Accueil > Février 2014 / N°24

Du ciment sous les cimes (Épisode 3)

On connaît le rôle pionnier de Grenoble dans l’électricité hydraulique, les sports d’hiver ou les nano-technologies. Mais la ville fut aussi le berceau d’un matériau qui a radicalement changé nos manières de construire, l’allure des villes et le paysage, d’un matériau qui nous entoure : le ciment. Si les bétonneurs devaient faire un pèlerinage, ce serait à Grenoble, où fut révélée la recette scientifique du ciment par Louis Vicat.
Deux siècles plus tard, c’est toujours à la famille Vicat qu’appartient la seule cimenterie active de la cuvette, à Saint-Égrève. Dans ce troisième épisode, Le Postillon est allé voir comment on fabrique « l’or gris » dans l’une des immenses usines de ce groupe prospère.

Il est vert mon ciment. L’usine de Saint-Egrève ne se visitant pas, on se joint à une visite publique de la cimenterie Vicat de Montalieu, située à 50 km à l’est de Lyon. Avec une capacité annuelle de deux millions de tonnes, c’est la plus grosse cimenterie française, et « l’une des plus modernes en Europe » d’après la responsable « environnement » qui nous guide, appelons-la Miss Environnement. Affublés de casques bleus et de gilets jaunes, nous suivons cette communicante professionnelle pour une balade dans la vitrine de Vicat.

Faire du ciment, c’est cuire à 1 450°C une poudre, « le cru », constituée d’un mélange broyé de calcaire et de marne extraits de deux carrières proches avec un peu de sable et d’oxydes métalliques (déchets de la sidérurgie). La haute tour que l’on voit sur toutes les cimenteries est un « four-cyclone » dans lequel remontent les gaz brûlants sortis du four rotatif de cuisson : le cru y descend (de haut en bas), se réchauffant au contact de ces gaz pour précuire avant d’entrer dans le four rotatif. Des cailloux noirâtres en sortent, qui sont re-broyés, additionnés d’un peu de gypse (déchet d’usines de placo mauriennaises), et enfin stockés dans deux immenses silos.

Ce qui frappe d’abord, c’est le gigantisme des bâtiments, des silos et du four, un cylindre horizontal de six mètres de diamètre par cinquante mètres de long. Les visiteurs s’extasient de l’absence de poussière, avec lesquelles les cimenteries polluaient des villes entières il y a quelques années. Au pied du four, Miss Environnement nous explique fièrement que celui-ci brûle, en plus de charbon, 35 % de « combustibles de substitution » : pneus, mousses et plastiques de voitures, vieux papiers, huiles, peintures, farines animales, sols pollués aux hydrocarbures, meubles Ikea broyés plein de colles... « Autant de déchets qui n’auront pas à être mis en décharge, et qui sont brûlés à si haute température dans notre four (flamme à 2000°C) que tous les polluants sont éliminés ou incorporés au ciment ! Cela réduit aussi notre utilisation de combustibles fossiles, donc nos émissions de CO2 ». Un discours de « greenwashing » bien rôdé, qui omet de préciser que les cimenteries sont responsables de 10 % du CO2 dégagé par l’industrie française, et que celle de Montalieu est le deuxième site émetteur de ce gaz à effet de serre en Rhône-Alpes [1].

Elle est déserte mon usine

Peu de bruit, des pelouses vertes et des arbres entre les hangars, les émissions du four contrôlées heure par heure : tout est nickel, rien ne dépasse... Pas même un ou deux ouvriers, qu’on cherche vainement du regard dans un site aussi vaste que désert. L’usine peut en effet produire de 4 000 à 8 000 tonnes par jour, avec seulement huit personnes [2] ! Un seul opérateur peut piloter l’usine entière tellement tout est automatisé, du mélange des matériaux venant des carrières jusqu’à la mise en palettes des sacs, en passant par la pesée de tous les camions arrivant ou repartant du site. Nous voici d’ailleurs devant notre second guide, responsable des expéditions, que nous appelerons Mister Camions. Il nous explique avec enthousiasme comment chaque camion est enregistré, identifié par caméra, pesé en tenant compte du poids du chauffeur, le tout en quelques secondes. Et d’ajouter : « un chauffeur qui vient chercher du ciment, il passe en moyenne 20 minutes sur le site, sans croiser personne car ce sont des écrans qui lui disent automatiquement où aller. Et sur le chantier qu’il livre des fois c’est pareil, il croise personne. Du coup les mecs ils deviennent fous ! Alors quand ils sont un peu en avance sur leurs rotations, ils se retrouvent sur le parking là-bas pour boire le café ensemble. »

Lorsque nous le quittons, il nous annonce fièrement : « Au fait, on vient de charger il y a dix minutes le premier camion pour le chantier du stade des Lumières de Lyon ! ». Les visiteurs lyonnais se regardent alors avec une moue dubitative, ne partageant visiblement pas son enthousiasme. Ce qui rappelle que le principal problème avec le béton, c’est ce qu’on en fait.

Et l’usine de Saint-Egrève alors, qu’est-ce qu’elle produit ? Mister Camions nous répond : « Là-bas ils produisent moins que nous (400 000 tonnes par an), mais du ciment très résistant mécaniquement, et aussi résistant à l’eau de mer, aux eaux agressives... Pour les pièces maîtresses de viaducs, les tunnels, les travaux portuaires par exemple ». Donc le calcaire qui alimente cette usine par les godets qui survolent l’Isère et l’autoroute, provenant d’une carrière géante mais discrète sur les hauteurs de Sassenage, a probablement servi à réaliser les splendides viaducs de l’A51 près de Monestier-de-Clermont [3] et contribué au bétonnage de quelques bouts de littoral. Et le ciment de Saint-Egrève se retrouvera peut-être dans les innombrables tunnels alpins du projet de TGV Lyon-Turin.

Les Vicat, six générations au service du béton

Joseph Vicat, fils de Louis, ouvre la première usine du groupe en 1853 près de Vif. Jusqu’au début du XXe siècle, Vicat mise sur des ciments techniques, moins rentables que le « ciment naturel » qui fait la fortune des sociétés grenobloises [4]. Juste avant la Seconde Guerre, seule trois d’entre elles ont survécu un début de siècle difficile. Parmi elles Vicat, qui a ouvert en 1922 la plus grosse cimenterie de France à Montalieu pour y produire du ciment « artificiel » très demandé par les grands barrages hydrauliques et l’armée [5].

En 1941, le dirigeant Joseph Merceron-Vicat fait partie du « Conseil National » mis en place par Pétain pour remplacer le Parlement. Si l’occupation ne ralentit pas les ventes, la reconstruction d’après-guerre les fait exploser. Vicat rachète peu après ses deux derniers concurrents locaux : les cimentiers de Voreppe en 1965, puis de la « Porte de France » en 1975, dont elle récupère l’usine à Saint-Egrève.

L’entreprise commence alors son développement international, aux États-Unis dans les années 70, puis en Afrique, en Turquie, et plus récemment en Inde et au Kazakhstan. C’est aujourd’hui un empire industriel qui produit à la fois du ciment, du béton prêt à l’emploi et des granulats ; Vicat est le quatrième cimentier français, mais fait le gros de son chiffre d’affaires à l’étranger. Le béton est toujours une valeur sûre : le bénéfice net du groupe était en augmentation de 7% au premier semestre 2013. La famille Vicat, toujours actionnaire principal, n’est donc pas près de perdre sa place de 39e fortune de France avec un patrimoine estimé à 1 340 millions d’euros.

Notes

[1D’après une lettre du Préfet de l’Isère adressée à une association de riverains en 2009. Ces émissions sont surtout dues à la transformation chimique du calcaire dans le procédé (60%), le reste aux combustibles brûlés dans les fours.

[2C’est l’effectif minimum nocturne, l’usine employant une centaine de personnes au total.

[3La partie « L’entreprise » du site web de Vicat exhibe en bandeau la photo d’un des viaducs.

[4Pour plus de détails sur cet âge d’or du ciment grenoblois, voir l’épisode 1 dans le n° 22 du Postillon.

[5Le béton est très utilisé dans les fortifications militaires dès la fin du XIXe siècle, et la construction de la Ligne Maginot débute en 1929.