Encore des maux, toujours des maux
Quand on évoque les corps cassés d’ouvriers ne pouvant pas tirer jusqu’à l’âge de la retraite, on pense d’abord aux métiers surtout effectués par des hommes, avec des charges lourdes et des situations périlleuses. On pense moins à ces métiers imposant de répéter sans arrêt des petits gestes, pourtant facteurs de troubles musculo-squelettiques (TMS). C’est l’histoire de Valérie, invalide depuis ses 45 ans après avoir répété les mêmes gestes pendant 23 ans.
« Je recevais un circuit imprimé, je le clipsais dans le socle. Après y’avait trois connecteurs que je rentrais en poussant avec mon pouce. Je le passais au testeur puis je vissais le boîtier et je refaisais un test. Je faisais ça en triangle toute la journée. » Valérie a fabriqué des alarmes incendies durant toute sa carrière pour la société iséroise Altral située à Crolles, puis rachetée par la multinationale Allemande Hager en 2004. Elle a commencé en 1992, à l’âge de 22 ans et a dû s’arrêter le 5 mai 2015 à 45 ans. « Ce jour-là je prenais de l’après-midi. J’étais sur le poste, je commençais à visser quand j’ai pris une décharge qui est allée de ma main jusqu’au sommet de mon crâne. Ça m’a scotché, à la limite d’hurler tellement que j’avais mal, puis mon poignet s’est mis à gonfler. Un secouriste m’a dit d’aller immédiatement voir le médecin. » Elle va voir son responsable de production afin qu’il lui fasse un bon pour aller à l’infirmerie. « Je lui dis : “j’peux plus Vincent, regarde ce qu’il m’arrive”. Il me répond “Ah non non y’a trop de travail, tu te mets sur un autre poste”. Je lui dis “il est hors de question, je pars chez mon médecin !” »
Le toubib l’arrête au départ deux semaines, puis un mois. « J’ai commencé par faire des échographies et des radios. Ils ont bien vu l’état de mon tendon, comme quoi il était abîmé. J’ai été convoquée plusieurs fois par la Sécu, on me disait qu’il fallait me laisser le temps de me soigner. J’avais aussi mal au coude, à l’épaule et aux cervicales. Ensuite vu que mon état stagnait, au bout de trois ans ils ne t’indemnisent plus et te consolident, c’est à dire qu’ils évaluent ton état de santé “stable”. » Bilan : la Sécu reconnaît seulement comme maladie professionnelle la tendinite au poignet de Valérie, avec un taux d’incapacité de 20 % que son employeur conteste. « Ça me donne droit à 550 euros tous les trimestres. Pour l’épaule, ils n’ont pas voulu la reconnaître en maladie professionnelle parce que pour rentrer dans leurs tableaux il faut que tu travailles deux heures par jour avec les épaules à 60°… La boîte m’a ensuite proposé un poste d’ingénieure en Alsace alors que j’ai un CAP/BEP de bureau ! » Après avoir refusé le reclassement proposé par son entreprise, Valérie est licenciée pour inaptitude le 11 octobre 2018.
Dans la foulée, la Sécu reconnaît à Valérie une invalidité totale de plus de 66 % en additionnant une dépression, son coude, son épaule et ses cervicales. « Ça me permet de toucher mon ancien salaire, versé pour moitié par la prévoyance de l’entreprise et pour moitié par la Sécu. Vu que j’ai une maladie professionnelle avec un taux d’incapacité à 20 %, j’aurai une retraite à taux plein. Par contre avec la reforme je ne sais pas encore si ce sera à 60 ou 62 ans... J’ai du mal à fermer la main, le pouce il ne répond plus, le petit doigt je suis obligée de me concentrer pour le plier un peu. Je ne peux pas ramener mon poignet vers l’intérieur, j’ai pas de force dans la main. Je ne peux pas non plus lever le bras ni la tête. Pour la tourner c’est compliqué, quand je fais une marche arrière par exemple je suis obligée de la poser sur mon épaule. »
Elle est également tiraillée de douleurs : « Sur une échelle de 1 à 10 la journée je suis à 3 ou 4 et le soir je suis à 8. Donc je prends des antidouleurs mais ça m’ensuque, ça me fait des vertiges donc si je veux conduire la journée c’est pas possible par exemple. Si je pars et que je les oublie je sais que je vais faire nuit blanche. » Aux séquelles physiques s’ajoutent celles psychiques : « Moi j’aime bien donner l’image du tsunami, la vague qui arrive et tu te la prends en pleine gueule et elle te laisse sur place quoi, t’as tout perdu et t’as pas compris. Quand je suis revenue du rendez-vous avec le médecin du travail qui m’a dit “c’est fini tu es licenciée” y’avait la déviation là, y’avait un camion en face de moi je me suis dit “J’y vais ou j’y vais pas ?”
Mais je suis revenue à la raison, j’ai des enfants et tu vas pas foutre en l’air ta vie parce que t’as un connard de patron et un médecin du travail qui te disent que tu n’es plus bonne à rien. »
En plus des antidouleurs, Valérie se voit prescrire des antidépresseurs qu’elle prend pendant cinq années. « Un jour je vais voir ma psy et elle me dit : “Là vu l’âge que vous avez, si vous continuez comme ça vous allez être une loque. Il faut casser la machine.” Donc j’en ai bavé, j’ai réussi à les enlever ça va quand même mieux par contre j’suis obligée d’aller chez la psy toutes les trois semaines. La dernière fois elle me disait : ‘‘Va vraiment falloir que vous refermiez votre livre au niveau du travail.” »
Elle en a d’ailleurs littéralement fait un intitulé Journal d’une éclopée du travail dans lequel elle raconte toutes les épreuves qu’elle a traversées. Mais elle ne peut pas encore le refermer : son employeur a décidé de faire appel de sa condamnation pour faute inexcusable devant le pôle social du tribunal judiciaire de Grenoble. Son audience s’est déroulée le 2 mai dernier. Après deux heures à poireauter devant la salle, c’est enfin son tour. Enfin plutôt celui de son avocate, vu qu’elle n’aura pas le droit de s’exprimer devant la cour. L’avocate de l’entreprise commence : « Elle ne travaillait que 28 heures par semaine. Nous avons formé un ergonome et notre infirmière pour qu’elle fasse de la prévention sur les troubles musculo-squelettiques. On a mis en place un standard de poste, on est dans un cadre très formalisé. Le directeur de la Carsat [Caisse d’assurance retraite et de la santé au travail, un organisme régional en charge d’assurer la santé au travail, NDLR] est même venu nous féliciter ! »
Valérie bouillonne sur sa chaise. Son avocate, Me Fessler prend la parole : « L’ergonome n’est jamais intervenu sur la ligne de Valérie. Sur toute sa carrière, elle a eu trois heures de formation pour lui dire de faire des étirements. La plupart de vos opératrices ont des restrictions médicales et ce sont des polyvalentes comme Valérie qui devaient aller sur les postes les plus durs. Son responsable de production avoue que les visseuses auraient pu être allégées, ce qui n’a pas été fait. Quant à la Carsat, sa visite vous a été imposée car votre entreprise était trop accidentogène ! »
15 minutes, montre en main. En sortant de la salle Valérie peine à contenir sa colère. « C’est des conneries leur ergonomie, ils se planquent derrière ça ! Moi dans mon atelier y’avait 40 % des personnes qui avaient des restrictions médicales à cause de la pénibilité des postes. Depuis le fordisme ça n’a pas changé, moi j’ai connu le FIFO [First in first out, soit le « premier entré, premier sorti »], le “juste à temps”, le 5S, le kaizen, le machin. On nous a cassé les bonbons à changer de méthodes à chaque fois, mais pourquoi ? Pour gratter un peu de productivité, pas pour ta santé. 23 ans en ayant fait des factions, des cadences, en nous mettant des machines qui allaient de plus en plus vite, avec du stress, de la fatigue. Ton corps il est usé, ton mental aussi. On nous prenait pour des enfants, le matin t’arrivais t’avais un bonhomme vert, rouge ou orange suivant si tu avais réussi tes objectifs. » Pour elle, le constat est clair : le management et les cadences sont responsables de ses maux, pas les étirements qu’elle n’aurait pas faits.
Elle raconte aussi le sort de ses collègues : « Les filles quand elles arrivent à 58/59 ans, ils leur font une rupture conventionnelle. Elles partent avec un petit chèque, tu dégages, on prend quelqu’un d’autre et puis voilà. » Elles étaient déjà peu à tirer jusqu’à la retraite… à 62 ans. La plupart y arrivaient en arrêt maladie ou au chômage, périodes durant lesquelles on ne cotise pas. Avec les réformes cumulées des retraites et de l’assurance chômage, elles auront désormais le droit aux minimas sociaux après une vie d’usine. Du fait de leur parcours de vie souvent haché, peu peuvent espérer avoir les 43 annuités nécessaires pour percevoir le taux plein à 64 ans. Alors au boulot !