Laaiiisseeeez paaaasser les p’tits cailloux !
Tout commence par un courrier dans la boîte aux lettres. Expéditeur : le FLC ou Front de libération des cailloux.
« Salut Le Postillon. Avez-vous vu ces milliers de cailloux enfermés dans des gabions le long de l’autoroute A480 ? Quelle infamie ! Entassés par millions dans des cages le long d’une deux fois trois voies surpolluée sans perspectives d’évasion… Voilà qui symbolise bien le sort réservé aujourd’hui à nos amis les cailloux, que l’humanité exploite sans vergogne sans réaliser tous les services “écosystémiques” qu’ils rendent. Stockage, filtration, épuration des eaux, habitats facteurs de biodiversité, support de petite agriculture, aménités naturelles, etc. La grande famille des cailloux, de granulométrie très variée (minerais, agrégats, blocs, galets, gravillons, sables, etc.), mériterait beaucoup plus de considération ! Au lieu de quoi on les séquestre, on les concasse, on les drague, on les assigne à résidence, on les empêche de remplir leurs beaux rôles écologiques… On a besoin des cailloux pour prévenir les inondations, pour la stabilité des terrains, pour des habitats d’espèces, pour alimenter la Camargue en sable. Les plus petits en particulier (diamètre 32 à 64 mm) subissent de nombreuses agressions répétées.
Alors que : qu’est-ce qu’il veut, le caillou qui tombe des montagnes dans une de nos rivières ? Faire des petits et aller à la mer, tout simplement…
Nous vous écrivons donc pour que vous ouvriez les yeux de vos lecteurs sur la dure réalité subie par les roches et sédiments de différentes tailles. N’ayant malheureusement pas de caillasse pour essayer de vous acheter, on espère vous avoir convaincu de prendre parti pour la libération des cailloux. »
Défendre les cailloux ! Vl’a autre chose… Vous nous connaissez : au Postillon, on aime les causes perdues. En prenant régulièrement parti pour des conditions décentes de travail à l’hôpital, le maintien du service public postal, la nécessité d’une vie loin des écrans, les Gilets jaunes, les cabines téléphoniques ou le cycliste Thibaut Pinot, on a régulièrement montré notre propension à défendre tous les combats, même ceux n’ayant aucune chance d’aboutir. Mais la caillasse… Ces milliards de milliards de cailloux, si nombreux qu’on y prête aucune attention si ce n’est pour ne pas se casser la gueule en butant sur l’un d’entre eux… Il y a bien les cristaux, les belles pierres de taille, les fossiles… mais pourquoi se préoccuper du commun des pierres ?
N’empêche qu’un élément m’attrape dans le courrier du Front de libération des cailloux : leur volonté de « faire des petits et d’aller à la mer ». Je n’avais jamais réalisé ça, que le destin de certains de nos cailloux alpins pouvait être d’aller jusqu’à la mer, et qu’ils y arrivaient d’autant plus facilement quand ils « faisaient des petits », c’est-à-dire quand leur érosion progressive les transformait en petits sédiments, voire en sable… Et que depuis près d’un siècle, avec le développement frénétique des barrages, cela devenait de plus en plus compliqué pour eux. Alors je cherche sur le Net des infos sur les multiples enjeux de cette entrave à la circulation des cailloux, notamment sur la Camargue, région en voie de submersion. Marsactu (27/07/2022) m’apprend que si « la Camargue est en péril », c’est notamment à cause des digues et barrages sur le Rhône, fleuve déversoir de toutes les rivières de nos régions nord alpines. « Résultat : “les apports en sable du fleuve représentent entre 100 000 et 400 000 mètres cubes par an. Il y a 150 ans, ça pouvait être entre 1 et 5 millions de mètres cubes”, précise le géographe du littoral du Cerege, François Sabatier. “Corseté”, le fleuve ne remplit plus son rôle de bâtisseur. »
En poursuivant mes pérégrinations numériques, je tombe sur quantité de travaux scientifiques et universitaires sur la « géomorphologie fluviale » et ses déclinaisons locales. Je me noie littéralement dans cette matière pointue et éprouve le besoin d’en parler avec un connaisseur.
Frédéric Laval est directeur de projet à l’antenne grenobloise de Ginger Burgeap (bureau d’étude en environnement). L’étude du mouvement des cailloux fait partie de son quotidien : « Une rivière a deux moteurs : l’eau et les sédiments. Ces deux moteurs interagissent, ils donnent l’énergie d’une rivière et lui permettent de la dissiper, ils sont à l’origine des phénomènes d’érosion et de dépôt qui au final construisent la structure de la rivière ». Sauf que pendant des décennies, on a « oublié » de se préoccuper des sédiments. On les a bloqués avec les barrages et leurs réservoirs. Et on a consommé cette ressource limitée pour la construction de routes et de bâtiments, notamment dans les décennies d’après-guerre : « De l’après-guerre jusqu’aux années 1990 on a prélevé une quantité pharaonique de cailloux dans les rivières, surtout au pied des Alpes. Il a fallu beaucoup de travaux scientifiques — et puis quelques accidents — pour que les politiques publiques changent. » Un des accidents les plus connus est celui du pont Wilson, qui enjambe la Loire au niveau de Tours, et s’effondre subitement le 9 avril 1978, à cause des extractions de sédiments qui ont conduit à l’incision du lit de la Loire. Autour de Grenoble, l’ancien pont de la Bâtie entre Saint-Ismier et Villard Bonnot s’effondre aussi ; la route reliant les deux villages fait maintenant un large détour pour enjamber l’Isère. Si des ponts s’effondrent, ce n’est pas parce qu’ils sont mal construits, mais parce qu’on enlève les cailloux des rivières. « Si on creuse dans le lit d’une rivière, elle va “s’inciser”, aller plus profond, accélérer et rogner sur les berges et notamment les fondations des ponts. ».
Je repense au courrier du Front de libération des cailloux : finalement il n’a pas l’air si perché que ça. L’attention aux pierres qui roulent dans les rivières recouvre donc des enjeux de sécurité (pour que les ponts ne s’écroulent pas), et aussi écologiques. Heureux hasard : alors que je plonge dans ce sujet « cailloux », un livre d’« histoire environnementale » paraît aux éditions La Fabrique : Accumuler du béton, tracer des routes, de Nelo Magalhães. À l’intérieur : quantité de données et d’analyses sur le principal extractivisme moderne : celui des cailloux. « En 1955, les flux de sédiments charriés par les rivières et ceux d’origine anthropique auraient été équivalents. Pour l’année 2015, l’extraction mondiale rattachée à ces matières (terres de travaux de terrassement, sédiments de dragage et sable et gravier) représente plus de vingt-quatre fois les sédiments amenés par les grandes rivières aux océans. […] Dans ce classement, pétrole, gaz, blé ou métaux sont loin, très loin derrière. La matière première du Capitalocène n’est pas précieuse, mais ordinaire et souvent sans valeur. » Saviez-vous que l’exploitation des granulats a « triplé en vingt ans pour atteindre la moitié des flux de matières » ? Que depuis cinquante ans, en France, cela représente en moyenne « environ 20 kilos par jour et par habitant » ?
Depuis que j’ai lu le courrier du Front de libération des cailloux, je regarde le paysage différemment. L’omniprésence des gabions-cages-à-cailloux, le long de l’autoroute ou dans les aménagements urbains, me heurte. Quand je traverse le Drac, je fixe les bancs de cailloux, me demande depuis combien de temps sont-ils là, s’ils vont encore se déplacer, s’ils parviendront à passer le barrage de Saint-Égrève. Dans les hauteurs, j’observe les cônes de déjection, les amas de pierres n’attendant que la prochaine crue pour être emportés plus bas. Je découvre à quel point le sujet caillou est vaste et complexe.
Parmi les nombreux chiffres de l’ouvrage de Nelo Magalhães, quelques-uns se rapportent à la région grenobloise, notamment à notre bon vieux Drac, littéralement pillé pendant les décennies d’après-guerre pour les immenses besoins de construction pré-jeux olympiques : « Les cours d’eau sont rapidement vidés de leurs sédiments. Les volumes extraits dans le Drac sur 12 km, au niveau de l’agglomération grenobloise, dépassent les 7 Mm³ [millions de m3] entre 1955 et 1972 : environ 22 m3 par mètre linéaire et par an sur cette période. » Derrière ces colossaux chiffres abstraits, une réalité : cette exploitation n’est pas durable et le préfet lui-même s’en rend compte. L’impossibilité de continuer les extractions alluvionnaires explique son obstination à vouloir ouvrir en 1974 une importante carrière dans la forêt au-dessus d’Échirolles, malgré l’opposition quasi générale. Finalement la lutte dite de la « colline verte » empêcha l’ouverture de cette carrière.
Si les carrières extérieures suscitent parfois des contestations, les extractions dans et autour des rivières se déploient sans opposition. L’intérêt écologique de la libre-circulation des cailloux dans une rivière — les fameux « services écosystémiques » dont parle le Front de libération des cailloux — est peu connu. L’extraction industrielle de cailloux et la chenalisation des rivières réalisées par le passé ont eu des répercussions importantes : une déstabilisation du lit (érosion des berges), un risque accru de crues en aval, des conséquences écologiques potentiellement dramatiques, avec notamment la disparition des « lits en tresse » que possédaient avant le Drac ou l’Isère. On voit par exemple sur de très vieilles cartes, celles de Cassini datant du XVIIIe siècle, que l’Isère en aval de Grenoble (jusqu’à Voreppe) était « en tresses » avec de multiples « lits » évoluant au fil des crues. Sur des cartes récentes, de l’après-guerre, le Drac au niveau de la plaine de Vif ou de l’espace Comboire, était lui aussi « en tresses ». Frédéric Laval explique : « Quand le style en tresse disparaît au profit d’un chenal unique, les bras secondaires disparaissent, cela assèche plein de zones humides et cela va dégrader les fonctionnements écologiques, notamment les peuplements piscicoles. Avec un chenal unique, la rivière va s’abaisser, éventuellement toucher la nappe en dessous. La nappe va donc à son tour s’abaisser, ce qui peut causer des problèmes sur l’eau potable ou l’agriculture. » Les endiguements et canalisations des rivières ne sont cependant pas qu’un phénomène local : « On a perdu une très grande partie des rivières en tresse par rapport au XIXe siècle ».
Qui s’en soucie ? Les rivières, dans le coin, c’est le Serpent (l’Isère) et le Dragon (le Drac), d’abord vues comme des dangers dévastant tout lors de leurs multiples inondations meurtrières. Leurs débordements réguliers, c’est-à-dire la largeur de leur « lit majeur », espace où elles pouvaient divaguer, restreignaient autrefois considérablement les espaces où l’on pouvait construire ou même cultiver. En les corsetant entre des digues et des barrages, on a cru se débarrasser de leurs nuisances sans en créer d’autres. On avait oublié l’importance des cailloux. On n’avait pas compris que l’énergie de la rivière allait être beaucoup plus intense entre des digues que sur une plus grande surface de contact. Qu’il allait falloir enrocher les berges pour pallier leur effondrement causé par ces endiguements. Que les cailloux n’allaient plus alimenter la Camargue.
Je rencontre Philippe, un autre spécialiste. Auparavant ingénieur chez Sogreah (devenu depuis Artelia) puis prof-chercheur à l’Institut des géosciences de l’environnement, il est aujourd’hui retraité, mais toujours intarissable sur les dynamiques des rivières. Pendant ses dernières années de carrière, il a développé un outil pour « écouter les cailloux ». « Au bord d’une rivière en crue, on peut entendre les cailloux qui bougent et s’entrechoquent. Je voulais mesurer les mouvements de cailloux au fond d’une rivière, en crue ou pas. Alors j’ai travaillé avec un laboratoire de traitement du signal, le Gipsa-lab, pour mettre au point un ‘‘hydrophone’’. La fréquence du son dépend de la taille du caillou et de sa distance par rapport à l’appareil. Alors on a bossé, avec des étudiants en thèse, pour trouver comment placer le micro et interpréter les différents sons en fonction de leur propagation. C’est un grand bordel physique à modéliser… » Si je ne comprends pas tout des enjeux de telles recherches, j’éprouve aussi le désir d’« écouter les cailloux ». Les voir ne me suffit plus.
De partout je cherche leurs traces, notamment en redécouvrant la toponymie locale. Saviez-vous que le nom du gigantesque échangeur routier du Rondeau, actuellement en travaux, désignait avant un « large étang circulaire formé au milieu de la plaine par la rencontre de plusieurs réseaux de brassières » ? Ou que les Sablons, à La Tronche, sont ainsi dénommés parce que c’est à cet endroit qu’arrivait le sable amené par l’Isère ? Les roches plus grosses étaient bloquées plus haut, à la hauteur de Villard-Bonnot, avant ses méandres. Philippe m’apprend que dans les années 1960, certains voulaient supprimer tous ces méandres, afin que les gros cailloux arrivent directement à Grenoble pour servir aux constructions. C’est notamment pour cette raison que la boucle du Bois français fut « coupée » en 1968. Heureusement, les autres méandres, notamment celui de la Taillat, ne furent pas coupés, ce qui aurait fortement « accéléré la rivière et aggravé les risques d’inondation. Ce genre d’opérations, ça déséquilibre un cours d’eau pendant très longtemps », affirme Philippe.
La hantise des inondations n’a pas empêché les autorités de procrastiner durant la seconde moitié du XXe siècle, où des projets successifs ont buté sur le manque de volonté politique. Finalement, le syndicat mixte des bassins hydrauliques de l’Isère (Symbhi) a fait de colossaux travaux à la fin des années 2010. « Il y avait deux options sur la table, raconte Philippe. Soit endiguer tout, soit élargir la rivière pour rétablir un fonctionnement morphologique plus naturel et restaurer sa richesse environnementale. Finalement, ils ont fait un mix des deux, en “laissant de la place” à la rivière en amont de Villard-Bonnot et en l’endiguant après. » Ces dernières années, de plus en plus d’institutions décident — enfin ! — de redonner de la place à la rivière. À Saint-Bonnet en Champsaur, le lit du Drac a beaucoup été élargi. Sur Géoportail, je regarde, émerveillé, tous ses bancs de cailloux rendant à la rivière son fameux « lit en tresse ».
Pour rendre soutenable l’exploitation des cailloux, les autorités transforment de plus en plus les anciennes carrières en sites touristiques. Nelo Magalhães écrit qu’« un certain nombre de carrières en fin d’exploitation constituent “une opportunité pour la biodiversité” et sont devenues des sites Natura 2000 ou Zone naturelle d’intérêt écologique faunistique et floristique (…) La focale sur ces aspects permet de désamorcer habilement les critiques qui s’attaquent à la nécessité même des chantiers. » Dans le coin, l’éviction de l’Isère de la boucle du Bois français a permis tout d’abord d’ouvrir une carrière d’exploitation, puis de la transformer en lacs payants. J’apprends à cette occasion que tous les lacs du Grésivaudan sont d’anciennes carrières : sous l’eau, il faut imaginer les millions de mètres cubes de cailloux enlevés.
De tout temps, l’humanité — on a toujours l’air un peu con quand on dit « de tout temps », mais là je ne vois pas quoi écrire d’autre — ; de tout temps donc, l’humanité a fait des carrières pour prendre des roches, s’est servie dans les lits des rivières pour avoir du sable ou des gros cailloux. Ce qui change, depuis un siècle ou deux, sur ce sujet comme sur d’autres, ce sont les machines, de plus en plus grosses, de plus en plus rapides, de plus en plus dévastatrices. « On l’a dit : une transformation radicale de la grande accélération tient à la substitution de machines aux travailleurs dans la production d’espace — tant pour l’agriculture, les carrières que les travaux de terrassement » écrit Nelo Magalhães. Il explique que les investissements en machines pour les carriers sont tels qu’ils sont lancés dans une logique de fuite en avant perpétuelle vers une meilleure rentabilité, de plus gros chantiers, de plus grosses quantités de caillasse à extraire et transbahuter. La logique du technocapitalisme.
La Cuvette grenobloise est une immense accumulation de sédiments. Sous nos pieds il y a plusieurs centaines de mètres de sédiments divers, essentiellement argileux à sableux côté Isère, sablo-graveleux côté Drac, amenés au fil des années dans toute la Cuvette par leurs crues. Selon Frédéric Laval, avant la construction des barrages, il y a un siècle, « le Drac amenait de l’ordre de 200 000 m³ de sédiments par an dans la plaine de Grenoble. Aujourd’hui c’est à peine 40 000 m³ en entrée d’agglomération ». Globalement, tous les sédiments ne vont pas à la mer : certains vont se retrouver bloqués dans un lac, d’autres vont transiter plus longtemps, pendant plusieurs milliers d’années. Les plus petits éléments, comme le sable, ont beaucoup plus de chances d’y arriver que les graviers qui parcourent en moyenne quelques centaines de mètres par an. Le barrage de Saint-Égrève, datant des années 1990, n’a pas été pensé pour faire passer les gros sédiments, car dans ces années on imaginait que le Drac et l’Isère n’apporteraient plus de charriage. Or, depuis quelques décennies, du fait des interdictions d’extraction, les cailloux reviennent et il devient nécessaire de gérer les excédents dans les secteurs à enjeux. On se retrouve alors avec des contradictions : « À Grenoble, on commence à avoir trop de cailloux venant de l’amont, et inversement il n’y a quasiment aucun gros sédiment qui sort de la plaine de Grenoble. La contribution du système Drac-Isère en matériau grossier au Rhône est quasiment nulle. »
Voilà que cet empêchement m’émeut. Mais que m’arrive-t-il, pour être si touché par le sort des pierres ? Et si, finalement, je comprenais sur le tard à quel point nous — moi et les cailloux — sommes frères, cousins, unis dans le destin ? Il y avait pourtant quantité de signes qui auraient pu m’ouvrir les yeux. Déjà, mon nom « Peyret » qui désigne un endroit pierreux, le fameux « pré Peyret » du plateau du Vercors étant le « pré des pierres ». Et puis une tendance au syndrome de Stockholm depuis que mon avant-bras est resté bloqué sous une pierre à l’adolescence, me laissant une grosse cicatrice à vie. Aussi ma passion bizarre pour la randonnée dans les pierriers ingrats du massif de Belledonne qui est avant tout « un immense tas de cailloux mal rangés » comme dirait Sarah. Enfin ma tendance à rester bloqué dans la Cuvette, sans parvenir à voguer au-delà du barrage de Saint-Egrève. Qui sait ? Peut-être que mes petits iront à la mer.
Les rivières transportent les sédiments par deux modes complémentaires. Les sédiments fins, comme les argiles, les limons et les sables fins, sont transportés en suspension dans le courant, sur toute la hauteur d’eau ; c’est ce qui fait que l’eau est « marron » lors des crues ; leur transit est sensible aux obstacles comme les réservoirs de grands barrages, mais globalement les rivières arrivent à mener les sédiments fins jusqu’à la mer. L’autre mode de transport, le charriage en fond de lit, concerne les sables grossiers, les graviers, les galets… Lors des crues, on peut entendre les cailloux s’entrechoquer ; ce phénomène est beaucoup plus complexe et très sensible aux aménagements anthropiques qui vont modifier les pentes et les largeurs d’écoulement. Un barrage, un seuil, un pont, une prise d’eau, un endiguement, etc. peuvent rompre la continuité des sédiments grossiers vers l’aval.
Cette non-libre circulation des cailloux aboutit à des déséquilibres. Le lit en amont des barrages peut présenter trop de cailloux, ce qui — entre autres — augmente les risques d’inondation, quand l’aval du barrage en manque, ce qui pose des problèmes écologiques ou de stabilité d’ouvrages. Pour pallier ces déséquilibres, des travaux sont faits pour rendre les barrages transparents aux sédiments. Mais lorsque le transit gravitaire n’est plus possible, il faut transporter des cailloux de l’amont vers l’aval du barrage, et le faire avec des moyens mécaniques (pelleteuses, camions). Interrogé sur le cas des Isles du Drac, réserve naturelle auparavant grand gisement de cailloux, le Symbhi me confirme qu’« il est prévu de faire des apports réguliers de matériaux à l’aval du barrage de Notre-Dame de Commiers et du seuil de la Rivoire afin de pallier le déficit constaté et limiter la disparition du faciès de lit en tresses du Drac sur ces tronçons qui sont des milieux riches pour la biodiversité et qui ont tendance à disparaître de nos régions. » Frédéric Laval m’évoque aussi ce type de transport de matériaux qui pourrait avoir lieu entre l’amont et l’aval du barrage de Saint-Égrève où les cailloux commencent à s’accumuler. Pour lui, les lois interdisant l’extraction de cailloux dans les lits mineurs sont un peu excessives : « Après avoir été très loin dans le pillage des rivières, on est peut-être allé trop loin dans une réglementation qui demande une continuité sédimentaire systématique. Pour certains lits, comme celui du Drac entre Grenoble et Fontaine, une continuité totale est impossible sans menacer les enjeux dans l’agglomération (inondations, sûreté des digues). En effet, une grande partie de l’agglomération s’est construite en considérant que les rivières n’apportaient plus de cailloux. Les excédents qui ne peuvent transiter doivent pouvoir être dragués, dans le cadre d’une gestion raisonnée. Quoiqu’il en soit, le principal est de trouver un équilibre dans la gestion des rivières en intégrant tous les enjeux et en associant tous les acteurs concernés ».
Si ces transports entre amont et aval de barrages sont un peu anecdotiques ; toujours est-il qu’aujourd’hui, les cailloux sont beaucoup transportés en camion. Dans son bouquin, Nelo Magalhães raconte comment l’exploitation des sédiments a explosé avec la construction, puis les incessants agrandissements, réparations, épaississements des routes. Il affirme qu’en 2003, « un camion sur cinq en France » transportait du granulat, ce qui est une forme d’économie vicieusement circulaire : « Le transport de granulat “naturel” accélère la destruction des routes, qui appelle du nouveau granulat pour leur réparation ». Si les routes sont de plus en plus larges, de plus en plus épaisses, c’est à cause de camions de plus en plus gros, transportant notamment des cailloux. Autre exemple du bouquin : « 12 % des tonnages de marchandises transportées par la route en Île-de-France sont des déchets du BTP. Plus il y a de déchets du BTP, plus il faut les transporter, plus il y a de camions qui abîment les chaussées, plus il y a de déchets du BTP... » Analyse de l’auteur : « Dans cette histoire Sisyphe ne pousse pas une grosse pierre : il répare éternellement des routes avec des petits granulats. »
Comment parler du caillou sans parler du béton ? Sans évoquer comment ce matériau — inventé par le Grenoblois Louis Vicat — a uniformisé et industrialisé la caillasse. Toujours Nelo Magalhães : « S’il faut bien mesurer ce que le béton a rendu possible, rappelons aussi ce qu’il a fait disparaître : la grande diversité d’architectures vernaculaires, de matériaux de construction propres à des géologies spécifiques et de savoir-faire associés. (…) Au XIXe siècle, jusqu’aux couleurs des pierres, le bâti faisait écho aux géologies des carrières avoisinantes — même la brique moulée rappelle l’argile locale dont elle est issue. » Je repense à ces pierres vulgairement jetées dans des gabions, sans aucune considération de leur taille, de leur forme, de leur couleur, de leurs côtés plats ou de leurs angles éventuellement droits. Je repense aux ami-es tailleurs de pierres et aux beaux ouvrages qu’ils réalisent. Je repense aux quelques séances de murs en pierre sèche réalisées lors de chantiers collectifs, dans ce Tetris géant et amusant loin du bruit des machines, à prendre en considération chaque pierre pour savoir si elle pouvait se caser à tel endroit. Je repense à ces champs patiemment épierrés par les anciens et ces immenses tas de cailloux servant aujourd’hui d’hibernaculum, ou abri pour les reptiles.
J’en suis même à paraphraser Gandhi en pensant qu’on peut juger la grandeur d’une société à la façon dont les cailloux y sont traités. Je repense aux livres de l’ami Luc Fox, murailler de métier (c’est-à-dire constructeur de murs en pierre sèche), ayant publié deux ouvrages (Écrire un mur et Gagner la montagne, le dernier récemment sorti aux éditions Comptoir d’édition) qui rendent justice aux cailloux si mal traités aujourd’hui : « Je savais déjà que la montagne façonne celles et ceux qui y travaillent, bien plus qu’illes ne la façonnent. Je savoure cette nouvelle idée, que le murailler est peut-être autant celui qui agit sur les pierres, que celui qui est agi par elles. Celui qui répond à leur invitation à être assemblées. Celui qui écrit sur le monde avec des pierres, parce que c’est plus fort que lui. »