Au début du XIXème siècle, quand on veut monter une maison ou un bâtiment en pierre, on utilise du mortier de chaux. Celle-ci est produite en cuisant le calcaire local dans des petits fours artisanaux, elle durcit de manière aléatoire et rarement sous l’eau, c’est donc surtout la taille des pierres et leur agencement qui garantissent la solidité des constructions. Pour les grands travaux publics qui nécessitent de la chaux hydraulique (qui fait sa prise avec l’eau), on applique la recette des Romains qui y ajoutaient de la pouzzolane ou de la brique en poudre. Mais cela coûte très cher, et les ingénieurs aimeraient bien comprendre scientifiquement ce qui rend la chaux hydraulique.
La ruée vers l’or gris
C’est là qu’entre en scène Louis Vicat, jeune polytechnicien brillant issu d’une famille modeste de Roybon (à l’est du département de l’Isère). En 1812, une de ses premières missions est de construire le pont de Souillac sur la Dordogne, dont les piles sont immergées et nécessitent donc un mortier solide et hydraulique. Obsédé par ce problème, il cuit puis observe la prise sous l’eau de centaines d’échantillons de calcaires. Six ans plus tard, il en conclut que ce qui rend une chaux hydraulique, c’est uniquement la teneur en argile du calcaire (de 20 à 23%) et sa cuisson à 900 °C. Il découvrira par la suite qu’en augmentant la teneur en argile et la température de cuisson, on obtient un liant à durcissement plus lent et plus solide à long terme : le ciment.
Cette découverte ne lui assure aucune fortune (il ne dépose pas de brevet, l’imbécile !), mais ouvre la voie à la production industrielle de liant hydraulique dans la plupart des pays d’Europe. Car désormais, il est très facile de savoir si tel ou tel affleurement calcaire est propre à faire du ciment, quitte à ajouter artificiellement un peu d’argile si nécessaire. À Grenoble encore plus qu’ailleurs - puisque le savant Emile Gueymard ouvre en 1825 un laboratoire qui analyse gratuitement les échantillons de roche et il se trouve que les alentours de la ville regorgent de bancs de calcaires parfaitement dosés en argile.
Dans les années 1840, une soixantaine d’usines ouvrent en France dont une trentaine autour de Grenoble. Il suffit alors de disposer d’un bout de falaise calcaire, avec quelques fours à chaux reconvertis (souvent alimentés par le charbon de La Mure) et d’un ruisseau à proximité (force motrice nécessaire au concassage), pour produire un ciment déjà de bien meilleure qualité que la plupart des chaux de l’époque.
Quant à Vicat, « pape du ciment » désintéressé par l’argent (c’est son fils Joseph qui ouvrira la première usine de la famille en 1853, au sud de Vif), il parcourt la France et identifie plus de 300 gisements de cet « or gris » pour le plus grand bonheur des industriels et de l’armée ; il repère par exemple en 1827 le potentiel des carrières de la Porte de France, qui fourniront tout le ciment des nouvelles fortifications de la Bastille.
La fièvre de la pierre en poudre
Dans les années 1850, la production de ciment à Grenoble est encore semi-artisanale (80 personnes employées en tout), mais la demande augmente avec le développement des chemins de fer et l’« haussmannisation » des grandes villes [1]. Les grandes familles de cimentiers grenoblois peuvent aussi compter sur leurs relations avec les décideurs locaux [2] pour assurer des débouchés à leur principale production, le ciment prompt naturel. Celui-ci est à la fois plus rentable que le ciment artificiel, nécessite deux fois moins d’investissements, moins de combustible, et est plus facile à réaliser.
Le ciment naturel, qui prend rapidement avec une belle couleur ocre et un grain fin, est coulé dans des moules pour produire en grandes séries des pierres ayant toutes le même décor, pour bien moins cher que les pierres de taille. Ces pierres factices aux décors et moulures plus ou moins sophistiqués apparaissent sur tous les nouveaux immeubles [3], faisant décliner le métier de tailleur de pierres. Symbole par excellence de cette époque de transition entre la maçonnerie classique et le béton : entre 1869 et 1881, l’église St-Bruno à Grenoble est une des premières au monde construite avec du ciment, mais son soubassement et le sommet de ses contreforts restent en calcaire de taille blanc. On utilise partout ce matériau-miracle, étanche et démoulable à l’infini : tuyauteries, citernes, aqueducs, traverses du tram, dalles, trottoirs... et même poteaux de vigne.
L’apogée du succès industriel arrive vers 1880 quand les 32 cimenteries iséroises emploient 1250 personnes et produisent 200 000 tonnes de ciment par an, soit un tiers de la production nationale et autant que Boulogne qui est à l’époque l’« autre pays du ciment ». Une crise économique survient en 1882, et toutes les petites sociétés encore pseudo-artisanales font rapidement faillite, ne laissant avant la Première Guerre Mondiale que cinq gros cimentiers près de Grenoble : Vicat (usines au Genevrey-de-Vif et à St-Laurent du pont), Berthelot (grand rival industriel et politique des Vicat [4], à Vif), Thorrand (à Voreppe et Bouvesse), Pelloux (à la Mure) et les Ciments de la Porte de France détenus par six industriels (voir encadré).
Mais même pour eux, le début du vingtième siècle est difficile : les grèves se multiplient, des barrières douanières limitent l’exportation, la concurrence avec les autres producteurs (comme Lafarge en Ardèche) est de plus en plus rude. Ces derniers se sont équipés pour produire en masse du ciment artificiel à prise lente, que réclament désormais l’armée et les premiers gros chantiers de barrages hydrauliques.
Les cimentiers grenoblois vont donc se moderniser, pour pouvoir prendre leur part dans le siècle du béton armé. Derrière Vicat, toujours : lui et son fils avaient construit dès 1855 le premier ouvrage au monde en béton coulé, le pont du Jardin des Plantes de Grenoble.
Un gruyère sous le Rachais
La « Société générale et unique des Ciments de la Porte de France », issue de la fusion de trois maisons en 1878, est la plus grosse productrice de ciment naturel isérois à la fin du XIXème. Elle exploite des filons à Sassenage, Seyssins, mais surtout dans les profondeurs du mont Rachais (montagne qui porte la Bastille). Depuis le début de l’exploitation en 1842, les carriers de la Porte de France ont en effet transformé cette montagne en véritable gruyère pour mieux suivre le précieux banc de calcaire argileux. En 1910, du lieu-dit « Lachal » au nord jusqu’aux « Combes » plus bas et plus au sud, de 215m à 630m d’altitude, la mine compte 67 galeries sur 120km !
Dans ces couloirs de trois mètres cinquante de haut et de large, les mineurs extraient les blocs à l’explosif, qui sont soit chargés dans des wagonnets, soit précipités sur des plans inclinés ou dans des puits verticaux pour les acheminer vers l’usine située à St-Martin-le-Vinoux, sur la route de Lyon.
Les blocs issus des galeries les plus hautes prennent quant à eux un téléphérique pour franchir les 300 m de dénivelé entre le mont Jalla et la cimenterie. Construit en 1875, il est constitué de deux câbles « autoporteurs » de 600m de long, une installation industrielle unique à l’époque.
Une fois arrivée à l’usine de St-Martin-le-Vinoux, le calcaire est concassé puis cuit dans une cinquantaine de fours droits de 6 à 10 m de haut. Les « grumes » de ciment sont ensuite acheminées à l’usine de Saint-Egrève (actuelle usine Vicat) pour y être moulues et stockées, par un petit train à vapeur et de grandes charrettes à cheval brinquebalant sur la route de Saint-Egrève, alors très peu fréquentée.
Le réseau de galeries des ciments de la Porte de France, qui totalisait plus de 1000 km en 1956, est aujourd’hui impossible d’accès [5]. Restent les traces extérieures de cette énorme industrie, presque invisibles : en haut du mont Jalla, les piles de départ du téléphérique ; à St-Martin-le-Vinoux, une haute cheminée carrée en brique se dresse au milieu des ronces, au-dessus des anciens fours où rouillent quelques rails et wagonnets ; route de Lyon, un portail métallique barre l’entrée d’une galerie d’où sortent parfois en camion les toutes dernières roches des entrailles du Rachais, transformées par Vicat en ciment prompt naturel. Celui-ci sert aujourd’hui surtout à restaurer les bâtiments datant de « l’âge d’or de l’or gris ».