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Le cri de la cabine – épisode 3

La cabine comme symbole du service public

En ce printemps semi-confiné, il suffisait d’organiser à peu près n’importe quoi pour rameuter du monde. Le 30 avril, on avait annoncé un «  concert de téléphone », à la dernière cabine téléphonique de Grenoble, au sein de la résidence universitaire du Rabot. Ce jour-là, il pleuvait, et malgré les 10 minutes de marche, une centaine de personnes a quand même répondu présent à notre invitation. Finalement la pluie s’est arrêtée juste avant le début de l’évènement, comme un signe du destin, et une dizaine de personnes ont proclamé textes et chansons sur les cabines téléphoniques. Un beau moment – sans même parler de la pétillante fin de soirée quelque part autour d’un feu dans les bois de la Bastille.

Il faut croire que notre lutte pour les cabines téléphoniques continue à susciter un vif enthousiasme. Il y a les questions d’ordre technique : un ingénieur télécom nous a écrit pour nous informer que « les télécoms d’aujourd’hui, ce n’est plus que de l’informatique malheureusement, donc n’importe quel ingé informatique s’y retrouve  ». Après avoir expliqué que le réseau RTC (le réseau historique des téléphones fixes) est mort et que le réseau RNIS, toujours existant pour les liaisons sécurisées, a un « coût complètement dingo  », il nous conseille plutôt de passer par Internet… « Le débat n’est certainement pas d’ordre technique de toute façon. L’enjeu est clairement politique pour obtenir l’accès à l’espace public, à l’énergie et, a priori dans le meilleur des cas, à internet (oui, c’est triste, mais ce serait toujours moins triste que d’avoir des cabines connectées en 3G... si on parvient à éviter ça, c’est déjà super).  »

Des cabines téléphoniques en fonctionnement, il en restait moins d’une centaine en 2019 dans toute la France. Si des lectrices nous ont signalé en avoir vu dans plein de communes autour de Grenoble, une seule en a vu une en état de fonctionnement : à Mourrèze dans l’Herault, Sarah a pu entendre le «  la  » de la cabine téléphonique.

Valérie, elle, traque chaque apparition de cabine téléphonique dans des livres ou des films. Il y en a plein, un site internet devrait bientôt les référencer. Dans ses recherches, elle a même déniché une thèse rédigée sur les cabines. Datant de 2001, elle a été écrite par Fanny Carmagnat et s’intitule « Une approche sociotechnique de l’histoire du téléphone public ». On n’a pas pu la lire en entier mais « l’hypothèse de départ » nous semble plus qu’intéressante : « Cette forme de téléphonie peut être tenue pour l’objet emblématique des usages et avatars de la notion de service public en général.  » La cabine comme symbole de la liberté (de vivre sans portable) et du service public, voilà de bonnes bases politiques pour notre combat.

Alors qu’on travaille toujours pour présenter quelque chose au budget participatif de Grenoble, on pense aussi de plus en plus à en réinstaller nous-mêmes, sans attendre l’autorisation de personne. On avait parlé dans le dernier numéro des deux cabines téléphoniques réinstallées l’été dernier dans le village de Saint-Cadou en Bretagne pour protester contre le projet d’installation d’antennes-relais. Une Bretonne nous a donné des nouvelles de cette réinstallation sauvage : « Voilà presqu’un an que le service téléphonique a été rendu au public (…) avec ces deux cabines téléphoniques en limite de propriété, accessibles de la rue. Le service est gratuit et les frais sont pris en charge par notre association. Il y a six mois, nous avons fait obstruction au chantier d’antennes-relais, ce 17 mai nous avons encore mis en échec la deuxième tentative de début de chantier (les brebis nous ont bien aidés…). Pour en revenir aux cabines, elles fonctionnent à merveille, nous souhaitons créer encore d’autres liens avec des initiatives semblables. Pourquoi pas des jumelages, des fêtes et festnoz pour nous rassembler ? » C’est vrai, ça, pourquoi pas ?

L’OIRCT (observatoire international de la réinstallation des cabines téléphoniques) est donc officiellement né et compte une soixantaine d’adhérents suite à l’évènement du 30 avril. Si vous voulez adhérer (c’est gratuit) ou que vous êtes intéressé pour rejoindre le combat (qui reprendra sérieusement au mois de septembre) écrire à oirct@gresille.org ou appeler au 04 76 94 18 65.

Chronique de la cabine téléphonique - épisode 1 -

Nous avons reçu de Séverine Rivière ce premier beau et terrible épisode de ce qui s’annonce comme un feuilleton.

Bien que l’entourage de ma mère l’avait mise en garde contre les agissements de violeur ou de pédocriminel de mon grand-père, – je me souviens, en effet, avoir entendu de la bouche de Fifi ces mots : « Ne laisse jamais S. seule avec pierre, il est abominable et dangereux, avec les femmes et mêmes avec les petites filles » – je passais la plupart de mes vacances, enfant et pré-adolescente, dans la maison de village de mon grand-père, en Ariège.

Ma mère était parfaitement au courant des comportements masculinistes et violeurs de mon grand-père, puisqu’elle même en avait été victime, ayant subi ses assauts à l’âge de 19 ans. Le jour de son mariage d’avec mon père, le vieux violeur avait posé tranquillement sa main sur la cuisse de ma mère. Cette histoire atroce d’agression, je la tiens de ma mère elle-même, qui, à maintes reprises, l’a narrée devant témoin, sans jamais dire qu’elle porterait plainte ni susciter chez son mari, – le fils du grand-père agresseur donc –, une quelconque réaction. Ainsi, malgré ces faits avérés d’agressions sexuelles perpétrées par mon grand-père, mes parents me laissaient une partie des vacances chez ce grand-père.

Mes parents, eux, ont été virés de cette maison.

J’ai 13 ans. Je suis dans la maison de mon grand-père, en Ariège. J’entre dans la cuisine. Mon grand-père se précipite sur moi avec un sourire libidineux, une bave lui coule aux commissures. Soudain, il forme avec ses paluches des griffes avec lesquelles, il enserre mes seins. Mes seins à moi. Mon corps qui n’appartient qu’à moi. Mes chairs, à moi. Qui n’appartiennent qu’à moi. Le vieux violeur plaque ses mains, par surprise, sur mes seins d’enfant. Je suis rigidifiée. Tétanisée. Sidérée. Je tremble. J’ai froid. Je meurs.

Ma grand-mère, qui assiste à la scène, ne fait rien. Elle dit seulement, en rigolant, peut-être légèrement gênée : « Pierre arrête, enfin. » Ha ha ha.

Atrocité, de ces gens.
Abominations, de ces gens.

Quelques minutes plus tard, combien de temps après, je ne saurais le dire, complètement enragée, attristée, dominée, écrabouillée, souillée, écœurée par cette agression, par cette prédation, cette domination masculine criminelle, car elle tue concrètement nos corps, nos cerveaux, nos vies, je remonte, à pas lents, les pentes du village, vers le seul endroit de protection : la cabine téléphonique.
La cabine téléphonique.
C’est mon seul réel refuge, dans tout le village isolé. C’est ma seule cachette, sûre. C’est ma cabine de sécurité contre le patriarcat.
Elle se situe à quelques mètres du bassin d’eau de montagne, dont le flux qui s’écoule continûment, est comme une musique paradisiaque. Elle est collée à un mur de pierres grises. Elle est un ventre dans lequel je me cache. Elle est, grâce à ma carte téléphonique, ma possibilité de communiquer à l’extérieur. Il n’y a que moi, ici, dans cette cabine déposée par miracle dans ce village éloigné de tout. Je suis, je crois, la seule usagère de cette cabine téléphonique pendant toute mon enfance et toute mon adolescence. C’est ce que je veux croire.
J’y appelle mes amies, pendant des heures. J’y appelle mes petits copains, pendant des heures. Et personne, personne, ne vient m’y agresser.