Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
La low-tech à l’épreuve de la récupération
« Low-tech » : voilà un mot qui a de plus en plus le vent en poupe. Encore un anglicisme, qu’on pourrait traduire en français par technologies appropriées, douces, sobres, basses ou encore conviviales. Face à la fuite en avant high-tech dominant nos sociétés, incarnée aujourd’hui par la smart city, c’est une approche qui paraît plus que sensée. Surtout à Grenoble, ville des ingénieurs, des technologies innovantes et de l’écologie 2.0 bourrée de gadgets. Mais la mode actuelle ne peut que questionner sur la potentielle récupération de la low-tech, qui pourrait devenir un simple supplément d’âme à un système technicien accélérant toujours l’artificialisation générale du monde. Le Postillon est allé discuter de ces enjeux avec quelques membres du Low-tech Lab Grenoble.
Connaissez-vous la chignole ? C’est l’ancêtre de la perceuse, un outil qui fait des trous dans des murs, sans électricité, sans gaz, sans puce, sans métaux rares, juste avec une petite moulinette et un peu d’huile de coude. On l’utilisait l’autre jour en se disant « c’est génial » et puis on a découvert qu’en fait notre chignole était « low-tech ». Alors c’est ça la « low-tech » ? Des vieux outils du monde d’avant ? Pour Kévin, Sacha et Martial, membres du Low-tech Lab Grenoble, la low-tech « c’est une philosophie. Par abus de langage, on en vient à qualifier des objets techniques ainsi, mais ce qu’on entend par low-tech, c’est le savoir-faire et l’esprit qu’il y a derrière. » Ils aiment à penser la low-tech comme « un espace d’interrogation autour de notre rapport à la technique ».
De ce qu’on en a compris en lisant quelques bouquins, il y a plein d’enjeux autour de la low-tech. Développer des objets et des systèmes pour leur capacité à répondre à un besoin concret de la manière la plus simple et durable possible plutôt qu’en fonction des profits qu’ils pourront générer. Considérer les savoirs et savoir-faire non pas comme des biens privés ou des marchandises mais comme des communs appropriables par tout le monde. Prendre en compte les impacts écologiques et sociaux des techniques et technologies développées. Faire mieux avec moins, préférer la sobriété à la performance.
Les membres du Low-tech Lab résument cela en trois repères à toujours avoir à l’esprit : est low-tech un outil ou un système qui est à la fois « utile, accessible et durable ». Ils nous précisent qu’à cet égard, certains objets étiquetés « high-tech » pourraient d’ailleurs constituer des solutions appropriées car respectant ces trois critères. Kévin nous donne l’exemple d’Internet, qui est selon lui « l’une des high-tech qui fait sens pour son pouvoir de diffusion qui facilite un savoir ouvert, même si beaucoup de ses usages restent superflus ». Si cette affirmation mériterait un débat, Internet est effectivement un espace où le Low-tech Lab est assez présent puisqu’une partie de leurs activités consiste à documenter et répertorier des systèmes low-tech sur leur site.
L’antenne grenobloise de ce réseau, judicieusement dénommé Low-tech Lab Grenoble, s’est formée il y a un peu plus de deux ans « avec l’idée de fournir un endroit pour développer la résilience locale et collective à travers la diffusion de savoirs et techniques simples ». Depuis janvier 2019, la mairie met à leur disposition un atelier dans le quartier de l’Abbaye. « Tout le monde est bienvenu pour discuter, amener des idées de projets... on est gentils. » À l’atelier, on peut étudier les plans d’un poêle de masse ultra-performant fait avec des matériaux de récup’, découvrir le fonctionnement du biodigesteur qui permet de transformer ses épluchures en gaz de cuisson ou encore bricoler une marmite norvégienne. Cette marmite n’en est pas vraiment une mais se présente plutôt comme un caisson isolé qui permet de conserver la chaleur. Votre cocotte est bouillante ? Enlevez-la du feu et placez‑la dans le caisson, le plat finit de cuire lentement de manière autonome. Très facile à construire soi-même, la marmite norvégienne permet d’économiser environ 50 % d’énergie, même si ça demande plus de temps de cuisson.
Au delà de l’atelier, le Low-tech Lab travaille également à un partenariat avec l’Ense3 (École nationale supérieure de l’eau, l’énergie et l’environnement), une école d’ingé située sur la Presqu’île, membre de l’INPG (Institut national polytechnique de Grenoble). Le but est d’intégrer la low-tech à certains cursus voire créer « une formation autour de la low-tech et de la sobriété ». Comme l’explique Kévin, « aujourd’hui il y a beaucoup d’étudiants [1] pour qui les enjeux socio-écologiques sont importants. Pour moi, ça a d’abord été un constat des limites planétaires en terme de ressources, puis d’énergie et de l’impossibilité d’une réponse “tout technologie” à ces enjeux. Devant ces grandes problématiques, j’ai trouvé pas mal de réponses dans l’approche low-tech. »
Le manque de sens de leur formation ou de leur boulot poussent certains ingénieurs à se détourner de leur domaine (voir le Postillon n°47) ou à le réinventer par l’approche low-tech : « Des étudiants s’organisent à l’intérieur des écoles pour demander des modifications de leur formation, mais on écoute moins les étudiants que les ingénieurs et les chercheurs. En tant que tels, on a une responsabilité à essayer de ne pas laisser les étudiants avec un programme qui n’intègre pas ces enjeux. » Derrière des intentions louables, on ne peut s’empêcher d’émettre de gros doutes sur la compatibilité entre la philosophie low-tech et les écoles d’ingénieurs. Il faut dire que l’Ense3, qui se veut pourtant « l’école des transitions », n’a pas su « transitionner » vers d’autres partenaires que les grands empires qui ravagent le monde. Le 21 octobre 2020, le forum des entreprises de l’école aura permis aux étudiants de rencontrer des pointures de l’écologie comme Vinci, Veolia, Thales, Bouygues, Atos, Enedis, etc., venus offrir des opportunités de stage et d’emploi pour les futurs diplômés. Comment faire confiance à une école qui aiguille ses étudiants directement dans la gueule du loup, quand bien même elle aurait quelques partenaires vertueux ?
En outre, comment le principe d’accessibilité et d’autonomie que l’on trouve au cœur de la philosophie low-tech peut-il trouver son écho dans des structures comme les écoles d’ingénieur qui forment une élite ? Sacha nous répond : « Effectivement ça paraît contre-intuitif, mais si on peut faire bouger les choses dans ce milieu, on essaie, et on verra ce que ça donne. » Kévin surenchérit : « On a tout intérêt à ce que nos ingénieurs aient de plus en plus d’ouverture sur la low-tech. Je sais pas si c’est la priorité mais plus il y en aura, moins il y en aura qui bosseront à faire des choses dont on n’a pas besoin. »
Parmi les étudiants de l’Ense3, certains profitent d’une année de césure pour parcourir l’Atlantique en voilier à la recherche de systèmes low-tech à répertorier. En ce moment, les Matelow-tech, c’est leur nom, sont en Martinique, ce qui ne nous a pas empêché de discuter un peu par téléphone. S’ils semblent s’accorder pour dire que la low-tech influencera leurs vies personnelles dans les prochaines années, aucun ne semble se projeter dans une vie professionnelle autour de la low-tech à la sortie de son cursus. Ils opteront plutôt pour des emplois d’ingénieurs classiques. C’est peut-être, comme le rappelle Kévin, que « les métiers auxquels les futurs “ingénieurs low-tech” pourraient aspirer en continuant dans cette voie n’existent pas encore. » Malgré tout, il est confiant : « On voit l’évolution entre 2016 et 2020, le nombre de structures qui vivent de la low-tech, que ce soit à travers des conférences, des formations ou des ateliers, il y en a déjà beaucoup plus. Je pense que la low-tech va pouvoir dans les prochaines années, faire la preuve de plein de modèles économiques différents qui ne seront pas mirobolants mais qui se tiendront. » Ça semble être le cas de l’Atelier Paysan, une coopérative iséroise qui œuvre pour retrouver collectivement une souveraineté technique au sein de la paysannerie et dont on reparlera dans un prochain numéro.
Les activités du Low-tech Lab ne se réduisent pas aux écoles d’ingé. D’autres de leurs modes d’actions semblent bien plus en accord avec leur philosophie. Il y a par exemple chaque été depuis 2019, le Low-tech Tour : une semaine de voyage à vélo pour découvrir les low-tech en Rhône-Alpes. Kévin nous explique : « Il y a un élément de la démarche low-tech qui me tient particulièrement à cœur, c’est l’exploration. Avant de vouloir faire quoi que ce soit, va toquer aux portes sur ton territoire pour savoir qui fait quoi. T’as sûrement déjà plein de trucs à apprendre de ces rencontres, avant d’être toi-même en position de transmettre quoi que ce soit. » L’idée que les solutions existent déjà est en effet une des constantes du mouvement low-tech. Comme nous dit Kévin, « On se considère plutôt comme des passeurs de savoirs que comme des “inventeurs low-tech”. On en est arrivés à un point où on dispose d’une quantité de moyens techniques très largement supérieure à ce dont on a besoin. L’enjeu ce n’est pas d’en avoir de meilleurs, c’est que le socle de base soit disponible pour tout le monde. » Martial nous parle également des chantiers participatifs comme d’un « modèle puissant basé sur l’entraide, qui permet de s’écarter des échanges marchands et d’apprendre en construisant ensemble ». À cet égard, le Low-tech Lab a notamment été sollicité par la mairie pour un chantier en avril sur le camp d’accueil de migrants du Rondeau « pour équiper un espace extérieur (barbecue, four à pain...) » et en faire « un espace de vie un peu festif et joyeux, ce qui fait sens pour nous ».
Ces manières de faire esquissent en partie la société écologique dont rêvent Kévin, Sacha et Martial. Lorsque nous les avons interrogés sur le sujet, leurs réponses ont balayé différents domaines. Pour Kévin, « une société low-tech veut dire une société avec plus d’artisanat et une agriculture plus manuelle et locale. Parce que ça suit les principes low-tech d’avoir des circuits plus courts, que ce soit en termes de matériaux, d’alimentation, d’énergie, de déchets. » Sacha rebondit : « Dans une société low-tech, très peu de choses seraient considérées comme des déchets, il y aurait beaucoup plus de valorisation, de réutilisation. C’est quand même rare un objet dont on se dit il ne va plus servir à rien, jamais. Ou c’est qu’il a été conçu pour ça et alors c’est problématique. » Pour Martial, inspiré par les tiny houses, « avoir d’autres types d’habitat, par exemple plus petit et moins cher, permettrait d’avoir d’emblée un mode de vie plus sobre et moins contraignant ».
En toute cohérence, une société intégrant la pensée low-tech ne ressemble en rien au modèle en vogue de la smart-city, qui mise sur une numérisation toujours plus grande de la ville pour répondre aux enjeux écologiques. Selon Sacha, « il y a ce truc insidieux des imaginaires qui sont créés : dès qu’on se projette dans le futur il y a des capteurs partout, des écrans. La smart-city c’est l’image dominante de l’avenir. Ça questionne un peu. Qui a décidé ça ? Quand est ce qu’on s’est dit que ça serait comme ça ? »
Et malheureusement Grenoble est de plus en plus smart, comme en témoigne la récente construction des bâtiments ABC sur la Presqu’île scientifique, ces gros immeubles avec des panneaux solaires géants posés sur le toit (voir le Postillon n°54). Béton bas carbone, récupération d’eau, optimisation de la gestion des déchets, jardin partagé en bacs, pommeaux de douche à LED qui passent du vert au rouge quand on consomme trop d’eau… On peut même suivre la consommation du bâtiment depuis son smartphone puisque presque tout est connecté.
« ABC, symbole de l’exemplarité environnementale et sociale, doit être un modèle pour toutes les nouvelles constructions, et ce dès aujourd’hui » déclarait fièrement Éric Piolle (Place Gre’net, 16/10/2018). Mais l’« innovation verte », construite par Bouygues, ne convainc pas vraiment les membres du Low-tech Lab : « Ces bâtiments sont essentiellement des objets de communication. Ils coûtent extrêmement cher et si l’on fait un bilan énergétique plus poussé, ils peuvent être moins performants qu’un plus petit bâtiment moins isolé mais juste chauffé au bois. Car les volumes énormes d’isolation, le triple vitrage, et toutes ces dépenses énergétiques à la construction ne seront pas compensés par la production (ou l’économie d’énergie) pendant la durée de vie du bâtiment. Et quand bien même on réussirait à faire sortir de terre ces habitats idéaux, performants sur tout leur cycle de vie, on n’aurait pas du jour au lendemain des villes parfaites : le taux de renouvellement du parc immobilier français est d’environ 1 % par an. Il faut aussi penser à des solutions avec le parc existant, et c’est là que le low-tech et la sobriété peuvent être des voies à explorer pour éviter des débauches énergétiques et de matériaux. »
Pour Kévin et Sacha, « une des différences fondamentales entre l’approche low-tech et celle de la smart-city c’est le niveau d’implication consciente des habitants et habitantes. Dans une smart-city les habitants vont être impliqués à travers les données qu’on va capter sur eux. On va penser entièrement l’organisation de la ville en assistant les habitants avec de la technologie pour aller vers des économies de consommation. Alors que l’approche low-tech chercherait plus à impliquer les gens de manière consciente, notamment dans les phases de conception des objets techniques et des lieux de vie. Pour effectuer une transition écologique, une approche low-tech serait beaucoup moins basée sur la technologie et beaucoup plus sur l’humain. »
Pour Kévin, impossible de parler de la transition écologique des villes sans soulever la question de la taille : « Que veut dire “low-tech” dans une ville de plus de 10 000 habitants ? Une bonne partie des expérimentations du Low-tech Lab ont surtout été menées en milieu rural, où elles font leurs preuves. La low-tech n’est pas qu’un ensemble de systèmes techniques et d’objets, ce sont aussi des modes d’organisation. »
L’incompatibilité entre smart-city et low-tech semble évidente, pourtant dans la pratique, les frontières sont plus poreuses. Le Low-tech Lab n’est par exemple pas hostile à des initiatives comme Cliiink (voir Le Postillon n°57), la start-up qui propose un dispositif de colonnes à verre connectées incitant les usagers à recycler bouteilles et bocaux en leur distribuant des « bons points » convertibles en bons d’achat, en cadeaux ou en don à des associations. L’année dernière, on pouvait même les retrouver sur le site internet de Cliiink et leur faire don des points qu’on avait récoltés en triant. « Ça ne se substitue pas à de la réduction de déchets mais c’est quand même intéressant. Je trouvais ça bien de fournir des alternatives associatives sur Cliiink, pour que les gens entendent aussi parler de la low-tech », nous explique Kévin. Les poubelles intelligentes sont-elles solubles dans la low-tech ? Ce système de bons points pour les bons consommateurs est-il compatible avec la volonté « d’impliquer les gens de manière consciente » ? En coopérant avec des avatars de la smart-city, les défenseurs de la low-tech risquent bien de jouer malgré eux le jeu du capitalisme vert.
Pourtant, le Low-tech Lab se veut lucide sur les dangers de la récupération : « Il faut être conscient qu’elle va arriver et être prêts à la combattre. » Pour cela, ils proposent de mettre le paquet sur l’éducation : « Si tu sensibilises de manière assez forte les gens qui demain vont construire les technologies, si ça devient ringard de faire des trucs inutiles et polluants, j’ai bon espoir que plus personne ne veuille en faire. » Sacha ajoute : « Un programme de recherche se penche sur une clarification de la définition de la low-tech. Avoir une définition claire et des objectifs transparents pour rendre les tentatives de récupération difficiles. »
Alors quel futur pour la low-tech grenobloise ? Une high-récupération ? Une low-récupération ? Ou bien une position de rupture de plus en plus claire et marquée avec les initiatives qui espèrent encore concilier écologie et fuite en avant technologique ?
Notes
[1] Ce milieu étant en énorme majorité occupé par des hommes, les fonctions et métiers ont été entièrement masculinisés.