Accueil > Oct / Nov 2012 / N°17

Entretien avec Léo, ancien journaliste dans une agence de presse grenobloise

« Je m’en foutais du fond, j’étais obsédé par la forme et comment gagner ma vie avec le journalisme »

« Mais pourquoi vous n’essayez pas de vivre du journalisme plutôt que de vous crever à faire ce journal ?  ». C’est une question qu’on nous pose souvent, au Postillon. A chaque fois, on explique que de nos jours il est très dur de vivre du journalisme sans avaler des couleuvres quotidiennement et qu’on préfère s’attacher au sens plutôt qu’à la rentabilité.
Pour se convaincre de cette évidence, rien ne vaut une discussion avec un ancien gratte-papier grenoblois, Léo, qui a tout fait pendant cinq ans pour vivre du journalisme. Il nous raconte ici les réalités de son ancien métier, ce qu’il en a tiré et quelques amusantes anecdotes grenobloises.

Tu m’as dit que tu travaillais dans une agence de presse. Vous bossiez pour qui ?

On bossait pour quelques collectivités territoriales. Et sinon on se levait le matin et on cherchait ce qu’on pouvait vendre. On faisait tous les communiqués de presse et puis on appelait des médias nationaux en leur demandant : «  est-ce que ça vous intéresse  ?  ». Une agence de presse, c’est un pool de pigistes donc à la différence des salariés, il faut vendre nos papiers. Et puis il y avait des correspondances plus ou moins régulières avec l’AFP [1], pour des magazines spécialisés ou des chaînes du câble. De temps en temps mais très rarement on vendait un papier à France Soir ou Libération. En télévision on a réussi à vendre des trucs à M6. Après, il y avait Grenoble&moi où je faisais les pages sport, France et Monde, c’est-à-dire uniquement de la réécriture de dépêches. C’est de la presse gratuite, c’est-à-dire moins on en dit, mieux c’est. Les papiers sont calibrés de manière très courte mais je crois que j’aimais bien parce qu’on était dans l’actualité. Je suis très critique sur le monde des médias mais j’ai une passion pour l’actualité. Se lever le matin, lire les journaux, essayer de trouver des trucs, pour moi c’est trop bon. A propos de Grenoble & moi, tu vois les fausses unes, les sur-couvertures avec de la publicité ? Un truc comme ça, ça paie le journal. Un jour, la fausse une c’était une publicité trop criante pour Bouygues immobilier. Du coup une lectrice nous a envoyé un message en nous disant : «  Avant j’aimais bien Grenoble & moi, désormais ce sera Grenoble sans moi   ».

A l’AFP tu faisais quoi ?

Que le sport, ça me faisait gagner 50 euros par mois. Par exemple, je faisais l’anniversaire de Jeannie Longo, quasiment chaque année.

Tu le faisais chaque année ?

Oui ça s’appelle les frigos, tu connais ? Tu mets les papiers au frigo, ils sont déjà écrits, tu peux les ressortir.

Donc plusieurs années de suite tu as fait le même papier sur Jeannie Longo ?

Chaque année je faisais une dépêche pour dire : «  elle a 53 ans, ça fait 30 ans qu’elle roule, elle en est à son 48ème titre  », je l’appelais pour savoir s’il y a du nouveau... J’étais correspondant sport AFP, donc je faisais aussi tous les matchs de foot, et puis un peu le rugby et le hockey.

Et dans ces domaines, ça te demandait autant de recherches  et d’enquêtes que pour Jeannie Longo ?

Pour le foot, à l’époque le GF38 était en Ligue 2. Donc je devais juste donner le résultat, qui a marqué les buts, le nombre de spectateurs, le temps, la pelouse. J’allais assister au match, c’était au stade Lesdiguières. À la fin du match je décrochais le téléphone, je disais « score : 2 – 1  ». Il envoyait le résultat à toutes les boîtes abonnées à l’AFP. Et après je lui disais «  but de Dja Djédjé à la 58ème : D comme David, J comme Jérome, etc  » tout le temps le même truc il ne faut pas qu’il y ait des erreurs. Après les cartons, pelouse : bonne, temps : beau, 5000 spectateurs environ. Et voilà. J’étais payé 14 euros mais ça me coupait tout mon week-end.
Alors après je bossais aussi pour des radios en complément. A force de travailler pour l’AFP et de gagner 14 euros, j’en avais marre. Je voyais les mecs de Rakio Kol Hachalom et de News FM, des passionnés bénévoles, qui commentaient l’intégrale tous seuls en direct. Quand je faisais Grenoble – Sedan ou Grenoble – Laval j’ai vu des correspondants de petites radios venir de ces villes. Eux étaient payés. Donc j’ai cherché sur Internet les petites radios des autres villes de Ligue 2, et je leur ai demandé si ça les intéressait que je leur commente le match. Ça leur évitait de payer un billet de train. J’ai commenté plusieurs matchs de Sedan pour une radio sedanaise en faisant croire que j’étais Sedanais. C’était épuisant mais j’adorais ça. La radio, le micro, j’adore.
D’ailleurs une fois c’était assez drôle. La Ligue 2 est sponsorisée par Orange, c’est son nom officiel «  Ligue 2 Orange  ». SFR a eu la Coupe de France en échange. Vu que la Ligue 2 c’est une vingtaine de matches par an, les panneaux de publicité Orange sont des panneaux en dur installés sur le stade. Ce soir là c’était un match de coupe de France, donc ils avaient scotché des sacs poubelles sur les panneaux Orange pour pas qu’on les voit et mis les panneaux SFR aux quatre coins du stade. Il y a eu une tempête de neige qui a entraîné une interruption de match. Normal. Sauf que la tempête avait fait tomber tous les panneaux SFR. Alors ils ont interrompu plus longtemps pour pouvoir remettre ces panneaux, comme si ce n’était pas possible de jouer au foot sans. Et moi pendant tout ce temps là je devais meubler à la radio en racontant des trucs sur Grenoble...

Est-ce que tu as des anecdotes politiques sur ton métier de journaliste à Grenoble ?

J’en ai une sur José Bové. En 2007 pour la présidentielle il vient à Grenoble, à la Villeneuve. Il y a très peu d’encadrement donc quand il arrive, c’est le bordel. Nous à l’agence, on y va avec deux caméras. Quand il arrive sur la place du marché, tous les journalistes courent devant lui et il ne peut pas avancer. Après avoir répondu à quelques questions, il voulait rejoindre les militants qui étaient sous la halle mais il n’y arrive pas. Donc plein de gens autour, les mecs au café, des personnes aux fenêtres, se mettent à regarder, interloqués par ce qui se passe. A ce moment-là, un mec crie : «  libérez José Bové  » et tout le monde reprend : «  li-bé-rez Jo-sé Bo-vé   », tout le monde autour crie ça. Et là, les journalistes commencent à partir tout honteux en planquant les caméras. Sauf un collègue qui s’énerve «  qu’est ce que c’est ce bordel, on aurait du faire l’interview avant   » : lui, comme presque tous les autres, s’en foutait des militants, il voulait juste un son, de préférence artificiel. Il s’est barré vert de rage.
Sinon j’ai une histoire sur Michel Destot lors d’une interview. Le journaliste lui dit «  c’est un petit sujet, une minute trente  » et Michel Destot a parlé une minute vingt cinq. Incroyable. C’est le formatage total, le formatage du 20h, tous les politiques qui maîtrisent bien les médias, ils savent faire ça.
Une fois, Hollande vient à Grenoble pour les législatives de 2002, en tant que premier secrétaire du PS. Les médias le suivent dans les quartiers. Donc les journalistes sont autour de lui, qui marche style je visite le quartier naturellement, et comme par hasard il y a un jeune qui est là, on dirait un jeune qui traîne, habillé comme un jeune. Hollande et Destot vont vers lui : «  Bonjour, c’est comment la vie ici  ?   ». L’autre répond : «  ben vous savez les quartiers populaires, patati, patata, etc  ». Tous les journalistes nationaux qui ne connaissent rien à Grenoble s’arrêtent, ils se mettent autour et filment la scène. En fait les journalistes locaux ne se sont pas arrêtés car ils savaient que ce jeune était tout simplement un militant socialiste qui ne se trouvait là pas tout à fait par hasard. Mais tu sais, tout le monde fait ça.

Ton agence a fini par fermer, comment ça s’est passé  ?

C’est en partie dû à Télégrenoble qui a fait des appels à un peu tout le monde pour faire des vidéos. Des jeunes en proposaient à 80 euros alors que nous d’habitude on les vendait 500 ou 600 euros. Mais surtout on a perdu un gros client territorial donc la boîte s’est écroulée.
Quand, je suis arrivé dans le journalisme en 2002, il fallait déjà être multitâche. Avant sur un reportage télé il fallait un cadreur, un preneur de son et même parfois un ingénieur lumière et un rédacteur, donc quatre personnes. Maintenant il en faut une.
Et puis il faut dire qu’on forme des communicants et des journalistes en pagaille. A Grenoble entre l’ICM (Institut de la Communication et des Médias) et le Master Sciences Po il y a cinquante personnes par an qui sortent diplômées. Comment tu veux leur trouver une place à tous ? Donc ils vont travailler dans la com’. Aujourd’hui il y a plein de journalistes qui font des horaires de barjo à qui on demande une grosse productivité. Et produire ça veut dire ne pas recouper l’information, ne pas aller sur le terrain... Souvent, c’est la communication qui gagne.

Comment as-tu vécu ton expérience de journaliste ? Est-ce que ça t’a changé ?

En 1998 quand je commence mes études, j’étais plutôt très à gauche, je lisais Lordon, je suivais Acrimed, j’étais très critique... Quand je rentre dans le monde du journalisme, je me laisse déradicaliser. Le summum c’est 2005, le traité constitutionnel européen. Il y a très peu de journalistes qui sont contre le TCE et moi je me laisse embarquer dans cette pensée unique. Aujourd’hui je suis d’autant plus radical que je me suis fait avoir par le système.
Il y a une forme de pseudo neutralité : je me disais qu’il ne fallait pas que j’aie de «  carte  » par exemple dans un parti, que je sois engagé... J’ai été embarqué dans un truc, je ne sais pas vraiment pourquoi, je n’ai pas encore bien analysé.
Je ne faisais plus de politique, je ne lisais plus Le Monde Diplomatique, je n’écoutais plus l’émission «  Là Bas si j’y suis  », je n’étais que dans l’immédiateté. Je ne prenais jamais de recul, même quand je regardais un reportage à la télé, ce qui m’intéressait c’était juste de savoir comment il avait été fait, où le mec avait posé sa caméra, comment moi aussi je pourrais faire pareil et réussir à vendre quelque chose. Je m’en foutais du fond, j’étais obsédé par la forme et comment gagner ma vie avec le journalisme.
Pour obtenir la carte de presse, il n’est pas question de déontologie, ce n’est pas comme les médecins, c’est juste une histoire de finance. Pour avoir la carte de presse, il faut gagner plus de la moitié de tes revenus d’une entreprise de presse et ça ouvre droit à un abattement fiscal. PPDA n’a pas la carte de presse car il gagne trop d’argent avec les livres qu’il vend. Il n’y a aucun organisme de déontologie du journalisme en France, on peut faire n’importe quoi en toute bonne conscience.

Qu’est-ce qui t’a aidé à prendre conscience de tout ça ?

Quand j’ai arrêté l’agence, j’ai bossé pour une association d’insertion. Je suis passé de l’événementiel permanent à la misère des quartiers populaires, au quotidien des gens. Ça m’a fait un choc, j’ai fait cinq ans de journalisme à Grenoble où finalement je me suis assez peu intéressé à ces questions-là alors qu’elles étaient sous mes yeux. Quand je me suis retrouvé à travailler dans un bureau au milieu du Village Olympique, à aider des jeunes à trouver un logement, je me suis rendu compte de la vie quotidienne, des réalités qui existent pas quand t’es dans le monde de l’information. Ou alors que tu traites uniquement sous l’angle du fait divers, sous l’angle de l’immédiateté.

Tu n’as donc pas prévu de revenir au journalisme ?

Non, j’en suis bien sorti maintenant.

Notes

[1C’est l’Agence France Presse, une des grosses agences mondiales qui abreuve toutes les rédactions de dépêches, que la plupart des médias se contentent de reprendre telles quelles.