Accueil > Décembre 2019 - Janvier 2020 / N°53

Campus : smartphones obligatoires

Don’t worry, be appli

D’après un calcul savant, les participants au Postillon ont en moyenne 33,8 ans. Comme on dit souvent du mal des nouvelles technologies dans une époque globalement techno-béate, on nous fait parfois passer pour des vieux cons avant l’âge. Heureusement, la valeur n’attend pas le nombre des années.
Marcia a 23 ans et n’a pas de smartphone, ce qui complique drôlement sa nouvelle vie d’étudiante. Son témoignage nous fait plonger dans les absurdités et injustices de la vie sous appli.

J’ai fait des efforts : pour mon premier jour de cours, je suis arrivée en avance à la fac. Ça fait deux ans que je ne suis plus étudiante, j’ai pris mes précautions. Manque de bol, on n’a pas cours dans la salle qui était marquée sur le mail de rentrée, H222. La séance a été déplacée en G225, mais il n’y a pas de petit papier pour en informer les élèves sur la porte de la H222. Le temps de comprendre et de trouver, j’arrive finalement avec une heure de retard en cours. Mes camarades étaient au courant parce qu’ils se sont connectés à ADE (Application de gestion des emplois du temps), une application dont j’ignorais l’existence.

Dans la salle, la directrice du master nous parle d’ADE : « C’est là que vous aurez les informations de certains dossiers, des cours sont mis en ligne par certains profs aussi. Pour les travaux, il y aura les consignes, et les profs peuvent aussi vous envoyer des messages par le biais de l’application.  » Si j’ai repris les études, c’est pour apprendre des choses avec des humains en face de moi. Apparemment, aujourd’hui, beaucoup de choses doivent se faire par écrans interposés.

Je demande des détails à ma voisine. Carla a l’air d’être familiarisée avec cette application, un peu comme tout le monde d’ailleurs : « C’est très utile pour connaître les horaires de cours et les salles. Moi, je l’ai sur mon téléphone, comme ça je peux être au courant en temps réel des changements, et je peux aussi réserver des salles d’étude à la bibliothèque avec. » J’ai voulu en savoir plus sur cette application gérée par une société parisienne. La dame chargée de la plateforme ADE m’explique que l’UGA s’en sert depuis « très longtemps, oulala je ne m’en souviens même plus  ». Au téléphone, elle est agacée par ma question et veut absolument savoir pourquoi je fais un article là-dessus.

Il y a deux ans, quand j’étais étudiante dans une autre ville, on avait un emploi du temps pour le semestre. Les salles étaient indiquées dessus et, s’il y avait un changement dans le planning, les profs nous en parlaient une semaine à l’avance pour qu’on ne soit pas perdus. En cas de changement de dernière minute, des humains utilisaient du papier et du scotch pour afficher un mot sur la porte. Aujourd’hui, tout passe par cette application : il paraît que c’est le progrès.
Le problème, c’est que je ne peux pas m’en servir : je n’ai pas de smartphone. Je croyais pourtant tout bien faire pour vivre dans mon époque. J’ai un téléphone portable, un mail et même Facebook. Ce n’est pas de gaîté de cœur, mais faut bien s’intégrer. Ce n’est apparemment pas suffisant pour connaître les lieux des cours. Sous couvert de «  solutions » et de « simplicité », l’Université impose l’utilisation d’applications auxquelles seules les personnes avec des smartphones peuvent accéder. Ceux et celles qui ne veulent ou ne peuvent pas s’en servir n’ont pas d’autre solution. C’est fou comme on devient vite inadaptée.

Pendant ma première heure et demie de cours, j’ai compris la moitié des acronymes que prononçait la prof. Je décide d’aller prendre un café, histoire de faire connaissance et d’éclaircir tout ça. Quand j’arrive à la machine, je cherche le trou pour mettre des pièces, avant de comprendre que ce n’est plus d’actualité d’avoir du liquide. Ma nouvelle acolyte me prête sa carte étudiante pour payer et je lui passe les sous. Sur le campus maintenant, pour boire un café ou manger au Crous, on ne peut plus utiliser des pièces : il faut soit avoir une carte bancaire soit avoir un « compte Izly ». J’ai déjà vu une étudiante fauchée avec un billet de vingt balles donné par ses parents ne pas pouvoir manger à cause de ça.

En début d’année, le Crous a envoyé un mail : « Nous avons le plaisir de vous inviter à activer votre compte Izly. Izly est votre nouvelle solution de paiement sur le campus. » Ce compte a comme support matériel notre carte étudiante. On peut charger notre carte « en quelques clics » et ainsi payer au resto U ou dans les différentes machines du campus. Sur le site, il est conseillé de télécharger l’application pour «  profiter pleinement de tous les services Izly » tel que « payer avec son smartphone en générant un QR code  ». L’argent est certainement un problème, mais ce n’est pas dû à sa matérialisation en pièces ou en billets. Apparemment, ces objets réels font en tout cas un peu trop vieillots pour l’UGA qui se veut avant tout innovante et ne jure que par le « cashless ».

Le stress du GPS

Le campus est grand et mon sens de l’orientation nul. Je m’adresse à un étudiant pour qu’il m’indique où se trouvent les terrains de foot : « Je sais pas du tout, mais tu n’as pas l’application Campus Univ ? Elle est vraiment super, quand tu cliques sur un bâtiment ou une salle ça te montre une “map” et tu y es en deux deux. » Je le regarde dépitée. Il vérifie sur son appli pour que je trouve mon chemin. Je prends mon vélo, et malgré cette géniale application, je me perds. Tant pis, je serai en retard à l’entraînement. Campus Univ est une autre appli qui permet entre autres de « connaître tous les évènements proches de vous et de les partager avec vos proches !  », ou bien de se « géolocaliser » pour arriver à l’heure en cours. Si je préfère parler avec les gens ou suivre des panneaux, c’est grave docteur ?

Le lundi d’après, je me dirige au secrétariat pour demander que l’on m’imprime le planning de la semaine. J’arrive en cours avant le prof de traduction, je ne peux pas m’empêcher de sourire, je viens d’accomplir un véritable exploit. Le prof finit par arriver avec vingt minutes de retard : « Désolé, les jeunes, mais je ne viens jamais dans ces nouveaux bâtiments, j’ai mis Google Maps pour trouver mais ça ne m’a pas beaucoup aidé.  » Le reste de la semaine, les salles sont modifiées au moins à trois reprises, parfois le jour même, quelques heures avant le cours. Au temps des applis, tout peut très vite évoluer, il vaut mieux ne pas quitter son smartphone, se soumettre à la moindre notification.

« L’humain est mal encadré. Le leadership est une bonne chose, il faut simplement savoir le capitaliser.  » C’est parti pour un cours de « Conduite de projet », deux heures de novlangue. Mes études n’ont pourtant rien à voir avec le marketing, je suis en fac de lettres. Parfois, on a le droit à des phrases dans le genre : « Alors, quand on mène un projet, il est important de commencer par un brainstorming, pensez à chaque fois à balancer vos idées sur un paper sinon vous allez tout oublier. Pour ceux qui sont leaders du projet, n’hésitez pas à challenger vos équipiers, c’est très stimulant, par contre il ne faut pas forcément s’imposer, pensez au feedback.  »

Un autre jour, toute la classe se retrouve à attendre devant la salle G205 sans savoir où aller. Sur leur smartphone, la plateforme indique deux salles pour le même cours. Finalement, une collègue dit avoir aperçu notre prof se diriger vers la B213, alors on y va. Une fois dans la bonne salle, la prof nous conseille : « Il faut regarder ADE à chaque fois avant d’aller en cours, sinon on va pas s’en sortir.  » Personne n’a l’air perturbé par l’idée, et je ressens un terrible sentiment de solitude. J’ai sûrement loupé la partie « munissez-vous d’un smartphone » sur la fiche d’inscription. Carla me propose de prendre mon numéro : « Comme ça, je t’enverrai des textos s’il y a des changements. Tu sais, j’ai l’habitude de regarder mon téléphone, j’ai mes mails dessus, Instagram, Facebook, donc ça ne me dérange pas de l’utiliser pour aller sur ADE.  » J’ai l’impression d’avoir 100 ans avec mon vieux portable, j’en ai 23, elle en a 21.

Un soir vers 18 heures, je consulte ma boîte mail, j’ai un message de ma prof d’histoire moderne. Elle nous demande de lire cinq pages pour le lendemain et nous envoie les documents en pièce jointe. Quand j’ouvre les photos prises avec un téléphone, je me rends compte que c’est illisible. Je lui réponds en protestant, je ne m’abîmerai pas les yeux pour lire ces textes envoyés à la dernière minute. Heureusement, le lendemain, personne n’a lu les articles. La prof comprend notre mécontentement et s’excuse même auprès de la classe. Suis-je vraiment si inadaptée ?