Accueil > Février 2018 / N°44

Que faisait-on des déchets au XIXème siècle à Grenoble ?

La houille brune

Étouffant sous les tonnes d’immondices qu’elle a générées, la population grenobloise et ses dirigeants redécouvrent le tri des déchets et le compost. Pourtant, il s’avère que depuis des siècles, les êtres humains ont appris à gérer leurs déchets, et à les rendre utiles pour tout un tas de trucs : l’agriculture, le tannage des peaux…
Logiquement, le business change d’échelle dans les années 50 avec l’avènement du tout jetable, créant une industrie à part entière : le recyclage. En 70 ans, un sacré lavage de cerveau nous a été infligé, et continue de déterminer nos vies. Alors on a eu envie de plonger les mains au fond des poubelles grenobloises, à la recherche d’une histoire éparpillée dans les archives pour redécouvrir le traitement des « boues et des os », comme on appelait alors les déchets. Retour en 1800.

Le soleil, caché par Belledonne, n’inonde pas encore la cuvette grenobloise, mais déjà, les paysans des Granges (quartier d’Échirolles) se mettent en route, en direction du centre-ville de Grenoble. C’est l’éboueur du début du XIXème siècle, menant un cheval de trait équipé d’un tombereau, une grosse charrette. Le camion-poubelle de 1800 semble vachement plus écolo que les grands camions de métal crachant un nuage de particules nocives.

En 1800, les paysans des Granges ont du boulot, puisque Grenoble compte déjà 22 000 habitants. Le tout-à-l’égout n’existant pas encore, les Grenoblois de l’époque chient dans des fosses d’aisance cachées dans les caves — vidées tous les ans et dont le contenu est dispersé dans les champs de Seyssinet à Meylan — ou parfois dans des latrines qui donnent sur la rue, littéralement. C’est ce qu’on appelle alors les « boues et vidanges » composées d’urine et d’excréments, qui se mêlent aux cadavres d’animaux, aux chiffons, à la glace et à la neige en hiver. 

Jacques Berriat-Saint-Prix, juriste et agronome, s’intéresse en 1803 à l’organisation du ramassage des déchets qui jonchent Grenoble. Il remarque que depuis au moins 1700, des « conventions faites avec la municipalité donnent [aux paysans des Granges] le droit exclusif de recueillir les immondices qui se trouvent dans les rues ».

Le paysan parcourt Grenoble, balaie ses rues et ses cours, et remplit le tombereau qu’il rapporte aux Granges. Le raclun, « l’engrais tiré des boues et des immondices des rues de la ville de Grenoble », que décrit Berriat-Saint-Prix est mûri au soleil pendant deux semaines. On le mélange avec du fumier, ce qui permet de produire un engrais agricole d’excellente qualité. C’est le seul boulot du paysan, qui peut ramener jusqu’à trois tombereaux par jour, et ça rapporte. Le raclun enrichit environ un tiers des surfaces agricoles autour de la ville selon Berriat-Saint-Prix.

Ainsi, un microsystème s’est créé. Les propriétaires grenoblois payent les paysans des Granges, qui viennent vider les fosses d’aisance. Puis, le rapport de force s’inverse : vu que le caca devient une denrée recherchée, les proprios en profitent pour vendre leur merde aux paysans. Joli coup de force. Par ailleurs, pas facile pour les Granges de garder le monopole de la merde. Dans des quartiers situés le long de l’Isère comme Saint-Laurent, des habitants profitent de leur position pour vendre leur raclun à des bateliers, qui l’exportent dans des communes voisines, privées du raclun des Granges.

L’hygiène contre le compost

Les centaines de litres d’urine des Grenoblois sont eux aussi récupérés par la véritable industrie de la ville : les tanneurs et les mégissiers. En effet, les propriétés chimiques de l’urine permettent le tannage des peaux, qui constituent la matière première des dizaines de gantiers présents à Grenoble. Ainsi, en 1884, il reste 81 tonneaux-urinoirs à Grenoble, qui recueillent le précieux liquide, et ce alors que le premier réseau de tout-à-l’égout a été installé 40 ans plus tôt. Si les idées hygiénistes triomphent partout en France, elles rament à Grenoble. « L’hygiénisme, comme le réseau d’égout, est difficile à mettre en œuvre à Grenoble, puisque toute l’économie est basée sur une industrie très olfactive », explique Nathalie Poiret, historienne dont la thèse porte sur la cartographie des odeurs à Grenoble.

Ainsi, un voyageur anglais visitant Grenoble, Édward Whymper, décrit en se pinçant le nez, les « rues étroites, mal pavées et tortueuses ; quant aux odeurs qu’elles exhalent (...) Je m’étais égaré dans les rues de cette ville pittoresque mais infecte (…). Il faut connaître ces odeurs depuis l’enfance pour les supporter », achève-t-il.

En plus de l’odeur et de la crasse qui envahissent la ville, quelques effets secondaires de ces latrines à ciel ouvert se font sentir dans la bourgade. L’épidémie de typhus (une maladie infectieuse se transmettant par les aliments souillés par les selles) de 1814 en témoigne. Le choléra, qui se diffuse de la même manière, provoque une centaine de morts en 1854.

L’hygiénisme a décidément du mal à s’implanter à Grenoble : une épidémie de typhus survient de nouveau en 1900. Cette fois, la bactérie s’est développée dans le Verderet, un ruisseau traversant les rues Très-Cloître et Chenoise. Il fait office de dépotoir et d’égout autant qu’il sert au lavage des vêtements. La maladie est ainsi transmise à l’entourage des femmes qui viennent y nettoyer leur linge. Le Verderet, cette curiosité infectieuse, a survécu aux nombreuses « réformes » qui ont agité le XIXème, jusqu’à être recouvert en 1901.

Les autorités ont pourtant essayé de prendre des mesures tout au long du XIXème siècle. Les archives font ressortir plusieurs décrets de la Ville en 1823, 1830 et 1836, imposant une réorganisation du ramassage des « boues ». Mais les Granges résistent. En 1854, le maire de Grenoble prend de nouveau des arrêtés (les mêmes que précédemment) pour lutter contre l’insalubrité de la ville. Une réponse face à l’épidémie de choléra. En effet, l’accord des Granges prévoit un nettoyage de toutes les rues, mais les paysans avaient tendance à préférer les grandes rues, et à laisser de côté les moins « rentables ». Après trente ans de réclamations de la part des Grenoblois, un réseau complet de tout-à-l’égout est installé en 1912, privant les industriels et paysans d’une sacrée masse organique.

Le tout jetable

Même privés de cette juteuse matière fécale, les paysans des Granges viennent collecter jusqu’en 1950 les déchets urbains pour alimenter leurs champs. Des publicités vantent « l’engrais dauphinois ». Les terres agricoles (d’Échirolles à Fontaine) s’urbanisent, la population grenobloise augmente pour atteindre 116 000 habitants.

Concomitamment, et pour nourrir les enfants du baby-boom, s’ouvre sur le cours Jean Jaurès un « centre de distribution de produits alimentaires E. Leclerc » en 1958, qui va préfigurer l’ère de la grande distribution.
Au cours des soixante années suivantes, les manières de consommer évoluent, les déchets changent de nature et très vite, le pétrole envahit tout, notamment par l’intermédiaire des emballages en plastique et du tout jetable.

« C’est le moment où le déchet commence à être perçu différemment. Au lieu d’être un état transitoire de la matière, il devient un absolu et il faut le stocker », analyse Baptiste Monsaingeon dans son livre Homo Detritus. Le XXème siècle n’a eu de cesse de l’éloigner et de l’abandonner de plus en plus rapidement. Soit dans des trous, avec les décharges, soit dans des fours d’incinérateurs.

En 1972, l’incinérateur Athanor est construit à la Tronche dans ce but. Ce mode de traitement est alors considéré comme « le plus hygiénique pour désamorcer le caractère d’immondice du déchet », poursuit Baptiste Monsaingeon. Ça tombe bien : balancer des trucs à la poubelle est devenu « dans la culture du consumérisme de masse naissant, un geste libératoire, presque jouissif ». Une industrie apparaît : celle du recyclage, qui génère aujourd’hui des millions d’euros de chiffre d’affaires. Mais ses bénéfices ne vont ni aux Granges, ni aux paysans du coin.

Ces derniers temps, la Métropole essaye de réinventer l’eau chaude en incitant à faire du compost. Mais même les étrangers se foutent de notre gueule : « “Les Allemands sont scandalisés par notre compost fait à partir de poubelles grises [où les matières organiques sont mélangées à tout le reste, NDR] mais on a la technique pour le faire !” se défend Jacques Pufferra, assistant technique du centre de compostage de Murianette » (Rue89, 29/11/2016). Par rapport au raclun et à l’engrais dauphinois d’antan, notre compost actuel, c’est de la merde.