement dévoué - photos aux couleurs d’automne à l’appui - à ce fameux projet désormais intitulé : « Ailleurs, au coin de la Bergerie » sous-titre de la réclame : « Marcher dans les pas des bergers de Chamechaude. » Là encore, ça en jette. On sent déjà la fibre artistique ourdir une belle épopée pastorale autour de ce thème qui fait rêver le citadin sans même y avoir encore ajouté une seule note de poésie. Et on ne s’y trompe pas. Car l’article nous fait part du témoignage de Christiane Dampne, réalisatrice sonore, qui nous explique : « Nous souhaitons offrir un regard sensible sur l’élevage des ovins au Sappey-en-Chartreuse et sur le pastoralisme dans l’alpage de Chamechaude. » La sensibilité, le cœur de l’art : comment ne pas adhérer ?
Mais quel est ce chef-d’œuvre ? « Au départ du Sappey-en-Chartreuse, les premiers panneaux de l’exposition sont accessibles par tous, y compris les petits marcheurs dès 4 ans. Ils seront d’autant plus motivés que le balisage constitue un jeu de piste avec des QR code à prendre en photo avec son smartphone, pour entendre l’interview des brebis et de leurs éleveurs. Des baignoires, rappelant les abreuvoirs utilisés par les éleveurs, émaillent le chemin en se remplissant de moutons à compter ! »
À tous les parents de la cuvette et d’ailleurs, si vos enfants passent leurs journées devant des écrans, surtout n’hésitez pas, allez vous balader en Chartreuse avec votre progéniture et ce sera une belle occasion de pouvoir continuer au grand air.Mais malgré les apparences, là n’est peut-être pas le plus déroutant. Après tout, chacun s’exprime comme il le veut, et pourquoi pas des baignoires virtuelles qui se remplissent de moutons virtuels au milieu de montagnes pas virtuelles du tout ? Je suis qui après tout, moi, pour dire que les artistes font de la merde ?
En réalité, ces flash-codes de palabre occultent le véritable problème de la montagne de Chamechaude : sa surfréquentation. Toujours dans le journal de la Métropole, on apprend que « les pratiques agricoles puis récréatives se sont multipliées et diversifiées, au point parfois d’entrer en conflit. L’enjeu est de présenter un alpage à partager ». On comprend vite qu’il n’y a guère que la « présentation » qui compte quand on lit la suite : « Au cœur du Parc national de Chartreuse, magnifié en cette période automnale, le groupement pastoral de l’Emeindra-Chamechaude, regroupement d’éleveurs dans le massif de la Chartreuse, a compté jusqu’à 15 000 passages (randonneurs, vététistes..) sur les trois mois de la période estivale, ce qui promet une belle visibilité à cette exposition. »
C’est marrant comme conclusion vous trouvez pas ? Moi j’aurais plutôt vu un truc du genre « ce qui promet une sacrée galère pour garder des brebis et des clôtures en état, au milieu de cette marée humaine citadine ». Parce que bizarrement dans tout ce dispositif artistique, si on entend beaucoup causer les éleveurs, on n’a jamais la version du berger. Alors je suis allé toquer à sa porte.
Tomas a gardé les brebis sur Chamechaude les deux dernières années et ses paroles dénotent par rapport à l’eau de rose servie par les éleveurs interviewés dans l’exposition sonore : « Garder dans cet alpage, c’est une sacrée mission ! On dit que 15 000 personnes passent sur l’alpage, mais ce n’est qu’un comptage approximatif, en réalité, c’est bien plus. » Cet afflux de monde complique bien le métier : « Ce qu’il faut comprendre, c’est que le GR9 est là pour essayer de canaliser un peu les promeneurs, mais en réalité, il y en a partout, partout. Des dizaines de sentiers qui coupent l’alpage et qui rendent difficile le travail de gardiennage du troupeau. En plus de ça, les gens montent tous avec leur clebs, des centaines chaque saison, les bêtes et la faune sont constamment dérangées. Sans parler de tous les autres problèmes que cela engendre, notamment celui de l’érosion de la montagne. »
Les anecdotes ne tarissent pas, sur sa cabane subissant un « défilé incessant de gens qui tentent de rentrer par tous les moyens » ou sur ses tentatives de pédagogie envers le grand public. Un terme revient très souvent dans ses paroles, c’est celui de « berger carte postale ». Il s’explique : « Le mois d’août et tous les weekends d’été, sur cet alpage, il y a tellement de monde que je dois baisser leregard, pour éviter d’engager une conversation, j’ai seulement le temps pour une ou deux rencontres dans la journée, les autres me prennent pour un berger de carte postale, je n’ai pas le temps de leur expliquer mon métier, toutes ses nuances, ce qui est beau, et puis ce qui est beaucoup moins paradisiaque que ce que l’on peut imaginer. »
En fait, Tomas en a un peu gros sur la patate. Son discours n’est pas du tout vindicatif, notamment vis-à-vis des éleveurs-employeurs avec qui il s’est bien entendu. Il est plutôt empreint de passion, et c’est beau à entendre, même s’il y a de la désillusion : « Moi aussi j’ai été un de ces gamins qui montait le dimanche en balade à Chamechaude, et j’ai été bercé par ce mythe d’évasion et de liberté. » Un mythe mis à mal par l’écart qui se dessine entre l’image qu’il incarne pour les badauds d’une part, et la réalité de son quotidien d’autre part.
Se pose alors une question : pourquoi sa parole n’apparaît-elle pas dans les pastilles sonores ?
« Honnêtement, je ne pense pas que les éleveurs et les auteurs du projets aient essayé de me cacher quoi que ce soit. Mais ils ne m’ont jamais invité à y participer ou à donner mon avis. » Après ces deux saisons passées à Chamechaude, il aspire en tout cas à bosser dans un alpage avec de meilleures conditions de travail, proclamant : « Deux ans, j’ai le record de longévité sur cet alpage ! Ça fait quelques années que les bergers ne restent qu’une seule saison ici, ou moins. » Un détail qui en dit long.
Au fond, ce témoignage donne une sacrée légitimité à la forme qu’a pris ce projet « artistique ».
On ne peut pas garder 15 000 touristes dans une montagne comme on garderait 15 000 brebis. Une armée de chiens de berger pleins de fougue, des centaines de kilomètres de clôtures électriques, un escadron d’aides bergers, une galerie entière de panneaux JC Decaux estampillés « ne cassez pas les clôtures » n’y suffiraient pas. Le plus pratique, c’est de les lobotomiser dès l’âge de 4 ans avec un smartphone, pour qu’ils ne sortent pas du GR9 et pour éviter que la vie ne leur offre, comme elle sait parfois le faire, d’adresser la parole à un vrai berger. La seule solution pour drainer encore plus d’urbains dans les montagnes c’est que personne n’ait à se rencontrer et faire en sorte qu’une belle connexion les sépare. La connexion au monde du numérique.
Mais moi j’ai beau me moquer, me cacher derrière des stéréotypes réducteurs et des ironies faciles, des solutions, j’en ai pas. Un habitant de Grenoble ne peut pas connaître les contraintes et les besoins d’un troupeau puisque cela ne fait pas partie de son quotidien, ni même de sa culture : comment lui en vouloir ? Et d’ailleurs, nous, ce dimanche après-midi, ne participait-on pas de façon entière et certaine à une infime partie de l’addition de petits pas qui deviennent sans s’en rendre compte, un envahissement, presque une colonisation ?
La question que je me pose, c’est pourquoi la Métropole, qui s’obstine à toujours attirer plus de monde dans nos vallées et dans nos montagnes, ne parle pas honnêtement de cette problématique ? Pourquoi n’essayent-ils pas d’organiser la rencontre ailleurs que dans un alpage plutôt que de la rendre illusoire et virtuelle ? Cette problématique n’est pas propre à Chamechaude : au col du Coq, le berger ne veut plus bosser le week-end à cause de l’affluence et les éleveurs sont obligés de chercher des remplaçants.
Peut-être que les solutions naissent tout simplement des discussions et des échanges rendus possibles. C’est bateau comme propos vous me direz. Mais même le bateau, la Métropole le coule sans vergogne avec ses projets faussement coopératifs et fédérateurs. « Marcher dans les pas des bergers de Chamechaude » n’est en effet qu’un vaste mensonge écrit par la Métropole en lettres majuscules sur son journal, car la personne qui pourrait éventuellement correspondre à cette idée de vivre, de travailler, de ressentir ce territoire, c’est le berger qui s’y pèle les miches, qui s’y prend des coups de soleil, qui y dort, qui le déteste parfois les jours de brouillard, qui l’aime beaucoup, au fond. Et c’est précisément le seul à qui on ne donne pas la parole. Même ses brebis on les fait parler dans un microphone, pas lui.
« Art, montagne et transition », peut-on lire à tout bout d’alpages. On transitionne donc vers des pentes sur-piétinées dans lesquelles il devient toujours plus difficile de se comprendre. Et qu’importe cette somptueuse hypocrisie : la Métropole utilise l’image d’Epinal du pastoralisme pour faire la pub d’une montagne qui rendra le pastoralisme lui-même encore plus difficile. La boucle est bouclée et force est de constater que la transition est plutôt circulaire : malgré toutes les belles paroles, on tourne en rond.