Elle est belle la frange
C’est une de ces « belles histoires » dont les médias raffolent. Depuis cinq ans, Hasni, alias « Street Coiff » coupe bénévolement les cheveux de sans-abris et autres personnes en galère dans la rue. Mais en dehors de la « belle histoire », la trajectoire et les aventures d’Hasni racontent aussi une partie du rapport contemporain aux pauvres et aux « quartiers ».
« Je crois que ça ne va pas être possible ». Comme le groupe Zebda, Hasni a entendu plusieurs fois cette phrase. La première fois, c’était à 14 ans, quand il a voulu faire un CAP de coiffure à l’IMT de Grenoble. Il lui fallait trouver un patron. Au téléphone, tout était possible, mais quand il arrivait dans le salon avec sa mère, le patron se rétractait en voyant sa tête de Maghrébin. « Vous voyez mes clients se faire coiffer par vous ? » À l’époque, aucun salon de coiffure n’était tenu par des Arabes.
Ça faisait pourtant déjà un moment qu’Hasni coiffait. À dix balais son père lui avait offert une tondeuse à main – c’était pas banal à la fin des années 1980. Alors il s’était mis à faire des coupes à ses proches en nourrissant son rêve de devenir coiffeur. Comme ce n’était pas possible avec l’IMT, la famille d’Hasni a tenté des écoles privées. Trop cher, notamment pour acheter les fameuses « têtes de coupe » pour s’exercer. « La directrice nous avait dit : “des modèles, il n’y en a pas à chaque coin de rue”. Ça a fait tilt dans ma tête. Des “têtes de coupes”, il y en avait plein dans mon quartier. »
Hasni a grandi dans le quartier Teisseire, mélange d’origines, cultures et valeurs différentes qui fonctionnait plutôt bien. « Dans mon enfance, les Italiens, les Gitans, les Maghrébins vivaient ensemble, la religion n’existait pas. » Il connaissait tout le monde, notamment les familles nombreuses qui n’avaient pas les moyens d’aller chez le coiffeur, alors en abandonnant l’objectif du diplôme, il a coiffé toujours plus de têtes – toujours gratuitement. « Ça m’a apporté beaucoup de reconnaissance. Et peu à peu la passion s’est installée dans mon cœur. Je coiffe comme d’autres font des fresques ou tatouent : c’est ma manière de m’exprimer. »
N’empêche qu’après avoir décroché de l’école à 15 ans et connu une petite période « sexe, drogue & rock’n roll », il fallait bien trouver comment gagner de l’argent. À 18 ans, Hasni a finalement fait une formation de soudeur. Travail abondant, salaire important : même s’il continuait à coiffer ses potes, ses rêves de coiffure s’estompaient. « Je me suis dit “ça y est, j’ai trouvé ma voie”. » Jusqu’à un accident de travail dû à un chalumeau défectueux, « la moitié du corps brûlé, deux mois d’hosto, dix mois de tulle gras » et une reconnaissance de travailleur handicapé. Et puis encore cette impression de « ça ne va pas être possible ».
Arrivent les années 2000, « les débuts du repli communautaire, de la radicalisation dans la religion. J’ai compris qu’ils recherchaient des profils comme le mien, avec des blessures intimes. Mais mon éducation dans le partage, l’ouverture d’esprit et l’humanisme m’ont sauvé. »
Difficile pour autant de garder la confiance. « Comme beaucoup de personnes dans les quartiers, je suis dévoré par la question “est-ce que je suis une victime ou est-ce que je suis mauvais ?”. Pour me prouver que j’étais pas une bille, j’ai repris des études. Tu veux faire quoi contre cette machine ? J’ai choisi le pardon et d’avancer sereinement. » S’ensuit le passage d’un équivalent bac à l’IFTS (Institut de formation des travailleurs sociaux) puis différents boulots dans ce secteur. Le dernier, dans un atelier pour personnes en situation de handicap à Susville, s’est mal fini. « Mon patron ne voulait pas que j’aille à l’accouchement de ma femme, lequel avait été prévu quelques jours avant parce qu’il allait se faire par césarienne. J’y suis quand même évidemment allé, j’ai pris les jours auxquels j’avais droit… Huit jours après, j’étais viré. »
Encore un « pas possible » qui lui donne un gros coup de massue. S’ensuit un long arrêt-maladie et une bonne dépression. Huit années de père au foyer, au RMI, à « profiter de ses enfants » tout en ruminant sa rancœur par rapport au « système ». « Pour me remettre le pied à l’étrier, j’ai intégré une maraude. C’était l’hiver, j’ai sympathisé avec les sans-abris. Au printemps, je les vois tous avec leurs touffes, ça m’a donné envie de les coiffer. »
« Street’ coiff » était né. Depuis cinq ans, deux à trois demi-journées par mois en moyenne, Hasni va coiffer des sans-abris dans les rues du centre-ville de Grenoble. Il y a la coupe et surtout la discussion qui va avec, l’échange humain et gratuit qui manque tant aux personnes en galère. Pourquoi s’engager dans des initiatives sauvages et incertaines comme celle-là ? Parmi les moteurs d’Hasni, il y a certainement ses enfants, qui se transforment en « assistants » pendant les séances de « Street’ coiff ». « C’est aussi pour leur apprendre le respect de la différence et notre devoir de solidarité… »
Le succès est vite au rendez-vous chez les « bénéficiaires » puis dans les médias. Suite à une première vidéo de Place Gre’net en 2019 (qui fait 65 000 vues), les reportages s’enchaînent au niveau local et national. Hasni a inspiré d’autres initiatives similaires dans d’autres villes, et a aussi été appelé par des institutions pour coiffer des publics en difficulté, à Pôle emploi ou au quartier des mineurs de la prison de Varces. Toujours bénévolement. « Je n’ai pas envie que l’argent vienne entacher mon engagement, alors je ne demande rien. Mais ils ne m’en proposent pas non plus… Globalement, j’attendrais quand même un peu plus de reconnaissance. Surtout que ceux qui me font intervenir vont après le valoriser auprès de leurs financeurs… »
Les politiques sont – forcément – au courant de son initiative. Pendant la campagne des municipales, Piolle est venu le voir, juste le temps de prendre une photo à mettre sur les réseaux avec un petit texte sympa saluant « un des nombreux super héros de Grenoble ! »
Depuis, plus de campagne électorale et… pas de nouvelles. « Personne n’est jamais venu me demander :“T’as besoin de quoi ? On peut t’aider ou réfléchir collectivement à comment prolonger ton initiative.” »
Côté médias, Hasni a bondi en voyant que TeléGrenoble se vantait d’avoir reçu le « prix Varenne journaliste reporter d’images 2021 télévision locale » suite à un (petit) reportage sur « Street’ Coiff », sans même mentionner son nom. « Ils disaient juste “un coiffeur grenoblois”… J’ai l’impression de me faire utiliser et qu’après tout le monde m’oublie. »
Du haut de ses 44 ans de vie dans les quartiers grenoblois, Hasni estime avoir quelques avis à donner sur les interactions avec leurs habitants et les manières « d’aller vers ». Mais depuis le petit poste de « chargé d’animation et d’accompagnement des conseils citoyens politique de la Ville » qu’il occupe actuellement à la Métropole, il ne peut que constater les travers du système, les surdiplômés qui donnent des ordres sans rien connaître à la vie de ces quartiers, les grosses structures déjà financées par l’État qui vont aussi chercher l’argent normalement destiné aux projets d’habitants… Malgré le manque de reconnaissance institutionnelle, Hasni veut continuer à tailler – sa route et les cheveux. Pour faire vivre sa passion, pour contourner les impasses des politiques sociales actuelles et pour continuer de montrer que plein de choses sont possibles.