Une conférence à Grenoble École de Management
Êtes vous plutôt « idées généreuses » ou « affrontement des puissances » ?
Comme chacun sait, le monde se divise en deux catégories : d’un côté les doux rêveurs, remplis d’idées généreuses mais complètement déconnectés de la réalité ; et de l’autre les pragmatiques, qui eux composent avec le monde tel qu’il est. Et puis il y a ceux, nombreux, qui sont passés de la première catégorie à la seconde.
Christian Harbulot est de ceux-là : ancien leader autonome et maoïste des années 1970, actuel directeur de l’austère « École de la Guerre Économique ». A l’occasion de son « Festival de Géopolitique », Grenoble École de Management lui a ouvert ses portes pour une conférence sur « l’intelligence économique ». Le jeune idéaliste du Postillon a couvert l’événement avant d’aller lui poser quelques questions. Et vous fait part des réflexions que cela lui a inspiré.
« Dans l’histoire du XIX et XXème siècle, les courants de pensée qui ont remis en question les notions de puissance, n’ont fait que la réactiver dans leurs finalités opérationnelles. On l’a vu avec l’Union Soviétique, la Chine, ... Le piège, c’est que finalement ces systèmes là n’ont fait que construire d’autres réalités de puissance. A ma connaissance, aucune aventure humaine, fondée sur une révolution, n’a su produire une solution sans impliquer une réactivation de la notion de puissance. Si l’on prend le contre-pied de ce que je dis en disant « créons-là ! », comment faire sans être immédiatement piégé par la réalité d’un monde depuis son origine ? (…) Ceux qui s’opposent au nucléaire n’ont que des idées généreuses qui ne se reflètent en aucun cas dans la réalité conflictuelle du monde depuis qu’il existe. A ma connaissance, les idées généreuses, si elles ne trouvent pas de réaction constructive par rapport à la puissance, ne servent à rien. (…) Tant que ces forces généreuses ne m’expliqueront pas sur le papier comment elles vont intégrer la problématique de l’affrontement des puissances, pour moi leur message est totalement inaudible. Parce que ça aboutit à l’absence du moindre résultat ».
Celui qui prononce ces mots est un ancien révolutionnaire : Christian Harbulot de son état civil, militant maoïste et autonome très actif dans les années 1970, en Lorraine et dans la capitale. Selon Wikipedia et la police, il aurait même été le chef des Noyaux Armés Pour l’Autonomie Prolétarienne (NAPAP), célèbres pour avoir réalisé une série d’attentats et un assassinat [1]. Activité qui lui valut une arrestation et une petite année de prison, avant d’être relaxé.
Trente ans plus tard, le voilà de l’autre côté de l’échiquier politique. Plus précisément à la tête de l’École de Guerre Économique (EGE) (si, si, ça existe) et du cabinet Spin Partners, spécialisé dans le « conseil en communication d’influence ». C’est l’un des pontes du milieu de « l’intelligence économique », auteur de « plusieurs ouvrages de référence », et c’est pour ça qu’il a été invité à réaliser une conférence lors du Festival de Géopolitique organisé fin mars par Grenoble École de Management (GEM). C’est lors de cette conférence, le samedi 26 mars, qu’il a prononcé les paroles citées plus haut.
La conférence avait un titre raseur (« L’intelligence économique comme moyen d’étude de l’influence »), et a tenu toutes ses promesses. Il faut dire qu’Harbulot possède un flegme et un discours monocorde propres à rappeler l’ennui des pires cours de maths. Et aussi qu’il est rarement très agréable de découvrir un nouveau champ lexical, et d’autant plus celui de « l’intelligence économique » : « banque de données informationnelles », « capital de connaissances », « nouvelles méthodes de lobbying », « puissance d’influence », « axes d’influence », j’en passe et des termes plus obscurs.
En résumé : Harbulot a très peur de la Chine en particulier, et de tous les autres pays en général, et regrette qu’en France, « la notion de puissance soit devenue tabou. Il est primordial que la France commence enfin à se pencher sur la notion de puissance. Et il faut une vision claire de l’accroissement de puissance ».
La trentaine de personnes présentes semble acquiescer et suite à son exposé, quelques uns lui posent quelques questions, tantôt cire-pompes, tantôt inintéressantes, tantôt les deux. Jusqu’à ce qu’un intervenant brise ce glaçant consensus en affirmant que le plus urgent est de « se soucier de la façon dont le capital industriel mondial est en train de détruire le monde réel, physique dans lequel il est enchâssé. On pourrait passer des heures à donner des exemples, mais tout le monde a en tête ce qui se passe Japon. Je ne vois pas très bien comment un affinage de nos politiques industrielles peut sortir le monde de l’impasse où il est, sans parler de notre Hexagone ».
Cette intervention entraîne une réponse d’Harbulot complètement à côté de la plaque, résumée dans la citation qui introduit ce texte. Harbulot ne répond pas au constat de la prochaine impasse du développement industriel mais contre-attaque en déclarant qu’il n’y a pas d’alternative. Sous-entendu : il n’est pas possible de remettre en cause ce modèle de développement, donc on ne peut que s’en accommoder, ne pas penser aux limites physiques des ressources naturelles et prendre part au grand jeu de « l’affrontement des puissances ».
C’est l’idéologie des tenants du système, des pragmatiques qui ne réfléchissent qu’à court terme, l’œil rivé sur l’évolution du PIB, du point de croissance et des ventes d’armes. Une idéologie qui a en horreur ceux qui essayent, plus ou moins naïvement, de « changer le monde » et de proposer d’autres buts à l’existence humaine. Ce que faisait Harbulot dans sa jeunesse.
Forcément, son parcours questionne. Les idéalistes sont-ils condamnés à accepter « la problématique de l’affrontement des puissances », s’en accommoder, voire en faire leur gagne-pain comme lui ? Les retournements de vestes de militants des années 1970 ont été nombreux, certains sont connus (Cohn-Bendit, Finkelkraut, Glucksman...), mais celui-ci est tout de même particulièrement impressionnant. De quoi donner envie d’aller lui poser quelques questions après la conférence…
Comment passe-t-on de militant maoïste à directeur de l’École de la Guerre Économique ?
« C’est un parcours qui a été long parce qu’il a mis de 1977 à 1985. C’est d’abord un bilan sur mon parcours militant. Quand dans un parcours militant on constate un échec stratégique, il faut le prendre en compte, parce qu’il est là et pourquoi ? Ensuite il y a les jeux de puissance qui existaient sur la période des années 1970. Et je ne dis pas qu’ils étaient faciles à entrevoir mais en tous cas moi j’ai peut-être eu cette chance de les entrevoir. Il faut non pas faire le deuil de tout ça mais essayer de faire la synthèse. Ce qui m’a ramené ensuite à essayer de comprendre pourquoi « échec stratégique » et pourquoi « jeux de puissance », ça m’a amené à retravailler sur des éléments comme le rôle du renseignement dans la stratégie, la stratégie au niveau du pilotage d’un pays, son cadre culturel et historique, et ainsi de suite pour m’amener progressivement à un domaine où je me sentais capable d’avancer, c’est-à-dire les sources ouvertes, la société de l’information et puis l’impact de ça sur la définition de la stratégie, pour en revenir à l’essentiel que j’ai essayé d’évoquer là ».
Est-ce que vous reniez votre passé ?
« Non je ne regrette pas une certain nombre d’éléments, par exemple sans mon passé, je ne pourrais pas faire de la R&D [Recherche & Développement] comme je fais sur la guerre de l’information. Le rapport du faible au fort, c’est tout le combat informationnel. Pour moi, et je ne suis pas sûr que ça plairait à tout le monde ce que je dis, mais pour moi sur l’histoire du XXème siècle, il est clair que le camp subversif est mille fois plus puissant en créativité dans la guerre de l’information que le camp non-subversif. Pour moi c’est une évidence, je suis prêt à le démontrer. Je le prends en compte, c’est une réalité. (…) Ça m’a énormément donné des moyens de réflexion, parce que je suis revenu sur ses moments là, je passe au tamis, je sors l’idéologie, parce que si immédiatement je parasite avec l’idéologie, on perd toute la force ».
Au niveau idéologie, maintenant vous vous situez comment ?
« Je me définis comme un patriote dans le sens où pour moi le territoire et le peuple qui vit sur ce territoire a un sens, qu’il faut essayer de faire en sorte qu’il s’en sorte, et je n’ai pas de billets d’avion pour partir dans un pays quand ça n’ira pas. Donc je me qualifie de patriote. C’est un peu simple comme mot mais je n’en ai pas d’autres à vous donner ».
Qui aurait cru que le travail militant « dans le rapport du faible au fort » puisse être recyclé dans le lobbying nationaliste, pour redorer la position de la France par rapport aux Etats-Unis ? L’activisme autonome comme lieu de formation pour les patriotes, voilà ce que l’on appelle l’ironie de l’Histoire. à moins qu’Harbulot n’ait jamais été vraiment autonome, mais plutôt infiltré, comme il y en eut tant d’autres à l’époque. Comment savoir ?
Ce que l’on sait, en revanche, c’est qu’Harbulot est aujourd’hui un « patriote », qu’il veut renforcer « la puissance de la France », qu’il est longuement interviewé par des sites proches de l’extrême-droite comme « Enquêtes & Débat », et qu’il est accueilli à bras ouvert par Grenoble École de Management pour son festival de géopolitique. Tout comme Xavier Raufer, criminologue et conseiller de Sarkozy, ou Pascal Gauchon, ancien membre de diverses initiatives d’extrême droite dans les années 1970 (Ordre Nouveau, Défense de l’Occident, Parti des Forces Nouvelles), aujourd’hui universitaire et coorganisateur du Festival de Géopolitique. L’armée, notamment à travers l’IHEDN (Institut des Hautes Études de la Défense Nationale), est également très présente dans ce festival et au sein de cette école [2].
Ces personnes là (Harbulot, Raufer, Gauchon,...) ne sont pas officiellement d’extrême droite. Ils ne parlent jamais des chambres à gaz comme d’« un détail de l’Histoire » et disent certainement moins de blagues racistes qu’Hortefeux. Ils ne dérapent jamais et n’ont pas la vulgarité d’un Gabriac, le candidat du Front National sur le canton de Grenoble 6, pris en photo bras tendu devant un drapeau nazi (voir en page 2). Ce sont des personnalités politiquement correctes, respectées par les élites car élevées au rang « d’experts ».
Mais leur influence néfaste n’en est pas moins importante. à travers des ouvrages, interventions dans les médias ou conférences, ils vendent la guerre économique, la peur de l’autre, la stigmatisation de nouveaux ennemis (intérieurs ou extérieurs), la nostalgie de la France-toute-puissante, etc [3]. Ils sont lus, écoutés, repris, plagiés. Et au final leur poids politique est plus important que ce que l’on imagine.
Le fait qu’ils soient invités (ou coorganisateurs) du Festival de Géopolitique de Grenoble École de Management n’est pas anodin. Cela résulte d’une banalisation de leurs discours, finalement pas si éloigné de celui de beaucoup d’hommes politiques, dont notre très cher maire Destot. Quand Destot vend la technopole grenobloise, lui aussi dénigre les « idées généreuses » pour se concentrer sur « l’affrontement des puissances ». Lui aussi raisonne en se souciant juste de son petit territoire, de ses petits emplois, de son petit dynamisme économique sans se préoccuper de ce que tout cela induit : la concurrence effrénée entre les peuples, le pillage des pays les plus pauvres, le saccage du territoire. Destot a beau parler à tort et à travers de « multiculturalisme » et refuser oralement les pratiques xénophobes de Sarkozy, la politique économique qu’il promeut produit les mêmes effets. Si on veut comme Destot ou Harbulot que notre territoire soit puissant, compétitif et puisse « tirer profit de la mondialisation », cela implique d’accepter que d’autres territoires « moins compétitifs » en souffrent, soient déshérites, abandonnés, désertés. C’est une philosophie indigne et au bout du bout stupide. On le voit aujourd’hui, même en étant un territoire « riche et innovant » comme est censée l’être l’agglomération grenobloise, la pauvreté existe toujours et fait parler d’elle, comme cet été à la Villeneuve, ou comme en ce moment avec les centaines de demandeurs d’asile campant en plein Grenoble. Ces manifestations désespérées entraînant une exacerbation des tensions, de la peur de l’autre, du repli sur soi et au final... la fameuse « montée de l’extrême droite ».
L’évolution de nombreux anciens militants des années 1970, passés de la contestation à la promotion des règles du système, est censée avoir débouché sur « la fin de l’histoire » et un modèle idéologique unique, tournant autour du libéralisme, du patriotisme et de la fuite en avant technologique. Ceux qui refusent le monde tel qu’il va et qui contestent ces valeurs sont sans cesse renvoyés à leur supposé manque de sérieux et d’ancrage dans le réel. Mais finalement, qu’est ce qui est le plus irréaliste ? Accepter les règles sans regarder les dégâts écologiques et sociaux, ou refuser la logique de « l’affrontement des puissances » ? Avoir des « idées égoïstes », c’est-à-dire vouloir simplement « être les meilleurs dans la compétition internationale », ou défendre des « idées généreuses » et réfléchir à ce qui rendrait la vie digne d’être vécue ?
Notes
[1] Il s’agit de l’assassinat de Jean-Antoine Tramoni, le vigile de Renaud qui avait tué un militant maoïste, Pierre Overney.
[2] A lire sur ce sujet, deux textes de Sylvain Jorioz « Géopolitique et technologies : notre homme à Grenoble Ecole de Management » et « L’armée dans nos têtes » sur www.piecesetmaindoeuvre.com.
[3] A lire notamment sur le sujet, Les marchands de peur - La bande à Bauer et l’idéologie sécuritaire de Mathieu Rigouste, Editions Libertalia, 2011.