Accueil > Décembre 2013 / N°23
Du ciment sous les cimes / épisode 2
On connaît le rôle pionnier de Grenoble dans l’électricité hydraulique, les sports d’hiver ou les nano-technologies. Mais la ville fut aussi le berceau d’un matériau qui a radicalement changé nos manières de construire, l’allure des villes et le paysage, d’un matériau qui nous entoure : le ciment.
Si les bétonneurs devaient faire un pèlerinage, ce serait à Grenoble. C’est ici en effet que fut révélée la recette scientifique du ciment. Et même si cette industrie énergivore et poussiéreuse se fait aujourd’hui discrète, elle est encore présente autour de la cuvette.
Dans le deuxième épisode de ce feuilleton, Le Postillon vous emmène dans les années 1920, pour vous raconter comment la première tour en béton armé d’Europe a participé à l’une des premières opérations de com’ de la ville de Grenoble, et contribué à rendre populaire ce nouveau matériau.
Au début du XXème siècle, presque toutes les grandes villes européennes bâtissent leurs nouveaux immeubles en pierres factices de ciment moulé [1], dont Grenoble est un producteur renommé. Cinquante ans plus tard, c’est en béton que l’on construira les villes.
**Les débuts du béton armé
L’idée d’utiliser un mélange de ciment, de sable et de gravier tassé dans un coffrage pour construire des murs d’un seul tenant n’est qu’un prolongement de la technique traditionnelle du pisé [2], très répandue dans le Dauphiné. En 1854, alors que débute la production industrielle du ciment, le Lyonnais François Coignet dépose un brevet de béton qu’il nomme « pierre sans fin ». Quant à l’idée d’incorporer des tiges métalliques à la maçonnerie, elle était dans l’air depuis la fin du XVIIIème siècle, mais restera confidentielle plusieurs décennies notamment à cause du coût du métal.
C’est dans la catégorie « agriculture, meunerie et boulangerie » que l’alliage ciment-métal commence son histoire, dans les caisses horticoles et bassins portatifs inventés par le jardinier Joseph Monier en 1867... À partir de 1890, le béton ainsi « armé » se diffuse progressivement, faisant l’objet d’une multitude de brevets déposés par quelques entrepreneurs qui se disputent les parts de marché. Un des plus célèbres, François Hennebique, invente un système constructif simple à base de poteaux et de poutrelles, qui s’adapte très bien au savoir-faire des petites entreprises de l’époque. Plus résistant au feu et aux secousses sismiques que le bois ou la pierre, le béton armé nécessite des matières premières peu chères à l’époque (acier, gravier, sable, ciment), et des ouvriers beaucoup moins qualifiés que les maçons et tailleurs de pierre. En cette fin de XIXème siècle en crise économique, son usage se répand très vite. Des ingénieurs comprennent d’où vient sa résistance Les tiges d’acier compensent la faible résistance du béton seul aux efforts de traction, et cela fonctionne car le béton adhère bien à l’acier, le protège de la corrosion, et se déforme autant que lui avec le froid ou la chaleur., et comment placer rationnellement les armatures dans les structures.
Avant la Première Guerre, le béton armé reste cantonné aux fondations, canalisations, forteresses et bâtiments industriels. Il est encore peu utilisé pour les immeubles d’habitation, et on le cache alors sous des revêtements de pierre, de brique ou de mosaïque. À Grenoble, le premier immeuble en béton n’est construit qu’en 1912 : c’est aujourd’hui le Monoprix de la rue de la République.
**Un phare pour faire briller Grenoble
Quant aux architectes, rares sont ceux qui veulent explorer les possibilités esthétiques du béton au début du XXème siècle. Le parisien Auguste Perret est de ceux-là, il s’enthousiasme : « La beauté du béton fait seulement trembler les marchands de pierre » et « [le béton armé] est né chez nous, sorti de notre sol. Il est bien nôtre. Employons-le ! ». Défenseur d’un style sans ornement, il réalise en 1922 au Raincy (Seine- St-Denis) la première église entièrement bâtie en béton, qui sera surnommée « Sainte-Chapelle du béton armé ».
En 1923, les concours sont lancés pour la construction des édifices de l’Exposition Internationale de la Houille Blanche et du Tourisme, qui se tiendra à Grenoble du 21 mai au 12 octobre 1925 (voir encadré). Perret remporte le marché pour la construction de la « Tour pour observer les montagnes », sans concurrence.
Pour lui qui a soif de reconnaissance et veut mettre en valeur le béton, c’est le meilleur lot : seul édifice qui ne sera ni modifié, ni décoré ou aménagé pour des stands, la tour dominera l’exposition de ses 80 mètres de haut. Au sommet, un projecteur de 4000 watts balaiera l’horizon toutes les douze secondes, et un émetteur de TSF couvrira toutes les Alpes. À l’intérieur, juste un escalier et deux ascenseurs qui emmèneront les visiteurs à la plate-forme d’orientation perchée à 60 mètres de haut.
La tour est construite en onze mois pour 385 000 francs [3], avec un ciment marseillais (sans doute pour ne pas alimenter les rivalités entre grandes familles cimentières grenobloises ?). Pendant les travaux, ne croyant pas qu’une telle tour puisse être stable, l’architecte en chef de l’exposition fait refaire deux fois les calculs de structure à un bureau d’études indépendant.
C’est un des rares édifices conservés après l’exposition. Mais elle est fermée au public dès 1960 car des morceaux commencent à se détacher en surface.
Depuis, ses armatures largement dénudées et rouillées démontrent plus la vulnérabilité du béton face aux agressions de l’atmosphère [4], que la beauté du matériau « brut de décoffrage » chère à Perret. Parmi les bâtiments de béton construits en masse à partir des années 50, combien atteindront l’âge de la Tour Perret, déjà en fin de vie à 88 ans ?
En tout cas, si sa restauration est décidée pour près de huit millions d’euros, elle entrera une seconde fois dans l’histoire … en tant que plate-forme de tir de feu d’artifice la plus chère du monde.
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L’exposition Internationale de la Houille Blanche et du Tourisme de 1925
En 1921, inspirés par le succès d’une foire rassemblant les commerçants et les industries à Chambéry, des journalistes grenoblois ont l’idée d’un événement qui mettrait en valeur Grenoble et ses industries florissantes : l’électricité hydraulique (surnommée « houille blanche » par le papetier Bergès en 1889) et le tourisme (à l’époque ce sont surtout des aristocrates en cures thermales, mais l’automobile se développe aussi). Tous les décideurs locaux - municipalité, Conseil général et Chambre de commerce et d’industrie - sont séduits, et lancent l’événement à grand renfort de subventions, de communication et de grands travaux. C’est l’occasion rêvée pour le maire Paul Mistral d’accélérer le démantèlement de l’enceinte militaire Haxo au sud de la ville, préparant ainsi l’expansion de Grenoble vers le sud-est. Les pouvoirs publics arasent donc 825 m de remparts et déblayent 100 000 m³ de terre pour aménager ce site de 20 ha (l’ancien Polygone du Génie). On transforme aussi l’ancien hôpital civil en hôtel de luxe, car les lits manquent pour accueillir les visiteurs.
Tous les soirs sont allumées les hautes « fontaines lumineuses », la porte d’entrée monumentale, la tour d’orientation et les allées, avec 40 000 ampoules multicolores. Dans les immenses pavillons de verre et de béton (Houille Blanche, Transports et Industries Touristiques, Colonies,...) les visiteurs peuvent admirer des locomotives et des automobiles dernier cri, du grand matériel électrique et autres nouveautés techniques. Non loin de la « ferme modèle » et de la « maison modèle » (c’est-à-dire électrifiées), un village alpin est reconstitué avec des figurants en costumes traditionnels. Autre stupide « attraction » typique de l’époque : un « souk » et un « village africain » où des artisans venus de nos lointaines colonies fabriquent poteries et pirogues, vendent bijoux, tapis ou djellabas en proposant du thé à la menthe, au son du tam-tam...
Le succès de l’opération dépasse toutes les prévisions, avec plus d’un million de visiteurs dont le président de la République, et un bénéfice net de 108 000 francs pour les organisateurs. Quelques années plus tard, les industries électriques et touristiques poursuivent leur colonisation des montagnes, avec les premières remontées mécaniques (1934) et les premiers « grands barrages » hydrauliques sur la Romanche en 1926 et sur le Drac en 1930.)]
Notes
[1] Voir épisode 1 dans Le Postillon n°22.
[2] « Béton de terre » graveleuse et argileuse, généralement extrait sur place, et qui bénéficie aujourd’hui d’un regain d’intérêt en tant qu’éco-matériau.
[3] Si l’on se base sur le prix kilo de pain en 1925 (1,58 F) comparé à aujourd’hui (3,48 €), cela représenterait 848 000 euros.
[4] Au contact de l’eau infiltrée dans les fissures et du béton acidifié peu à peu par l’atmosphère et certains polluants, les armatures internes rouillent, ce qui les fait gonfler, puis éclater le béton en surface.