Accueil > Oct / Nov 2015 / N°32

Guerre des pauvres contre les pauvres

La défaite des voisins

Les personnes qu’on a interviewées ici se font régulièrement traiter de tous les noms, de « sales gros branleurs qui n’ont rien d’autre à foutre de leur journée », de « connards qui font chier les vrais habitants », de « parasites » ou de « sous-France ». Leur crime ? Accompagner depuis plusieurs mois des migrants, grands précaires et à la rue, en les soutenant notamment lorsqu’ils s’installent dans des bâtiments vides. Suite à l’expulsion du bidonville d’Esmonin fin juillet, plusieurs tentatives d’ouverture de maisons ont échoué, notamment à cause de voisins très remontés contre l’arrivée dans leur quartier de personnes qualifiées de « Roms ». Alors que des centaines de personnes risquent de dormir dehors cet hiver, on a discuté un moment avec Christine, David, Michelle et Élisa - par ailleurs membres des collectifs Hébergement-Logement et RESF (Réseau éducation sans frontières) – mais qui parlent ici en leur nom propre (1).

En septembre, on a beaucoup parlé dans les médias et sur internet de la manifestation de voisins à Saint-Martin-d’Hères pour expulser une famille rom. Est-ce la première fois qu’une telle hostilité se faisait sentir dans l’agglomération ?

Pour nous, ça a commencé à Fontaine, boulevard Joliot Curie. Une maison vide appartenant à la mairie a été occupée avec des familles Roms roumaines en mai 2014. Les voisins ont directement été assez virulents contre cette installation. Il y a eu un appel à rassemblement un dimanche soir, qui a réuni une trentaine de personnes du voisinage, des jeunes et des vieux. Beaucoup de propos racistes anti-Roms ont été tenus. Des menaces d’expulsion du lieu manu militari ont été proférées, et des échanges tendus ont eu lieu. Certains voisins ont fait circuler une pétition et organisé des délégations à la mairie.
Par la suite, il y a eu régulièrement des coups de pression de quelques voisins, des caillassages de fenêtres par des gamins. Des enfants vivant dans la maison occupée se sont pris des plombs de carabine à plusieurs reprises. Mais jusqu’à leur expulsion en juin 2015 aucune autre action collective n’a été organisée.

Y-a-t-il eu de telles actions autour du bidonville d’Esmonin, expulsé par la mairie le 29 juillet dernier ?

Certains voisins d’Esmonin étaient assez virulents envers les habitants du bidonville (pétition, délégation au conseil municipal). Mais les associations de quartier dénonçaient plutôt le délaissement de la ville et la prolifération des rats. Piolle a eu au début un discours politique intéressant, qui démontait les fantasmes qui planent autour des Roms et des migrants. Mais une fois qu’il a décidé la destruction du camp, en avril dernier, il a repris la rhétorique qu’il dénonçait auparavant, en ne parlant plus que des problèmes de prostitution, de mafia ou des dangers qu’encouraient les habitants de ce bidonville, justifiant ainsi l’expulsion. La mairie a renforcé la stigmatisation des Roms en donnant au bidonville le qualificatif officiel de « campement communauté rom » alors même que tous les habitants ne l’étaient pas.

Que pensez-vous de ces « problèmes » ?

Ce n’est pas en stigmatisant la précarité qu’on protégera les personnes. Il y avait évidemment plein de problèmes à Esmonin, de l’exploitation, de la prostitution, comme dans tous les cas où on laisse des humains avec rien pour vivre, mais il y avait aussi des solidarités, une organisation qui permettait à beaucoup d’avoir un minimum décent. Ce n’est pas parce qu’il n’y a plus de grand camp que les problèmes liés à la misère, à l’absence de droits communs ont disparu.

Que s’est-il passé suite à cette expulsion ?

Environ deux cent cinquante personnes se sont retrouvées à la rue. Les familles ont dû chercher un toit. Un squat a été ouvert avec une famille rom à La Tronche dans un ancien garage, un bâtiment appartenant à l’EPFL (Etablissement Public du Foncier Local de la métro). Le premier jour, l’ambiance s’est tendue notamment avec un membre des services techniques, qui a affirmé qu’il aimerait « brûler tout ça ». Le maire socialiste, son adjoint à la sécurité et le directeur de l’EPFL, passés faire une visite, ont annoncé vouloir rester dans le cadre de la loi.
Le lendemain matin, l’adjoint à la sécurité a déboulé avec trois mecs, identifiés plus tard comme étant des flics en civil, et ont expulsé les occupants manu militari. Il faut savoir que c’était illégal. Normalement, une loi protège les squatteurs qui obligent les propriétaires à lancer une procédure judiciaire. Ça les a fait rire : « faites nous un procès, alors ». C’est un signal assez fort, qui incite les propriétaires à avoir recours à des milices privées pour récupérer leur bien plutôt que de passer par la justice.
Une autre maison appartenant à la mairie à Eybens a été ouverte ensuite. Les voisins ont directement été assez virulents. Mais la mairie est passée et a promis soit une convention d’occupation, soit un relogement. On avait gagné ? Le problème, c’est que certains voisins se sont rassemblés pour faire « justice » eux-mêmes. En fin de journée, il n’y avait pas grand monde dans la maison. Les voisins sont arrivés à une quinzaine, avec des briques et des tessons de bouteille à la main. Ils ont frappé un copain qui était devant la maison puis sont rentrés. Le père de la famille était à l’intérieur, mais a heureusement eu le temps de s’enfuir en sautant par le balcon. Sinon, il n’en serait pas ressorti indemne. Ils ont même balancé un fumigène par la fenêtre pour être sûrs qu’il ne restait personne. Plus tard dans la soirée, une quinzaine de soutiens de la famille sont revenus pour essayer de récupérer les affaires. Les voisins montaient la garde dans la rue. Il y a eu un face-à-face très tendu, avec insultes et menaces. S’en est suivie une visite à la mairie d’Eybens, qui a finalement accepté de reloger la famille.

Et puis il y a eu Saint Martin-d’Hères, et cette vidéo impressionnante où l’on voit une manifestation de quatre-vingts personnes très excitées pour déloger une famille rom, qui applaudissent et hurlent quand la famille finit par partir...

Là-bas, ce n’était pas un logement public, mais privé - vide depuis deux ans et en train d’être vendu. Le propriétaire actuel est allé voir tous les voisins pour les monter contre le squat et les « Roms ». Ils se sont réunis et ont dit : « soit vous partez, soit on vous vire ». Les voisins avaient l’impression de défendre la grande et noble cause de la propriété privée. Qu’une famille soit à la rue, ça ne les gênait pas.
Il y a eu deux jours de montée de tension. Ils ont annoncé une manifestation. Les soutiens de la famille sont allés à la mairie pour prévenir qu’il y avait un risque de violence. Une adjointe a assuré qu’ils iraient parlementer avec les voisins, mais finalement, ils n’ont rien fait. Un appel à se réunir a été lancé au sein du réseau militant pour éviter que la manifestation ne dégénère. Cela a été effectivement très agressif. On pense qu’il n’y avait pas que de « simples » voisins, mais aussi des militants d’extrême-droite : au moment où la famille est sortie, il y a quand même eu quelques saluts nazis, et des « On est chez nous, la France aux français ! ».

Les propriétaires de la maison ont ensuite dénoncé dans Le Daubé (26/09/2015) les propos qui ont pu être tenus à cette occasion et se défendent d’être racistes. Pour eux, ils ont fait une action contre un squat et non contre les Roms. Pensez-vous que les voisins qui s’opposent aux Roms sont forcément des racistes ?

Déjà, dans ces cas-là, on essaye de ne pas traiter les gens de racistes, mais de dire qu’ils tiennent des propos racistes. Quand ils parlent des « Roms », on a des fois l’impression qu’il ne s’agit pas d’humains, mais de rats. Il y a plein de clichés qui circulent : ils seraient par nature mauvais, sales, voleurs, non intégrables… Derrière ces clichés, il y a souvent la peur d’être associé à cette « sous-catégorie d’humains ».
Mais même en insultant ou stigmatisant les Roms, peu de gens se sentent racistes. Souvent certains nous disent qu’ils sont d’origine étrangère, ou qu’ils ont plein d’amis arabes donc « comment je pourrais être raciste ? ». Toute la stigmatisation des Roms construite à l’échelle nationale encourage cette opposition des pauvres contre les pauvres. La misère, la pauvreté, ça fait peur. Les Roms ont pris la place des italiens dans les années 1920 ou 1930, ou des maghrébins à la fin du vingtième siècle : c’est maintenant eux qui sont responsables de tous nos maux. On nous a aussi souvent reproché de ne rien faire « pour les français, ou pour les anciens ». Une fois, on nous a même dit qu’on devrait plutôt s’occuper des chibanis [ndr : les vieux arabes]. Est-ce que si on ouvre un squat avec des chibanis, on sera mieux accueilli ?

Que disent les municipalités des clichés qui circulent sur les Roms ?

C’est justement là le problème : généralement pas grand-chose. Elles ne développent pas d’argumentaires pour démonter toutes les rumeurs ; voire, disent aussi que certaines familles ne sont pas « intégrables ». Et les conditions dans lesquelles vivent les personnes sur les campements alimentent largement les fantasmes. à Esmonin, les poubelles ne passaient qu’une fois par semaine pour quatre cents personnes : forcément, ça n’aide pas à tenir un endroit propre et ça favorise la prolifération de rats. A Fontaine, la mairie avait coupé l’électricité alors que les toilettes étaient un sanibroyeur... Les mairies disent gérer les problèmes au cas par cas, le plus discrètement possible. Mais elles ne déplacent pas le problème sur de vraies questions politiques, en redirigeant la colère des gens vers les véritables causes de leurs malaises, comme l’insécurité économique ou les inégalités. Finalement, les raccourcis racistes de certains voisins et la construction de boucs émissaires à l’échelle nationale arrangent bien les choses.

Quelle parole politique faudrait-il porter ?

Il faudrait réussir à allier différents précaires : migrants, demandeurs d’asile ou de titres de séjour, SDF français, expulsés locatifs,... pour affirmer que la crise de l’hébergement est politique. Les discours antiracistes ne peuvent avoir un impact que si des gens a priori « concurrents » peuvent se battre pour des intérêts communs, comme par exemple la réquisition des logements vides. Le problème, c’est que quand un squat est ouvert, tout le monde voit ça comme quelque chose de micro-local. On manque de discours politique construit, on n’a pas la légitimité qu’ont pu avoir les luttes ouvrières ou féministes.
Ce qu’on fait nous, c’est juste du palliatif, on est toujours dans l’urgence pour gérer des situations humaines très compliquées. Alors stratégiquement on est un peu dans une impasse, parce qu’on n’arrive pas à mener un combat politique plus large que la réquisition d’une ou plusieurs maisons vides.
Ceci dit, il y a quand même eu des ouvertures de maisons qui tiennent. Dans le quartier de l’Abbaye, il y a un squat regroupant des roumains, des serbes, des marocains, des algériens : une vingtaine de personnes qui s’entendent plutôt bien et où ça se passe globalement très bien avec les voisins : certains leur offrent régulièrement de la nourriture ou du matériel...

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Notes

[1Même si on leur a donné des pseudos.