Connaissez-vous les sources du Drac ? C’est un lieu merveilleux dans le Champsaur, près de Gap. Il y a deux petites rivières qui prennent leur source dans les pierriers de haute-montagne, le Drac blanc et le Drac noir. On ne sait pas exactement lequel est le plus long, donc le « vrai » Drac, mais le cadre de leurs premiers écoulements est de toute façon magnifique. Après les pierriers, il y a les alpages verdoyants, et puis les premiers arbres avant la vallée ; il y a des cascades époustouflantes, des méandres savoureux, des petites vasques et des débordements soudains. Ces cours d’eau respirent tout bonnement la liberté. À tel point qu’on aimerait les prévenir, toutes ces molécules d’H2O s’égaillant gaiement dans ces décors de rêve : « Eh, prenez votre temps, dévalez lentement, savourez ! Vous vivez les plus beaux moments de votre vie de goutte d’eau ! Après, dans quelques dizaines de kilomètres, on vous entassera dans des barrages, et puis on vous souillera de tout un tas de saloperies chimiques diverses et variées. Et puis surtout vous filerez bien droit, car votre lit ne sera plus sauvage, mais canalisé. »
Draguage du Drac dans les années 50.
Avant, le Drac s’épanchait dans toute la plaine grenobloise, entre Fontaine La Poya et le cours Jean Jaurès en gros. Comme toutes les rivières, il divaguait d’année en année, en fonction des crues, des alluvions, des humeurs du courant. Des berges, des rapides, des vasques se formaient et se déformaient. Et puis il a fallu étendre la ville, se protéger de ce dragon, alors on l’a endigué, et à partir de la fin du XVIIème siècle le Drac a coulé bien droit dans la plaine grenobloise.
Aujourd’hui, il ne peut plus se perdre sur ses côtés, mais la divagation fait de la résistance par le milieu. Entre Fontaine et Grenoble, des îles se forment, et évoluent régulièrement, au gré des cailloux que la rivière charrie. Il y a les vraies îles et les presqu’îles, celles où il faut se mouiller beaucoup pour y aller, d’autres juste un peu, et d’autres pas du tout.
Cela donne des endroits étonnants, officiellement interdits parce qu’en cas de lâcher de barrage les presqu’îles peuvent devenir des véritables îles, et la montée des eaux peut compliquer le retour sur la digue. N’empêche qu’ils sont beaux, propices à la promenade, aux feux de bois avec du bois flotté ou à la pêche. À plusieurs endroits, on a tenté d’appâter le poisson, sous les piles de ponts, qui occasionnent toujours des petits endroits calmes, où les truites peuvent observer ce qui passe dans la rivière sans trop lutter contre le courant. Mais c’est un peu plus bas, sur une presqu’île, que j’ai pêché ma première truite, grise avec des petits points rouges : « Dans le Drac, la population de truites, c’est un mélange entre des truites sauvages et toutes celles déversées pendant des années par les sociétés de pêche dans des ruisseaux au-dessus. Ce n’est donc pas une population très identifiable, mais la dominante c’est des truites grises avec des petits points noirs et des petits pois rouges », m’a expliqué Lolo. Elle était pas très grande, vingt-cinq centimètres, on l’a observée trente secondes et puis on l’a relâchée.
Avant, il n’y avait pas toutes ces îles, car le Drac était dragué. Rien à voir avec la séduction : le dragage est l’opération qui consiste à extraire les matériaux situés au fond d’une rivière. Le Drac est un gros pourvoyeur de sédiments. Quand il a été endigué, le lit n’arrêtait pas de s’élever et il fallait sans cesse surélever les digues. D’où le dragage. Les entreprises du coin se servaient de la caillasse récupérée pour construire ou pour remblayer, parce que le Drac charrie des bons galets, contrairement à l’Isère qui n’apporte que des matériaux inintéressants. À partir des années 1930, des barrages ont été construits en amont, bloquant une partie des sédiments. Le dragage a continué, creusant le lit du Drac. Le journal Mémoires de Fontaine (printemps 2016) raconte ce temps où l’entreprise Fabre disposait une dragueline et des pelles mécaniques dans le lit du Drac pour remplir « 8 à 10 camions bennes par jour ». L’eau s’écoulait mieux, mais les fondations des ponts sur le Drac étaient de plus en plus fragilisées. En 1954, une des piles de l’actuel pont du Drac s’affaisse, et le dragage s’arrête. Depuis c’est une activité très réglementée pour des raisons environnementales : ça chamboule des écosystèmes. Sur le Drac, c’est pour l’instant totalement interdit, m’ont appris deux historiens qui ont bossé sur la rivière, Jean-Pierre Charre et Denis Cœur.
Depuis plusieurs dizaines d’années, le niveau du Drac est donc de plus en plus haut. Si les autorités ont récemment revu à la hausse le risque d’inondation, allant jusqu’à interdire les nouvelles constructions sur Fontaine et Sassenage, c’est aussi la faute à tous ces cailloux qui se déposent, rehaussant le fond, et qui ne sont jamais enlevés.
Et si tous ces cailloux s’arrêtent là, c’est aussi à cause du « seuil de l’institut Laue Langevin ». Si vous êtes en quête d’une balade originale, allez vous promener rive droite du Drac, depuis un des ponts qui relient Fontaine à Grenoble, rejoindre cette petite bande de terre qu’il y a entre la rivière et l’autoroute. Il y a du bruit, forcément, mais au moins pas grand monde : un côté sauvage saugrenu. En descendant le Drac, on voit au bout d’un kilomètre et demi une installation mystérieuse au bord de la rivière, protégée par des barrières surmontées de barbelés, et « protégée » par une caméra. En fait c’est une prise d’eau, et si elle est si surveillée, c’est parce qu’elle est essentielle au fonctionnement d’une installation sensible, située juste de l’autre côté de l’autoroute : l’institut Laue Langevin, un organisme de recherche international qui abrite un réacteur nucléaire ; le seul réacteur nucléaire au monde à proximité immédiate d’un centre-ville – qui n’est pas fier d’être grenoblois ? Et comme tout réacteur nucléaire, il a besoin d’eau pour être refroidi.
Alors, pour rehausser le niveau d’eau à cet endroit-là et s’assurer un approvisionnement (2,5 m3/s au maximum), une grosse digue à travers la rivière a été construite – on la voit bien aussi rive gauche, et juste en dessous, il y a moyen d’hameçonner des poissons, selon Lolo. Problème, selon le journal municipal de Fontaine (mars 2018) : « le seuil de l’institut Laue Langevin est un barrage qui engendre une accumulation de sédiments et matériaux qui a pour conséquence de surélever le niveau du lit du Drac », ce qui aggrave les risques de crue. « L’abaissement du seuil de l’institut Laue Langevin pourrait diminuer le risque d’inondation », observe le journal.
Il y a conflit d’intérêts : le risque d’inondation contre la sécurité d’un réacteur nucléaire. Les permis de construire annulés à Fontaine et Sassenage contre le faisceau de neutrons, la grandeur de la Recherche grenobloise, la réputation internationale de la cuvette. Pour l’instant c’est le réacteur qui a gagné, même si on n’a pas demandé son avis au Drac.
On ne lui avait pas non plus demandé s’il avait envie d’être endigué alors, des siècles après, il commence à se venger. L’énergie du dragon a besoin d’aller quelque part. Elle s’engouffre dans les points de faiblesse des digues, et travaille à agrandir les trous. Les digues du Drac commencent à être fatiguées. Toujours selon le même journal municipal de Fontaine, il y a un risque « de rupture des digues, 19 points de fragilité ont été repérés, dont 9 à Fontaine ». La Métropole devrait à un moment faire des travaux, pas encore programmés.
Une drague sur le Drac au début du 20ème siècle.
Il y en a par contre qui vont bientôt commencer, c’est ceux de l’A480, cette fameuse autoroute qui longe le Drac. Jusque dans les années 1960, il n’y avait « rien » à proximité du Drac. à l’époque de la construction des digues, une bande de 120 toises de large (216 m) n’était pas urbanisée : il n’y avait ni construction ni culture et même une « obligation de boisement, et une interdiction de défricher. (...) Cette bande de terrain était en soi un aménagement de protection en arrière de la digue. Le bois cultivé était alors utilisé pour conforter les digues ». Les techniques de protection contre les inondations se sont améliorées et la bande a été réduite à 20 toises (36 mètres). Et puis on a eu besoin de construire, alors cette bande s’est encore réduite. L’autoroute s’est construite dessus et maintenant il ne reste que la digue, la petite bande de terre dont je parlais tout-à-l’heure, d’une dizaine de mètres de large.
Et voilà qu’ils veulent encore agrandir l’autoroute, la faire passer à trois voies pour que toujours plus de moteurs puissent répandre leurs particules fines de manière plus fluide. Ils vont donc toucher aux digues. Ça inquiète du monde parce qu’ils vont faire des gros travaux, jouer du tractopelle, tout défoncer, alors est-ce qu’ils vont pas les abimer, ces ouvrages qui protègent la ville des fureurs du dragon ? Les autorités veulent rassurer. Selon Christophe Ferrari, le président de la Métropole « tout un travail a été mené (…) pour s’assurer que les travaux qui vont être faits ne vont pas fragiliser [la digue] et, du coup, mettre en insécurité les populations » (TéléGrenoble, 7/09/2018). On est priés de le croire – a-t-on le choix ?
Connaissez-vous la ripisylve ? C’est la « forêt rivulaire » ou « l’ensemble des formations boisées, buissonnantes et herbacées présentes sur les rives d’un cours d’eau », dont l’absence favorise l’érosion. Celle du Drac est menacée par l’extension de l’A480. Si la digue tient le choc, il y en a qui ne résisteront pas à ces travaux titanesques (380 millions d’euros en tout quand même). Ce sont les arbres présents sur cette bande de terre. Selon la Frapna, il y a environ « 4 hectares boisés » qui vont disparaître avec ces travaux alors qu’ils sont « indispensables pour conserver la biodiversité, le paysage, le pouvoir épurateur des arbres, le corridor biologique pour la faune et la flore » et qu’ils ont un « impact positif contre la pollution et la canicule ». Et le Drac de perdre ses plus fidèles compagnons. Contre qui va-t-il rugir dans ses prochains débordements ? À défaut de se faire draguer, qui va-t-il pouvoir encore séduire ? Eh bien nous, pardi : on reviendra. Au moins tant qu’on aura pas réussi à sortir une des ces fameuses truites de 60 centimètres.