Des projets de plus en plus édifiants
La mairie a plus d’une tour dans son sac
Construire des grandes tours : c’est une des nouvelles lubies du maire Destot et de son adjoint à l’immobilier De Longevialle, qui projettent d’en bâtir au moins deux, une sur la presqu’île et une autre sur le quartier de l’Esplanade, toutes deux d’une centaine de mètres de haut, soit à peu près la hauteur des trois de l’Ile Verte. Pour les élus et les architectes, ces tours ont toutes les qualités du monde : densification, gain d’espaces verts, efficacité énergétique, renforcement des liens sociaux, etc. Mais qu’en pensent les habitants ? Deux stagiaires du Postillon sont allées faire un tour sur place. Compte-rendu.
« Ou on aime, ou on déteste, il n’y a pas d’intermédiaire », nous annonce d’entrée une habitante des trois tours de l’Ile Verte. Si depuis leur inauguration, en 1967, elles font partie des emblèmes de la ville – notamment parce qu’elles étaient à l’époque les plus hautes tours habitées d’Europe -, elles suscitent des avis très partagés parmi ses habitants.
Certains éprouvent un certain snobisme à y habiter, en raison de la modernité de l’architecture. D’ailleurs, tout est fait pour conserver une « bonne image », tant sur le plan purement esthétique (les volets, antennes, et autres parasols sont interdits pour laisser la façade intacte) que social. Un habitant nous avoue essayer de faire partir les étudiants qui y logent car « ils ne correspondent pas au choix des habitants : à vouloir faire de la mixité sociale, ils foutent en l’air le projet initial ».
Mais qui sont donc ces habitants présélectionnés ? Un internaute, assez enthousiaste pour avoir consacré un site aux 3 tours [1], explique que « beaucoup de Grenoblois éclairés qu’on trouve parmi l’élite intellectuelle et sociale de la ville, avaient depuis longtemps compris l’intérêt qu’il y aurait à vivre dans ces Tours qui allaient dominer l’un des plus beaux paysages de France ». Et de continuer : « ceci nous vaut aujourd’hui le plaisir de compter parmi les habitants des Tours, des médecins, des avocats, des psychologues, des architectes, des professeurs, des commerçants, des journalistes, des ingénieurs, et de nombreuses autres professions ». Une « élite » socio-professionnelle, donc, présélectionnée par le prix élevé des loyers. Un locataire nous explique en effet que les charges sont exorbitantes, étant donné la présence permanente de gardiens, de l’entretien des 3 ascenseurs qui desservent chaque tour, etc.
« Le but est d’être rentable, pas social », nous dit un voisin. Et sinon, les tours favorisent-elles une certaine convivialité ? Les personnes âgées et ceux qui se promènent régulièrement dans le parc disent y rencontrer leurs voisins, ce qui permet des échanges routiniers. D’autres déclarent connaître, parmi leurs voisins, uniquement ceux qui utilisent le même ascenseur qu’eux (trois ascenseurs par tour se partagent la distribution des étages) ; « les autres, on ne les croise jamais ». Avis partagé par la concierge d’une des tours : « Les habitants ne se connaissent pas trop. La fête des voisins, c’est toujours les mêmes qui sont présents, il n’y a pas beaucoup de gens qui viennent. […] Les gens se croisent mais pas dans les mêmes ascenseurs, ils se disent bonjour, comment ça va, mais pas plus. Si je ne dis pas bonjour, ils ne disent pas bonjour non plus ». Cependant, « ils sont aimables dans l’ensemble ». Des habitants aimables mais distants : les trois tours semblent un milieu sans histoires – sauf lorsque l’on nous parle des suicides, car « les gens savent qu’ici ils peuvent le faire ».
L’avis des habitants ne semble en tout cas pas préoccuper la mairie pour ses projets immobiliers à l’Esplanade ou sur la Presqu’île. Pourtant, « le Comité des Habitants de l’Esplanade (CHE) a mené depuis des mois des réflexions approfondies sur l’avenir du quartier et une critique du projet de la ville. Le CHE a écrit le 6 mai au maire de Grenoble pour lui demander des modifications effectives du plan masse du projet », rapporte le site de l’ADES. Dans cette lettre, les citoyens déplorent que le peu de discussion qui ait été engagée soit restée lettre morte et que les maquettes n’aient subi aucune modification significative, malgré la manifestation de leurs désaccords. Des habitants rencontrés nous racontent que ces désaccords portent sur la suppression du parking de l’Esplanade, la défiguration de l’entrée de Grenoble, les investissements qui ne vont jamais dans des projets d’embellissement de la ville, la hauteur des habitations, l’obstruction d’un espace qui était jusqu’à présent aéré, etc. « Tout est ficelé, on n’a plus rien à dire » regrette une habitante, exprimant le sentiment général que leurs avis n’ont jamais été pris en compte.
Du côté de la Presqu’île, c’est le même son de cloche : aucune information n’a été transmise aux résidents, et ceux-ci ne savent pas si leur immeuble va être rasé ou non et combien de temps ils peuvent encore y vivre. D’autre part, le parallèle entre ces prestigieux projets et l’état déplorable de certains quartiers fait protester leurs habitants : « il y aurait des choses plus urgentes à faire avec les milliards qu’ils vont mettre là-dedans ! »
Tout comme leur acceptation, le supposé bénéfice écologique des tours est loin d’être évident : ces constructions s’avèrent deux fois plus voraces en énergie que les immeubles standards (que ce soit pour leur construction ou leur future activité). Une étude technique datée de 2009 [2] effectuée par le cabinet « Enertech » (ingénierie énergétique) explique cet appétit énergétique des tours : « Nous n’avons pas trouvé d’études détaillées sur le contenu énergétique des tours. Mais il est certain que de par leur taille et les sollicitations auxquelles elles sont soumises (charge, vent, etc.), les tours consomment beaucoup plus de matériaux au m² que n’importe quel autre type de bâtiment. Et de surcroît, elles consomment plutôt du béton et des aciers, c’est-à-dire, des matériaux à très fort contenu énergétique. Elles sont aussi dotées de réseaux intérieurs beaucoup plus denses (électricité, sécurité, courants faibles, circuits de commande, etc) ». Ce constat n’a pas l’air de chagriner les promoteurs de Grenoble Presqu’île, certifiant pourtant construire un « modèle d’écocité ».
Reste l’argument ultime pour défendre les tours : à Grenoble il y a des montagnes donc il faut que les constructions soient hautes. Christian de Portzamparc, l’architecte en charge des projets Presqu’île et Esplanade, s’enflamme : « Grenoble a cela d’extraordinaire, ce sont ses montagnes. Si chères à Stendhal, au bout de chaque rue. [...] C’est une beauté naturelle. Si on fait de l’habitat, il faut l’exalter. Et que, depuis sa terrasse, on puisse les voir » (Le Daubé, 12/03/2011). Un argument qui peut être retourné en un tour de main : si les tours permettent à quelques chanceux habitants des derniers étages d’avoir une belle vue, elles pourrissent surtout l’horizon de tous ceux qui habitent en bas. De Portzamparc, Destot et De longevialle se préoccuperaient-ils plus de ceux qui habitent en haut ?
Outre la volonté d’entasser un maximum d’habitants dans un minimum de kilomètres carrés, c’est bien la course au prestige qui semble motiver la municipalité à ériger des tours. Des grandes tours, c’est pratique pour mettre sur des cartes postales ou pour vendre sa ville à de riches investisseurs. Destot ressasse depuis des années son admiration pour New-York et sa volonté de « prendre de la hauteur ». C’est vrai qu’à défaut de pouvoir le faire intellectuellement, empiler du béton semble être la seule solution.