Accueil > été 2024 / N°73

Ici commence la mort

« Quelle connerie la guerre ». Depuis le poème de Jacques Prévert et même bien avant. Et comme on n’arrête pas le progrès : la connerie devient de plus en plus ignoble. Depuis Gaza nous parviennent des informations effrayantes. Il y a bien entendu d’abord le décompte macabre des dizaines de milliers de morts. Mais la « manière » horrifie toujours un peu plus. D’autant plus quand on sait que l’écosystème grenoblois œuvre au développement des robots tueurs.

Le 17 avril, le média Middle East Eye révèle que des «  drones israéliens émettent des sons d’enfants qui pleurent dans le camp Al-Nuseirat à Gaza pour cibler et tirer sur les civils recherchant la source de ces appels de détresse.  » Comme « preuve » : des témoignages d’habitants du camp et une vidéo tournée de nuit où l’on entend effectivement des pleurs d’enfants, qui ne permet pas de reconnaître les lieux ou d’éventuels drones israéliens. Alors, info ou intox de la part de ce «  site d’actualité panarabe basé au Royaume-Uni  » ? Impossible de savoir : le média France 24 reprend l’information le 26 avril en affirmant que rien « ne permet d’ailleurs de confirmer ou d’infirmer de manière indépendante si l’armée israélienne a effectivement employé une telle tactique  ».

Ainsi vont les incertitudes d’une guerre impossible à documenter précisément, qui a déjà causé la mort de plus d’une centaine de journalistes. S’il n’est pas possible de savoir si Israël diffuse effectivement des pleurs d’enfants pour faire sortir de leur cachette puis abattre des Gazaouis, force est de constater qu’on ne voit pas quelles raisons – éthiques, techniques ou politiques – empêcheraient Tsahal de le faire.

Il est par contre prouvé que l’armée israélienne fait confiance à l’intelligence artificielle pour cibler les Palestiniens à abattre. Les systèmes s’appellent « Lavender » ou « Where’s Daddy » et ils ont été «  conçus pour marquer tous les agents présumés des ailes militaires du Hamas et du Jihad islamique palestinien, y compris les moins gradés, comme des cibles potentielles pour les bombardements  » (L’Humanité, 4/04/2024).
37 000 Palestiniens auraient ainsi été « marqués » comme « militants présumés – avec leurs maisons – en vue d’éventuelles frappes aériennes ». Ceci sans « vérification approfondie des raisons pour lesquelles la machine avait fait ces choix ni d’examen des données brutes de renseignement sur lesquelles elles étaient basées. (…) Le personnel humain ne faisait souvent qu’entériner les décisions de la machine, ajoutant que, normalement, il ne consacrait personnellement qu’environ “20 secondes” à chaque cible avant d’autoriser un bombardement – juste pour s’assurer que la cible marquée par Lavender est bien un homme. »

Bienvenue dans l’époque des robots tueurs, aboutissement logique des évolutions technologiques. Y a-t-il des logiciels ou des composants réalisés par des entreprises grenobloises dans ces « innovations » du champ de bataille israélo-palestinien ? Ici aussi, impossible de trancher affirmativement ou négativement cette question, notamment à cause de l’opacité entourant la composition des armes militaires. Mais ici aussi, force est de constater qu’on ne voit pas pour quelles raisons – éthiques, techniques ou politiques – certains de nos « fleurons » locaux ne participeraient pas avec entrain à l’élaboration de telles armes. Les différentes révélations sur le commerce de composants servant à faire des armes avec la Russie sous embargo prouve l’absence - ou la très faible présence - de barrières éthiques.

Le 20 mars dernier, Grenoble a reçu la visite de Daniel Halevy-Goetschel, « ministre conseiller aux Affaires politiques intérieures, économiques et scientifiques à l’ambassade d’Israël de Paris » venu inspecter la « dynamique de l’écosystème grenoblois  ». Au Daubé (21/03/2024), il confie : «  Grenoble est un exemple assez frappant de synergies entre le monde de la recherche (à l’image du CEA où je me suis rendu), les entreprises, les start-up, et les universités. Cela me rappelle le modèle israélien dont l’écosystème s’est construit ainsi, entre différents acteurs. En cette période qui n’est pas évidente, et des défis sécuritaires qu’elle pose, c’est important de soutenir l’économie d’Israël, et j’espère qu’une nouvelle phase de relations économiques entre l’agglomération grenobloise et Israël va s’ouvrir. »

Les deux « modèles  », israéliens et grenoblois, ont déjà quantité de « relations économiques », rappelées dans le texte «  De Grenoble à Tel-Aviv » publié par le groupe Grothendieck sur le site Lundi matin le 1er avril dernier. Entre autres exemples :
• Vérimag, laboratoire de recherche sur les logiciels embarqués sur le campus de Saint-Martin-d’Hères, a mené des recherches sur des drones de combat avec le mastodonte israélien de l’armement Israël Aerospaces Industries.
• Le CEA Grenoble a un partenariat structurel avec la start-up Weebit Nano, spécialiste du design et de la fabrication de puces nouvelle génération pour la mémoire RAM.
• La société meylanaise Dolphin Design, rachetée notamment par le marchand de missiles MBDA, a depuis 2009 une filiale en Israël.
• La multinationale d’origine grenobloise STMicro est, selon le directeur de son site israélien Stephan Chouchan « l’un des plus grands acteurs du semi-conducteur en Israël  » grâce à quantité de partenariats avec des boîtes ou projets technologiques israéliens (Mobileye, Valens, Cisco, Mellanox, Adasky, Autotalk, Temi, etc.). Le même explique : « Après avoir ouvert un centre de ventes en 2002 et un centre de recherche et développement en 2012, il nous est apparu logique d’ouvrir un centre d’innovation en 2018. Nous favorisons donc l’accès à la technologie, aux centres de recherche et développement, aux unités commerciales, aux manufactures, qui font défaut à la plupart des sociétés israéliennes. Dans le monde du semi-conducteur, cette expertise est d’une grande valeur. Nous jouons en quelque sorte le rôle de “grand frère technologique”, qui rend possibles des projets parfois assez ambitieux du point de vue industriel. »

À Grenoble, les élites essayent de faire croire que les innovations technologiques servent avant tout à la « transition » et occultent leurs applications militaires. En Israël, «  pays en guerre perpétuelle » depuis sa création en 1948, les liens primordiaux entre l’innovation technologique et l’armée sont complètement assumés. Nicolas Brien, ancien directeur de France Digitale, s’en amuse sans complexe (israelvalley.com, 19/04/2023) : «  Il existe une blague israélienne qui m’a été rapportée lors de mon dernier voyage : les Américains croient qu’une start-up se crée à trois dans un garage, mais en Israël on sait qu’une start-up se crée à trois dans un garage à l’intérieur du ministère de la Défense. »

Dans l’isolement de leur labo, de leur obscur projet de recherche, de leurs objectifs annuels, quantité d’ingénieurs grenoblois ne se rendent sans doute pas compte que – directement ou indirectement – ils contribuent à fabriquer des armes toujours plus inhumaines. Que peut-être un bout de leur savoir-faire a servi à fabriquer un drone diffusant des pleurs d’enfants pour apitoyer des humains et les abattre froidement.

Bien entendu, il ne s’agit pas ici de cibler spécifiquement Israël. De telles armes seraient utilisées par les Palestiniens, les Russes, les Ukrainiens, les Français, qu’elles seraient tout aussi effroyables.
Il s’agit juste d’ouvrir les yeux sur les résultats de la fuite en avant technologique, dont l’écosystème grenoblois est un des « cerveaux ». Avec deux options principales : soit assumer le développement exponentiel des robots tueurs, soit œuvrer au démantèlement de ces technologies mortifères.