Accueil > Automne 2024 / N°74

L’anti-modèle grenoblois

Isorg de barbarie

Pendant quatorze ans, la presse locale, Daubé en tête, a multiplié les articles louangeurs sur la start-up Isorg, qui avait une « ambition industrielle mondiale » après avoir été biberonnée au CEA (commissariat à l’énergie atomique). Malgré les dizaines de millions d’euros publics investis, la société a été mise en liquidation cet été sans avoir jamais rien vendu. Et le plus cocasse, c’est que Le Daubé et autres promoteurs du « modèle grenoblois » n’en ont rien dit. Même pas une petite brève.
Voilà donc cet oubli réparé.

Tout avait pourtant si bien commencé.
D’abord, une idée de merde sortie du CEA-Grenoble. La routine.

Une innovation technologique « de rupture » promise à un grand avenir.

Un nom barbare, « Isorg », pour « Image Sensor ORGanic ».

Allez, on essaye de « pitcher » le « business plan » : c’est bien d’avoir des téléphones super-intelligents, mais les autres objets vont-ils rester inertes comme au Moyen-Âge ? Pourquoi ne pas « rendre les surfaces intelligentes », et ainsi développer « l’électronique organique imprimée sur des supports de verre ou de plastique, dur ou souple » ? Des surfaces intelligentes permettraient par exemple de « reproduire le geste du chirurgien sur écran », de « détecter des containers sur une plate-forme logistique » ou de « choisir son film sur sa télévision numérique ». Voilà qui permettrait assurément de faire plein de bénéfices faire faire un grand pas à l’humanité.

C’était ce qui était annoncé en 2011, un an après la création de la boîte « sur la base de recherches menées au CEA ». Les treize années suivantes, le « business plan » évolue drastiquement, sans contradiction apparente. En 2022, on ne parle plus de « reproduire le geste du chirurgien » mais de « deux marchés ciblés : le smartphone et la sécurité ». Cela relève toujours de «  l’électronique organique imprimée » et c’est un peu plus en phase avec les secteurs porteurs des années 2020. Selon le communiqué du CEA (8/02/2022), les « capteurs d’empreintes digitales géants d’Isorg  » permettront de « déverrouiller son smartphone en passant son index n’importe où sur l’écran » et pourrait par ailleurs « fortement intéresser les services de douane et de police » notamment pour des contrôles biométriques pour les passages de frontière. Le Daubé (12/01/2023) déborde de joie en annonçant que deux « capteurs d’empreintes digitales d’Isorg ont été certifiés par le FBI  », les célèbres flics américains. Les recherches grenobloises au service du renforcement des technologies sécuritaires : rien de bien nouveau sous le soleil de l’innovation.

Mais c’est déjà largement assez pour susciter l’enthousiasme de la presse économique et du Daubé. Comme nous l’écrivions dans un article consacré à Delta Drone (« Un financier qu’on aimerait voir s’écraser en plein vol » dans le n°50), la presse économique – et les « pages éco » de la presse quotidienne régionale – sont de grands pourvoyeurs de « fausses nouvelles ». Tous remplissent leurs pages en reprenant bien sagement les communiqués de presse, sans interroger les revirements, les entourloupes, les histoires de gros sous, les différences entre les déclarations d’intention et la réalité. Alors pendant treize ans, Isorg a eu droit à quantité d’articles louangeurs : « Une ambition industrielle mondiale » pour Le journal des entreprises (8/10/2010), une « start-up pionnière » pour L’usine digitale (13/02/2015), « une technologie majeure, une technologie de rupture impressionnante » pour Le Daubé (17/05/2022), etc., on vous en épargne des dizaines du même acabit. Jusqu’à ce printemps, l’importante production « journalistique » à propos d’Isorg est dépourvue de toute trace d’esprit critique et autres « fact-cheking ».

Ainsi les gratte-papiers s’émerveillent-ils devant les levées de fonds opérées par la start-up. Six millions d’euros pour la première levée de fonds en 2014, 24 millions d’euros pour la deuxième en 2018, 16 millions pour « conquérir l’international » en 2021. Parmi ceux qui crachent au bassinet, quantité de structures para-publiques, comme la banque publique d’investissements ou CEA Investissement.

Si Isorg a besoin d’autant d’argent, c’est notamment pour construire une usine. Étonnamment, pour ce bâtiment, elle choisi de quitter la cuvette pour migrer près de Limoges, tout en continuant d’avoir son siège à Grenoble. Est-ce à cause des 3,2 millions d’euros que lui offre la région Limousin avec le contrat « croissance plus » ? En tout cas, la collectivité régionale du sud-ouest a été particulièrement généreuse : en tout elle aura versé 4,6 millions d’euros à la start-up grenobloise (Le Populaire, 20/06/2024). Un pactole s’ajoutant à toutes les autres subventions touchées, la manne de l’écosystème grenoblois, français ou européen : dans les comptes sociaux de 2021, on apprend par exemple que la société a touché 4 millions d’euros (entre 2012 et 2021) d’aides au titre du programme Pixorg retenu dans le cadre du « programme des investissements d’avenir ».

Si les levées de fonds et autres chasses aux subventions sont très réussies, le chiffre d’affaire peine à décoller. Les bilans financiers parlent de chiffres d’affaires de seulement quelques centaines de milliers d’euros entre 2014 et 2017. Et encore… en plongeant dans les « comptes sociaux », on se rend compte que ces sommes ne correspondent qu’à des « prestations de services ». En ce qui concerne la « vente de marchandises », il n’y a aucune rentrée d’argent… En 2018, le chiffre d’affaires semble s’envoler : 1,8 millions déclarés sur le compte social. Mais là aussi, zéro euros pour la « vente de produits ». Le business d’Isorg va-t-il décoller ? Oui, si on en croit L’usine nouvelle (29/03/2018) : «  La pépite française des capteurs imprimés Isorg emporte ses deux premiers contrats majeurs, l’un de 150 millions de dollars auprès d’un constructeur chinois de smartphones, l’autre de 50 à 100 millions de dollars auprès d’un constructeur américain de wearables [NDR : objets connectés]. De quoi franchir la barre des 200 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2022, contre 3 millions d’euros attendus en 2018.  »

200 millions d’euros de chiffres d’affaires en 2022 ? La bonne blague ! Après « l’embellie » relative de 2018, le chiffre d’affaires d’Isorg plonge dans les profondeurs. 81 000 euros en 2019, 94 000 en 2020, 98 000 en 2021…. Cette année-là, on voit sur le compte social qu’il n’y a pas que des « prestations de service » : Isorg est aussi parvenu à vendre pour 8 000 euros de « produits finis ». Pas mal pour la « pépite française des capteurs imprimés » créée onze ans auparavant… Même au Postillon, on vend pour six fois plus de « produits finis ».

Croyez-vous que L’usine nouvelle fera un rectificatif sur sa « fake news » ? C’est mal connaître la presse économique qui persiste et signe dans le mensonge. Trois ans plus tard (05/07/2021), après avoir brièvement mis sur le dos du Covid 19 l’arrêt des « projets de développement » d’Isorg (alors qu’en 2019 le chiffre d’affaires était déjà ridicule), le journal libéral de « l’actualité économique » récidive dans la propagation de fausses nouvelles en évoquant cette fois «  un chiffre d’affaires de 200 millions d’euros en 2025 ».

En fait, Isorg ne verra jamais l’année 2025 : «  Placée en redressement judiciaire à la fin du mois de février 2024, Isorg va donc être mise en liquidation et cessera ses activités le 12 juillet prochain  » (Actus limousin, 25/06/2024). La raison officielle : « Les conséquences du Covid et l’échec technique d’un capteur, celui, si prometteur, qui a obtenu la certification du FBI en mars 2021. »

Cette nouvelle fait jaser dans la presse limousine : «  Des millions d’euros investis et une liquidation judiciaire pour Isorg  » (France 3 Limousin, 18/06/2024). « Que d’efforts financiers vains et quelle déception pour le territoire. Reste maintenant à savoir ce que va devenir le site quasi flambant neuf de Limoges » (Le Populaire, 20/06/2024).

Par contre, aucun relais de cette information sur le site du CEA ou dans les pages du Daubé, qui avait pourtant consacré des dizaines d’articles à la « pépite ». Rien ! Même pas une petite brève pour annoncer ou tenter d’expliquer l’échec de cette « technologie de rupture impressionnante ». À la place, le quotidien publie au cœur de l’été (18/08/2024) une tribune de Stéphane Siebert, ancien élu et directeur de la recherche technologique du CEA à la gloire du « modèle grenoblois » : « Grenoble est un modèle d’écosystème, qui a entretenu dans la durée les ressorts du succès (…) . L’esprit montagnard, rebelle, intrépide et persévérant, fait merveille dans l’innovation. Il pousse vers les sommets, la clé de la réussite dans la technologie, qui est entrée dans une compétition mondiale où seuls valent les meilleurs. (…) L’innovation grenobloise et l’exemplarité de ce territoire constituent une pièce de la grande mécanique de notre destinée.  » Aucun mot sur « l’exemplarité » du « modèle » d’Isorg, société issue du CEA ayant levé 47,8 millions d’euros (Le Populaire, 20/06/2014) d’argent public et privé, touché des dizaines de millions d’euros de subventions, construit une usine toute neuve pour ne rien réussir à vendre en quinze ans d’ancienneté. Encore une belle réussite de «  l’esprit montagnard, rebelle, intrépide et persévérant  » qui « pousse vers les sommets  ».

Il n’y a pas que des perdants dans cette histoire. À la création d’Isorg, il y avait trois personnes : Emmanuel Guérineau, Jean-Yves Gomez et Laurent Jamet, les deux derniers étant d’anciens cadres de STMicroelectronics. Eux ont pu toucher pendant des années de très confortables salaires. Dans un jugement de la cour d’appel du 12 octobre 2023 suite à un conflit entre l’entreprise et Emmanuel Guérineau, on apprend que celui-ci touchait 9 450 euros de rémunération mensuelle en tant que directeur général délégué. Les rémunérations des deux autres devaient au moins être du même acabit.

Sentant le vent tourner, Jean-Yves Gomez avait abandonné la direction de l’entreprise en 2022, tout en restant « directeur de l’innovation ». Celui qui officiellement « a mené avec succès le développement technologique et industriel d’Isorg » (site de Minalogic) n’a rien dit publiquement sur ce cuisant échec. Les deux autres n’ont pas tardé à se recaser, Emmanuel Guérineau chez Microoled, (« noix connectée » du Postillon n°54), autre « pépite » grenobloise développeuse de mini-écrans intrusifs. Depuis février 2024, Laurent Jamet est lui directeur du « Medtech industrial campus » du groupe Doliam, dont le but est de soutenir et accompagner les start-ups en développement. L’ancien cofondateur et directeur business développement d’Isorg a donc toute légitimité, après cette franche réussite pour « apporter son regard d’investisseur industriel sur la vision stratégique de croissance moyen et long terme des start-ups » (mesinfos.com, 23/02/2024).

Bien entendu, l’erreur est humaine, on a le droit de se tromper... D’ailleurs cet article est-il vraiment bien écrit ? Ce qu’il tente de dénoncer en tous cas, c’est l’assistanat total et sans contrepartie dont bénéficient les start-ups.
À Grenoble comme ailleurs, les porteurs de projets sociaux galèrent à récolter quelques dizaines de milliers d’euros pour monter ou faire perdurer leur structure, en bricolant avec quelques bouts de ficelle et en se payant au Smic (quand ils ne sont pas bénévoles). Pendant ce temps-là, dans le monde des start-ups, des « innovations de rupture » et du « modèle grenoblois », les erreurs et les gabegies d’argent public s’enchaînent dans la plus totale impunité. Le récit médiatique, en plus de ne jamais interroger le sens des technologies développées, ne parle que de success story et passe sous silence les échecs. Ses acteurs principaux ne sont redevables de rien, ne doivent jamais rembourser les millions d’euros touchés, quittent le navire quand il n’y a plus rien à gagner pour aller toucher des salaires à plus de 10 000 euros mensuels ailleurs. Malgré leurs loupés, ils continueront à obtenir des millions d’euros de subvention en « pitchant » des « business plans » bancals. Voilà donc à quoi ressemble cette « pièce de la grande mécanique de notre destinée ».