À la Renaissance, les abandons d’enfants étaient monnaie courante, et souvent le fait de femmes pauvres ou développant une grossesse hors mariage. Elles déposaient alors leur progéniture devant les couvents, sans anticiper certains dénouements fâcheux. Il y a aux archives des témoignages flippants, certains datant de moins de 150 ans, selon lesquels les nourrissons roulaient sur la chaussée et se faisaient piétiner par les chevaux de trait, ou mourraient noyés dans le caniveau. Certains étaient même tout bonnement emportés... par des chiens errants. Pour remédier à ça, une sorte de solution existait depuis des siècles : le tour d’abandon, genre de tourniquet à consigne de bouteilles, mais pour bébés. La première ruote dei trovatelli, roue pour enfants trouvés apparut en Italie, en 1198. En France, c’est (saint) Vincent de Paul qui fait installer la première, à Paris, en 1638. Ces dépose-bébés furent légalisés en 1811 – ce qui n’empêcha pas quelques départements de refuser de les installer, à l’instar du Doubs ou du Haut-Rhin. On comptera jusqu’à 251 tours en France métropolitaine. À Grenoble, j’ai lu quelque part qu’une boîte à bébés fonctionnait à l’emplacement de la Banque de France, rue Édouard Rey. Et puis le vent moral soufflera contre ces tours dans les années 1830, et 1860 verra leur fermeture, remplacés peu après par des « bureaux d’admission ».
La belle histoire du jour : un chien errant adopte un bébé abandonné. (Le Dauphiné Libéré)
Je pense comme vous : abandonner un bébé dans un tourniquet a un côté sordide. Mais je raisonne depuis ma petite chaise confortable, en tant qu’homme ayant un enfant désiré sur les genoux. Pour être rationnel, il faudrait soupeser la balance bénéfices-inconvénients de ce dispositif. Les inconvénients ? Banaliser, et faciliter l’abandon. C’est vrai, le nombre d’enfants déposés dans les tours en France après la légalisation passa de 67 966 le 1er janvier 1815 à 92 626 deux ans plus tard. Et puis on a fréquemment soupçonné les mères de déposer leur enfant, puis de se présenter pour être embauchées comme nourrices d’un enfant abandonné, récupérant non seulement l’enfant mais également autour de 7 francs par mois.
Les avantages, eux, sont massifs : outre éviter de nourrir les chiens errants – on lisait par exemple à Paris que « les commissaires du Châtelet retiraient chaque matin des égouts plusieurs cadavres de nouveau-nés », des mères non consentantes ou à conception hors-mariage pouvaient se sortir d’un sacré guêpier. Et boîte à bébés ou pas, il y avait de fortes chances que l’abandon, voire l’infanticide, ait lieu s’il en allait de la survie de la mère d’abandonner son enfant. Finalement, le guichet à nourrissons peut être un moindre mal. C’est ce qu’ont conclu récemment un certain nombre de pays qui n’ont rien d’exotique. Le premier tour d’abandon moderne, sorte de lit chaud où le bébé peut être placé depuis l’extérieur, se trouve à Hambourg depuis 2000, et a été installé après une série de bébés abandonnés retrouvés morts d’hypothermie l’année précédente. Après un court délai pour laisser partir anonymement la personne l’y ayant laissé, une alarme silencieuse se déclenche pour avertir les employés. L’Allemagne compte désormais environ 80 boites à bébés, idem en République Tchèque, une dizaine en Autriche et en Russie, et le Japon s’y met aussi. Là où ça pique un peu, c’est que les motivations sont souvent religieuses, essentiellement catholiques, avec pour credo l’évitement coûte que coûte de l’avortement. Les cinq ou six boîtes à bébé suisses, par exemple, sont financées par une association anti-avortement, Swiss Mother and Child, tout comme la douzaine de tours d’abandon italiens, soutenus par le Movimento per la Vita, ou les « fenêtres de la vie » (Okno życia) en Pologne, dûrement soutenues par les archevêques.
En France, les tours d’abandon sont illégales. Mais le sont-elles par principe ou pour de bonnes raisons ? Sur pas mal de sujets, une morale « bourgeoise » pose une chape de plomb sur des initiatives qui mériteraient au moins d’être soupesées. Le droit de vote des femmes, aquis bien tardivement de peur que les femmes votent comme Monsieur le Curé, la Loi Neuwirth de 1967 autorisant la contraception, qui allait jeter les femmes dans le stupre, de même que la Loi Veil dépenalisant l’avortement, qui allait causer le dépeuplement de la France et contrecarrer la volonté de Dieu... Tous les dispositifs sociaux auraient dû être logiquement pesés à la balance bénéfices-inconvénients. Or la morale de gens qui ne sont pas usagers du dispositif vient fréquemment freiner les choses. Il a fallu du temps pour l’installation de distributeurs de préservatifs dans les lycées, au prétexte des orgies que cela susciterait. Ne parlons même pas de la pilule du lendemain accessible aux mineures, qui pousserait nos petites filles dans les mains rugueuses aux ongles sales des ouvriers. Ce qu’il y a d’encombrant dans la morale, écrivait Léo Ferré, c’est que c’est toujours la morale des autres.
J’ai bien vu les distibuteurs de capote au bahut, mais j’ai dû rater l’orgie. (Anonyme)
Avant-garde, Grenoble ? Bien des cris d’orfraie furent poussés lorsque l’équipe d’hébergement de La Place, rue des Alliés, introduisit en 2008 de techniques de réduction des risques pour les polytoxicomanes de rue. On n’en était pas aux salles de shoot, mais pas loin, en proposant du support technique et hygiénique à la consommation de stupéfiants. Je n’imagine pas le concert de hululements qui retentirait si on évaluait (seulement évaluer !) des alternatives à la prison, par exemple, ou si on posait rationnellement l’intérêt (ou non) d’autoriser des maisons closes pour améliorer l’existence des personnes vivant de prostitution. Je pense que la moitié des lecteurs du Postillon tomberait dans les pommes à l’idée de faire évaluer la portée des poupées Trottla, copiées sur des corps d’enfant de 7 ans, dans le cadre de recherche sur la réduction de la pédocriminalité. Sur ce point comme sur les autres, je n’ai aucune idée de ce que donnerait le ratio bénéfices/inconvénient. Mais il paraît préférable que ce soit l’intérêt social et la diminution collective de la souffrance qui guide les décisions, plutôt que la peur ou la bien-pensance.
Et Grenoble a eu son train d’avance, à plusieurs occasions. Il y a eu dans l’histoire de notre vieille bourgade des gens qui ont navigué contre vents et marées pour promouvoir des avancées sociales pertinentes. Permettez un exemple un peu oublié, parmi d’autres. L’ancien maire Frédéric Taulier, oublié de tous sauf de ceux qui habitent la rue à son nom. Il avait fait inaugurer en janvier 1851 place de la Saulaie, actuelle place Lavalette, un restaurant sociétaire, permettant d’obtenir une carte donnant droit à des jetons très bon marché et non nominatifs pain, viande, vin… Quiconque pouvait consommer ses jetons ou les offrir à qui était dans le besoin. Succès énorme auprès des ouvriers pauvres ! Un genre de Resto du coeur 134 ans avant celui de Coluche. Mais bien trop « socialiste utopique », tout cela, dira Monsieur le préfet. Et dans l’esprit de l’époque, aménager la misère, c’était encourager la paresse, perfuser les pauvres, voire les laisser proliférer au prix de faire dégénerer la « race ». Argument collector de l’époque, celui du prof de droit Vincent Quinon : en nourrissant les ouvriers, rendez-vous compte, on va soustraire la femme à son rôle premier de cuisinière (1).
Alors, on obtiendra certes la destitution de Taulier, mais pas la fermeture de l’Association alimentaire. Vaille que vaille, le resto tiendra jusqu’en 1911. Chapeau.
Alors Grenoble, ville en transition et tout le tintouin, mais ville avant-gardiste sur le plan moral ? Pour le savoir, il faut attendre un an. Une des promesses de campagne d’Eric Piolle était l’expérimentation d’une salle de shoot, dès que la loi le permettrait. Mondane Jactat, adjointe à la santé, attend l’évaluation nationale pour 2020. Nous verrons bien si la balance devance et tance la bienpensance (- très belle allitération ; - merci), 34 ans après la première salle de consommation à moindre risque, ouverte à Berne en Suisse. De toute façon, inutile d’être trop pressé : les toxs, c’est comme les prostitués, les détenus et les nécessiteux : non seulement ça ne râle pas très fort, ça n’a pas les moyens de s’offrir un lobby mais en outre ça meurt plus vite que ceux qui font les lois.
(1) Voir l’article en accès ouvert d’Anne Lhuissier, « Le restaurant sociétaire de Grenoble sous la Seconde République », Revue d’histoire du XIXe siècle, 26/27, 2003, pp. 85-110.