Accueil > Avril-Mai 2017 / N°40
Grenoble ne peut pas accueillir tous les ingénieurs du monde
On vous doit des excuses. Dans le dernier numéro, on vous a allumé avec ce titre aguicheur en Une : « Pic de pollution : Grenoble ne peut pas accueillir tous les ingénieurs du monde ». Et puis à l’intérieur, rien, ou presque sur ce sujet. Deux pages - très drôles au demeurant - de parodies des mesures prises contre les pics de pollution, et puis c’est tout.
Alors, lors de ventes à la criée, on a eu quelques remarques du style : « ben pourquoi les ingénieurs, ils ont rien fait de mal ? » ou bien : « je connais quelqu’un qui connaît quelqu’un qui connaît la cousine d’un ingénieur du CEA, c’est pas sympa pour lui. » On avait fauté : on a mis ce titre comme une bonne vanne - très drôle au demeurant - mais il manquait un article sur le sujet, avec un argumentaire solide pour éviter de désespérer gratuitement la presqu’île.
Quel est ce « sujet » ? La pollution et les ingénieurs. Mais aussi la métropole et « la transition ». Notre cuvette « finie » et la volonté de développement infini. Le monde dans lequel on aimerait que des enfants grandissent et les enfants qu’on aimerait laisser au monde.
Il est vaste, ce sujet. Heureusement on a reçu l’aide d’un des plus haut personnages de l’État : le premier sinistre Bernard Cazeneuve. En février dernier, ses gardes du corps l’ont accompagné à Grenoble en compagnie de la sinistre de l’écologie Ségolène Royal pour visiter le CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives). Faut dire que la visite de sinistres d’État au CEA de Grenoble est un petit rituel. Depuis 15 mois, le centre de recherche grenoblois a reçu les pompes cirées de la sinistre de la fonction publique Annick Girardin (décembre 2015), de la secrétaire d’État chargée du numérique Axelle Lemaire (juillet 2016), du sinistre de l’agriculture Stéphane Le Foll (septembre 2016), et par deux fois de la sinistre de l’éducation Najat Vallaud Belkacem (mars et septembre 2016). En mars, c’est le pingouin de la république François Hollande lui-même qui est venu serrer des paluches sur la presqu’île. À quand un conseil des sinistres dans une de ses salles blanches ?
Cazeneuve, donc, est venu en février et en a profité pour délivrer la bonne parole au Daubé (09/02/2017). Son service presse ne fait que répéter les éléments de langage habituellement déversés sur le « laboratoire grenoblois ». On a beau être contre les robots, quand on voit cette prose lisse et tellement prévisible, on se dit que les communicants mériteraient de se faire remplacer par des machines. Mais ce bourrage de crâne est parfait à commenter pour parler de notre sujet.
Bernard Cazeneuve : « Dans les domaines de la transition énergétique et de la qualité de l’air, Grenoble a un temps d’avance et peut s’appuyer sur un écosystème exceptionnel qui réunit des centres de recherche de premier plan, des universités et des entreprises. »
À propos de la qualité de l’air, on a effectivement pu éprouver ce « temps d’avance » ces derniers mois. Entre le 6 décembre et le 29 janvier, il y a eu 25 jours de « pics » de pollution. On peut maintenant plutôt parler de « plateaux » de pollution.
Bernard Cazeneuve : « Sa force, c’est de réunir des chercheurs et des développeurs et de bénéficier d’une collectivité en pointe sur ces enjeux : “Grenoble Alpes Métropole”. En signant aujourd’hui un pacte métropolitain, mon ambition est que l’État l’accompagne dans sa stratégie d’innovation et favorise son rayonnement international. »
La propagande essaie de présenter les métropoles comme une solution, alors qu’elles sont en fait une partie du problème. Dans Libération (17/03/2017), Jean Viard, écrivain et éditeur de l’ex-maire Destot, assure sans rire : « apprendre la culture métropolitaine est devenu aussi important que, sous Jules Ferry, aller à l’école ». Les « métropoles » ont été créées pour le « rayonnement international » et la compétition économique mondiale. Leur raison d’être, c’est la croissance et l’attractivité, même si elles sont éco-labellisées « Territoires à énergie positive pour la croissance verte », comme l’est celle de Grenoble.
Notre monde est fini, et la cuvette grenobloise encore plus. Les dernières terres agricoles vont bientôt être urbanisées par la Métropole pour le projet Portes du Vercors. Belledonne, le Vercors et la Chartreuse retiennent les particules plus ou moins fines au-dessus de la métropole. La croissance, ça veut dire toujours plus de centres de recherche, de béton, d’entrepôts, d’habitants, d’ingénieurs. Ces habitants doivent se loger, se chauffer, se déplacer. Les ingénieurs logent soit à Grenoble, où les plus modestes sont sommés de céder la place à ces hauts revenus, soit dans les campagnes attenantes. étalement urbain, hausse des loyers et gentrification, particules fines et plateaux de pollution sont la rançon de l’attractivité et de la croissance. Ils sont inhérents à la métropolisation du territoire.
Bernard Cazeneuve : « Grenoble est d’ores et déjà un laboratoire [NDR : sur le plan de la transition énergétique] […] Un actif sur 5, à Grenoble, travaille dans la recherche, l’innovation et l’enseignement supérieur ! »
Beaucoup des élus métropolitains se recrutent parmi ces fameux « actifs » chercheurs ou ingénieurs. Tenez, par exemple : Christophe Ferrari, président de la Métropole, est un ancien chercheur en glaciologie et géophysique de l’environnement. Vous le savez peut-être : on a été condamné par la justice pour avoir dit du mal de lui sans avoir demandé la permission. Au Postillon, on a compris la leçon : on ne va maintenant en dire que du bien. Avant d’être élu presque à temps plein, Christophe Ferrari était un professeur apprécié de ses élèves et un des spécialistes mondiaux du mercure. « Christophe Ferrari a effectué plusieurs missions en Arctique (Svalbard, Groenland et Canada) pour étudier les dépôts de mercure dans les neiges de l’Arctique. » Il a écrit plein d’articles, en anglais, auxquels on a rien compris. Christophe Ferrari en connaît donc un rayon en pollution. Ça tombe bien, du mercure, il y en a aussi pas loin de chez lui, sur les plateformes chimiques de Pont-de-Claix et Jarrie. En 2009, FNE (France nature environnement) a pondu une enquête sur « les émissions de mercure produites par plusieurs sites industriels. […] Persistant dans l’environnement, le mercure s’accumule dans la chaîne alimentaire et peut aussi se présenter sous forme de particules en suspension dans l’atmosphère. La contamination peut donc se produire par inhalation par contact et par ingestion d’eau ou d’aliments contaminés. […] Il existe des normes donnant un maximum tolérable, en l’occurrence 1.000 nanogrammes par mètre cube d’air selon l’OMS (Organisation mondiale de la santé). […] à Jarrie, près de Grenoble (département de l’Isère), la plus forte valeur enregistrée par cette enquête autour de l’usine de la société Arkema était de 20.761 nanogrammes/m3 d’air, vingt fois le maximum autorisé donc. » Qu’a fait Christophe Ferrari pour agir sur ce sujet qu’il connaît bien ? Rien. Comme tous les élus, il a le tact de ne pas froisser les gros industriels de son territoire. Arkema Jarrie consomme autant qu’une ville de 300 000 habitants pour produire du chlore. Mais ce n’est pas un problème pour le président de ce « territoire à énergie positive pour la croissance verte ».
Bernard Cazeneuve : « Je pense aussi au travail que conduit le CEA sur la transition énergétique. Grâce au pacte que nous signons, Grenoble peut s’affirmer comme la première Métropole durable. »
Le mot « transition » est rapidement devenu aussi moisi que « développement durable ». Quel travail produisent donc les ingénieurs du CEA sur la transition ? Dans Le Daubé (15/03/2017), la chercheuse Marie-Noëlle Semeria détaille les principaux axes de recherches du Leti (le principal laboratoire du CEA) : « les technologies de communication, déjà, avec le développement de la technologie RF [radiofréquence] pour la 5G, qui permettra une communication plus rapide entre les appareils connectés. D’autre part, le CEA-Leti s’investit dans l’intelligence artificielle – sur les architectures d’ordinateurs quantiques et le deep learning – toujours pour permettre un traitement rapide des flux d’information importants. On travaille aussi sur la santé connectée en créant des dispositifs médicaux implantés ou portés sur nous. » […] Elle termine sur une promesse : « beaucoup de notre environnement sera modifié par la technologie, et de manière très rapide ». Voilà la fameuse « transition » en cours, celle qui mène à la « smart-city ». C’est-à-dire un monde où les gadgets connectés énergivores et polluants seront devenus indispensables, et où nos vies entières seront régies par le « Big Data ». C’est là-dessus que bossent la plupart des ingénieurs accueillis à Grenoble.
La seule transition souhaitable, c’est celle qui nous sortirait des horizons de la métropole et de la smart city. Le Postillon propose donc :
- un référendum Métropolexit pour la sortie de la Métropole ;
- la création de communes libres dans chaque quartier de Grenoble – tout le pouvoir aux communes ! ;
- la libre association entre communes pour le ramassage des poubelles ;
- des cures de désintox aux objets connectés ;
- des stages de déradicalisation pour les fous du Dieu Big Data ;
- l’arrêt des politiques volontaristes (communication en tout genre, ultratrail, entretien du « mythe » grenoblois) créant un appel d’air favorisant l’immigration de tous les ingénieurs du monde.