Accueil > Décembre 2017 / N°43

Détruire, disent-ils

Des milliards d’euros d’argent public sont mis dans les quartiers populaires. Pas pour le travail social, les petits commerces ou les centres de santé. Non : ces milliards, c’est pour le BTP. Le but est de détruire une partie des grands ensembles mal construits dans les années 1960 ou 1970. Tout pour l’urbanisme et ses bulldozers ! Pour des avancées sur les questions sociales, il faudra repasser plus tard.
Dans les quartiers de la Villeneuve de Grenoble et d’Échirolles, c’est le grand chamboule-tout. Parmi les immeubles qui vont disparaître, il y a celui du 20, galerie de l’Arlequin. C’est le gros bâtiment au-dessus du CCAS (Centre communal d’action sociale), le premier qu’on voit quand on arrive à la Villeneuve depuis le centre-ville de Grenoble. Le Postillon est allé traîner dans ses coursives, à la rencontre des habitants restants.

Comme vous le voyez, on n’a toujours pas de local pour l’association ». Il est 19 heures ce lundi 13 novembre : environ vingt-cinq personnes sont réunies dans une coursive du 20, galerie de l’Arlequin. Les couloirs de ces grands immeubles du quartier de la Villeneuve sont assez étroits, mais par endroits, il y a des renfoncements. C’est ici que l’association des résidents du 10-20, galerie de l’Arlequin a convié les locataires pour une petite réunion.

Un des membres actifs de l’association poursuit : « c’est pourtant pas les logements vides qui manquent ici, hein, mais ils ne veulent rien nous donner ». Des locataires, il n’y en a plus beaucoup dans ces deux gros immeubles. Sur les 192 logements, tous sociaux, des deux montées, il en reste une soixantaine d’occupés. C’est que depuis un an, le ciel est tombé sur la tête des locataires.
Le ciel, c’est l’Anru, l’Agence nationale de la rénovation urbaine. L’Anru, c’est une machine de guerre mise en place par l’État pour « transformer les quartiers en profondeur ». Des dizaines de milliards d’euros de budget débloqués par la « politique de la ville » et un objectif principal : démolir certaines parties des cités françaises pour soi-disant améliorer la vie de ses habitants. L’essentiel de l’argent public mis dans ces « quartiers prioritaires » se trouve ainsi être une grosse subvention au secteur du BTP.
À la Villeneuve de Grenoble, le 50, galerie de l’Arlequin, a déjà été détruit il y a trois ans. Mais ça ne suffit pas à l’Anru qui a engagé un deuxième « programme national ». L’immeuble du 160 va lui aussi bientôt tomber. Le 1, place des Saules et le 90, galerie de l’Arlequin, un temps menacés, sont pour l’instant épargnés.
Le 20, où se tient cette petite réunion, a été mis l’année dernière sur la liste des bâtiments condamnés. Le destin du 10 est flou pour l’instant (rénovation ou démolition) mais ses locataires sont également mis dehors. Un grand chamboule-tout qui va coûter bonbon : 300 millions d’euros d’argent public sont prévus pour les programmes de l’Anru sur les Villeneuve de Grenoble et d’Échirolles. 300 millions, c’est pas rien : c’est quasiment le budget de la ville de Grenoble pour une année.

Il fait froid dans cette coursive, personne n’a enlevé son manteau pour la réunion. Sur les dix vitres à côté du renfoncement, deux sont cassées et remplacées par une planche en bois un peu pourrie. C’est que les deux grands immeubles du 10-20, galerie de l’Arlequin ont été peu à peu abandonnés. Outre quantité de vitres manquantes, il y a des carreaux cassés dans les coursives et les boîtes aux lettres sont en piteux état. À l’intérieur de certains appartements, c’est pire. Marie vit avec son fils depuis trente-cinq ans au deuxième étage. Chez elle, il y a deux fenêtres cassées, des plinthes qui manquent, des poignées de robinet qui ne marchent plus et des portes de placard qu’on ne peut plus ouvrir à cause de gonds pourris. « Si je touche la porte, elle tombe sur moi » regrette-t-elle. Elle paye pourtant son loyer et a tout signalé au bailleur Scic Habitat. Mais selon elle « ils ne sont jamais venus réparer quoi que ce soit ».

D’autres appartements sont presque nickels, souvent parce que les locataires y ont mis de leur poche pour l’entretien. Mais un peu partout, il y a des pépins. Dimanche 12 novembre, deux membres de l’association des résidents ont fait du porte-à-porte pour que les locataires listent les dégâts : moisissures, fuites d’eau, robinets pas réparés, VMC qui ne fonctionnent plus, fenêtres qui n’ouvrent pas.... Onze attestations ont ainsi été recueillies : « On va les envoyer au bailleur par recommandé, explique Virgile, membre actif de l’association. On continue à payer un loyer, il n’y a pas de raison qu’ils n’entretiennent pas nos logements ». Ça fait longtemps que Virgile a remarqué de grosses différences entre les charges payées par les locataires et les travaux effectivement réalisés. Avec l’association des résidents, ils ont même engagé des démarches juridiques, en espérant être remboursés du trop-payé (voir Le Postillon n°39).

Cet abandon progressif arrange bien les affaires de l’Anru : elle a déjà fait fuir pas mal d’habitants. Seulement un an après l’annonce subite de la destruction du 20, il reste moins d’un tiers des locataires. Et l’immeuble devrait continuer à se vider : à cause du manque d’entretien et de l’incertitude sur l’avenir, cinq personnes rencontrées par Le Postillon nous ont dit vouloir déménager dans les prochains mois.
Mais sur la quinzaine de personnes avec qui on a discuté, une seule n’est « pas contre » le projet de démolition : « Je pense que c’est bien d’ouvrir le quartier, que le parc soit plus visible, soutient Mme A. De toute façon s’ils rénovent l’immeuble, personne ne viendra habiter ici. Au 50, qu’ils ont rénové, il reste plein d’appartements vides. Plus personne ne veut venir habiter à la Villeneuve, il faut changer l’image du quartier. »

Les autres ne comprennent pas l’intérêt de la démolition. « Pourquoi détruire des dizaines de logements construits il y a quarante ans qui mériteraient juste une rénovation ? »
« Il manque plein de logements sociaux dans l’agglomération, et on va dépenser des millions pour en détruire 200 ? C’est quoi la logique ? »
« Et puis, où est-ce qu’on pourrait trouver un appartement aussi peu cher ? 70 m² pour 570 euros, t’en connais beaucoup des plans comme ça à Grenoble ? »
« Ils disent que c’est pour redonner une valeur foncière aux biens immobiliers de la Villeneuve, parce que les propriétaires sont aujourd’hui obligés de vendre à des prix très bas. Mais ils ont beau avoir détruit le 50, ça n’a pas du tout fait augmenter le prix au m² dans le quartier ».
C’est le genre de questionnement qui est revenu souvent dans nos rencontres.

Le collectif des résidents, aidé par le Dal (Droit au logement), essaye de s’opposer au bulldozer de l’Anru. Le lundi 6 novembre, ils auraient aimé lire une lettre aux élus du conseil municipal. « Le maire Piolle a refusé notre demande, en prétextant que ce point n’était pas à l’ordre du jour, raconte Virgile. Pourtant la décision de la démolition se joue maintenant. On aura sûrement le droit d’intervenir quand tout sera décidé ». Magie de la « co-construction » à la grenobloise.

Le collectif a finalement organisé un petit rassemblement devant le conseil municipal. Le samedi suivant, quatre élus sont venus faire du porte-à-porte pour expliquer le projet de démolition. « C’est parce qu’ils ont peur de ce qu’on a fait au conseil municipal, lance une personne à la réunion. Il y a encore plein de choses à faire contre la démolition. Fondamentalement ils savent qu’ils ont tort, et que si on fait beaucoup d’agitation, ça peut faire du mal à leur image. Et leur image, c’est ce à quoi ils tiennent le plus ».

Après avoir été un moment flous sur leur motivations, les élus municipaux militent aujourd’hui activement pour la démolition. Ils vont même jusqu’à diaboliser les membres de l’association des résidents en estimant qu’ils « prennent en otage les locataires ». Ce sont Guy Tuscher et Bernadette Richard Finot (deux élus éjectés de la majorité municipale pour cause d’abstention sur le budget 2017), qui ont eu la surprise d’entendre cela, comme ils l’ont raconté au Postillon. « Nous avions une réunion avec Maryvonne Boileau [NDR : un des piliers de la majorité d’Éric Piolle, présidente du bailleur social Grenoble Habitat] et Éric Ruiz [NDR : directeur de la rénovation urbaine à la Métropole]. Ils nous ont affirmé que le collectif du 10-20 effectuait des pressions avec menaces sur les locataires pour qu’ils adhèrent au collectif et que le Dal national, lui, prenait en otage le collectif pour faire de la démolition du 10-20 un enjeu emblématique. Pour eux, ceux qui s’opposent à la démolition sont des petits égoïstes contestataires ultra-minoritaires qui vont faire foirer une manne de 300 millions d’euros ! Drôle de manière de mettre en œuvre la co-construction demandée par l’Anru et validée par la Ville ! Pourquoi l’association du “1, place des Saules” a-t-elle obtenu, elle, en moins de deux mois, l’annulation de la démolition projetée et celle du 20, galerie de l’Arlequin une fin de non-recevoir alors qu’elles ont toutes les deux fait des propositions alternatives ? »

Quand Virgile raconte cette anecdote à la réunion dans la coursive, Lydie réagit immédiatement : « faut pas nous prendre pour des imbéciles, on nous manipule pas comme ça. » Mireille enchaîne : « faudrait faire une lettre qu’on signe tous pour dire que l’association ne nous manipule pas ». Un membre de l’association s’indigne : « Depuis 2011 avec l’association des résidents, on est que des bénévoles. On se bouge pour notre immeuble, on fait des choses qui devraient être faites par les bailleurs, ou les autorités. On se pose des questions sur les millions d’euros disparus dans le premier volet de l’Anru... On cherche à savoir où est passé notre argent et on comprend pas pourquoi on nous impose cette démolition sans aucune concertation. Et après c’est nous, les preneurs d’otages ? »

Deux jeunes rencontrés en bas de l’immeuble analysent, désabusés : « de toute façon, ça sert à rien de se battre, on n’a aucun pouvoir ici. Ils décident tout et nous on est des pions ». Non seulement les pouvoirs publics ne donnent aucune prise aux habitants des quartiers populaires sur les décisions les concernant, décuplant le fatalisme et la résignation, les maux du siècle. Mais en plus, ils stigmatisent les rares habitants qui essayent de s’impliquer. Si « prise d’otages » il y a, elle est d’abord imputable à la préfecture : c’est elle qui débloque la manne d’argent public, si et seulement si il y a des destructions. Les élus acceptent ce chantage, et font ensuite le sale boulot auprès des habitants : l’Anru, c’est un truc vachement démocratique.

L’avantage de faire des réunions dans des couloirs, c’est qu’il y a des bonnes odeurs de bouffe : ce soir ça sent le bœuf bourguignon. « Au porte-à-porte de samedi, ils nous ont dit que tous les frais du déménagement allaient être remboursés. C’est sûr ? » se demande un locataire. « C’est ce qu’ils promettent. Il y en a qui ont déménagé avant qui n’ont rien eu de remboursé », répond Virgile. « Toutes les idées pour maintenir la pression sont les bienvenues, enchaîne un autre. Des actions, des courriers, des banderoles aux fenêtres. Il faut qu’on sorte de l’immeuble pour que ça se sache. Il n’y a que comme ça qu’on pourra empêcher la démolition, ou au pire obtenir des bonnes conditions de relogement. »


Les convictions pèsent moins que les millions

Il y a cinq ans, les écolos, qui avaient pour chef de file Maryvonne Boileau, étaient dans l’opposition municipale. Quand, à cette époque, l’équipe Destot 3 a décidé, « pour faire quelque chose pour la Villeneuve », de détruire le 50, galerie de l’Arlequin, les écolos étaient vent debout contre. Ce n’est pas moins de sept articles, plus ou moins vengeurs, que l’Ades (Association démocratie écologie solidarité) a diffusé entre février 2011 et juin 2012 sur le sujet. Voilà ce qu’elle écrivait le 28 janvier 2012 :
« à la question “Que pensez-vous de la destruction programmée du 50, galerie de l’Arlequin ?” Jean-François Parent, urbaniste qui a participé en première ligne à la création de la Villeneuve, répond : “C’est une opération purement médiatique. Bien sûr tout n’est pas parfait. Il y a des erreurs initiales qu’il s’agit de corriger. Avec l’Anru (Agence nationale pour la rénovation urbaine), on va dépenser dix fois plus pour détruire que pour rénover l’ensemble. Je ne parle pas d’une couche de peinture. Mais plutôt d’un travail de fourmis. Rajouter un ascenseur ici, modifier une coursive là, etc. C’est un travail de détails autrement moins spectaculaire qu’une destruction. Pensez-vous que le quotidien des habitants du 60 ou du 40 en sera pour autant amélioré ?”. C’est effectivement la voix de la sagesse. »
Le 8 juin 2012, c’est l’adjointe au logement Monique Vuaillat qui en prenait pour son grade parce qu’elle « se permet des libertés avec la vérité : le 2 juin 2012 elle se dit contre cette démolition, alors qu’elle a voté pour ! (…) Aujourd’hui elle considère que la démolition est inéluctable et que la mobilisation des habitants arrive trop tard… C’est bizarre pour une ancienne syndicaliste [NDR. Elle a été responsable du SNES-FSU] de croire que tout combat est vain alors que rien de définitif n’est fait [sic !]. » Ou plus loin : « elle n’hésite pas à déclarer “Ces travaux auxquels personne ne s’est opposé mis à part ce tout petit groupe”, oubliant qu’il y a 700 personnes qui ont signé la pétition contre la destruction. Cette manière de déconsidérer les habitants qui se mobilisent contre les projets critiquables de la majorité municipale, démontre une fois de plus que la démocratie locale est bien malade à Grenoble. » L’effet de miroir entre la nouvelle et l’ancienne majorité prend ici un relief très singulier…
Aujourd’hui, la destruction du 20, galerie de l’Arlequin est ardemment défendue par la conseillère déléguée à la politique de la ville, présidente de Grenoble Habitat, une certaine… Maryvonne Boileau (!) toujours membre du conseil d’administration de l’Ades, comme d’ailleurs une douzaine d’élus de la majorité. Il est loin le temps où l’Ades reprenait avec délectation l’interpellation au ministre du logement du collectif « Vivre à la Villeneuve » opposé à la destruction du 50, paraphrasant Nelson Mandela : « ce qui se fait pour les habitants, sans les habitants, se fait le plus souvent contre eux. » Une élection est passée par là… )

Selon que vous serez propriétaires ou locataires…

Le 13 décembre 2016, Piolle présentait en réunion publique la première version du « Plan guide » de l’Anru pour la Villeneuve, le document dans lequel sont listés l’ensemble des « projets » à mettre en œuvre. Grande surprise dans la salle. Alors qu’il n’en avait encore jamais été question jusqu’alors, deux destructions supplémentaires étaient programmées en plus de celle déjà annoncée en mars 2016 du 160, galerie de l’Arlequin : celles du 20, galerie de l’Arlequin et du 1, place des Saules.
Les réactions d’habitants contre ces deux projets furent immédiates et nombreuses : lettres, pétition, création de collectifs.
Avec une très grande efficacité pour le « 1, place des Saules » puisque quinze jours seulement après les premières rencontres, deux élus à la Ville « affirmaient que la décision de l’abandon de la démolition [avait] été prise et qu’un courrier [avait] été envoyé. » (extrait du compte-rendu de la réunion du 23 février). En à peine deux mois, la contrainte toujours invoquée de « l’ogre » Anru avide de démolitions avait soudainement disparu ! Sans aucun effet par contre sur le 20, galerie de l’Arlequin, la mairie restant arc-boutée sur sa position initiale et le dialogue à peine esquissé.
Pourquoi une telle différence de traitement ? Parce que le 1, place des Saules comporte un nombre important de propriétaires alors que le 10-20, galerie de l’Arlequin n’abrite que des locataires ? Parce qu’un adjoint de secteur et des soutiens de la mairie résident au 1, place des Saules ?
à croire que Piolle et sa bande ont abusé des fables de La Fontaine dans leur jeunesse (« Selon que vous serez puissant ou misérable… ») au point d’en faire leur ligne de conduite.

Mireille, 67 ans 

Ici on se connaît tous, moi j’habite ici depuis trente ans avec ma fille. On va perdre nos repères, nos amis. J’ai un chien, trois chats, est-ce que je pourrai les garder après ? Il y en a qui sont partis et qui se retrouvent à la caserne de Bonne, dans des appartements plus petits qu’ici mais où ils payent 200 euros de plus. Une dame est allée habiter avenue Marie Reynoard et doit re-déménager parce que son logement est pourri.
Au début, quand je suis arrivée ici, il y a trente ans, comme c’était bien ! On aurait dit qu’on avait trouvé une grande famille. On mangeait tous ensemble dehors, on restait des fois jusqu’à deux heures du matin. C’était trop bien, la vérité. J’en revenais pas.
Maintenant ça s’est bien regroupé chacun de son côté : il y a un banc pour les Français, un pour les Turcs, un pour les Arabes... Je sais pas trop pourquoi... Mais j’aime toujours bien habiter ici, je m’entends bien, et puis les trafiquants ne m’ont jamais embêtée : ils sont polis et ce qu’ils font, ça ne me regarde pas.
Avant il y avait des gens bien qui habitaient ici, des policiers, des psychologues, des docteurs... Et puis peu à peu, ils sont partis. Aujourd’hui, il paraît qu’ils veulent nous virer pour mettre des gens bien à notre place. Mais c’est quoi des gens bien ? Des gens qui travaillent ? Ma fille, elle travaille à Lidl. Moi j’ai tout le temps travaillé jusqu’à mon accident, j’ai bossé dans les biscuits Brun et dans la restauration. Et puis j’ai eu un accident de voiture, alors après j’ai eu une pension d’invalidité parce que je suis handicapée.
En tout cas, je ne déménagerai pas dans le quartier. Je n’ai plus confiance. Ils vont nous dire : “tenez, installez vous là-bas trois montées plus loin” et deux, trois ans après, ils vont nous dire “on va démolir”. Moi j’ai peur de partir, voilà.
Et après pourquoi casser ? Il y a plein de gens qui dorment dehors... C’est le plaisir de casser, je sais pas moi, ils veulent qu’on voie le parc depuis le tram, on sait pas pourquoi. Peut-être pour les flics, il paraît que ces grandes coursives, la correspondance entre le 10 et le 20, ça les gêne. Mes parents étaient pauvres, alors ils ne jetaient rien. Moi, quand j’ai des choses, je les garde. Alors je sais pas trop comment je vais déménager parce que c’est un bon bordel chez moi.

Lydie, 74 ans

La SDH [NDR : Société dauphinoise de l’habitat, l’ancien bailleur] n’a jamais fait de travaux ni à l’extérieur, ni à l’intérieur. Mon appartement n’est pas trop mal parce que j’ai mis des ronds, j’habite ici depuis 42 ans. Mais c’est scandaleux qu’ils n’aient rien fait, alors qu’ils avaient l’argent pour. Démolir c’est bien pratique parce que ça cache tout ce qu’on n’a pas fait alors qu’on a touché de l’argent de la politique de la ville.
Ils veulent ouvrir le quartier en détruisant ici, au début de la barre de l’Arlequin. Mais l’enfermement il est surtout sur la place du marché. Juste à côté d’ici, derrière le 10, le parc est ouvert, mais ça n’a jamais fait venir plus de monde.
Les banlieues étaient auparavant en dehors des villes, un peu loin des centres. Et puis maintenant la Villeneuve c’est vraiment en ville. Donc ils veulent repousser les pauvres plus loin. Parce qu’ici en fait ça peut être bien pour des gens aisés. Il y a plein d’avantages à vivre à la Villeneuve : le tram, le parc, l’environnement médical, les commerces avenue Marie Reynoard. Moi ça va pas être facile à me reloger, parce que je veux les mêmes avantages qu’ici et puis je vis avec ma sœur qui est handicapée. Et puis, qu’est-ce qu’ils proposent pour remplacer les 190 logements sociaux qu’ils vont détruire ?

Yannick, 71 ans

C’est fantastique les couleurs que je vois depuis ma fenêtre. Sur beaucoup des tableaux que je peins, je mets à un endroit ce massif de Belledonne que je vois toute la journée. J’ai fait 20 000 photos d’ici : tous les jours il y a des changements incroyables dans la lumière. La vue c’est mon modèle. Il est tellement bien ce parc ça serait dommage de ne pas en profiter. Les jeunes qui crient la nuit, ils sont malades. Je suis allé dormir chez des amis qui habitent à côté de la prison de Douai. La nuit les prisonniers criaient : c’était la même tonalité que les cris des jeunes de la Villeneuve, peut-être parce que c’est le même genre d’enfermement qu’ils ressentent.
Je suis revenu habiter en France, j’ai abandonné mon quotidien polonais pour venir aider ma mère malade à la Villeneuve. Depuis je suis bien ici. Avec ma retraite polonaise et quelques aides dues à ma maladie, je gagne 540 € par mois. Et puis je vends des tableaux de temps en temps.
J’ai changé des dizaines de fois de logement et m’adapte assez facilement, mais je n’aime pas avoir de vis-à-vis. Je suis né en France, puis je suis parti en Pologne à l’âge de 6 ans. Je suis arrivé dans Varsovie en ruine, et puis j’ai participé, en tant qu’enfant, à la reconstruction d’une ville qui n’existait plus. Donc dans mon subconscient c’est comme ça, je n’aime pas qu’on démolisse les villes. Je ne comprends pas qu’on démolisse un immeuble, une maison qui est en bon état. L’unique problème ici, c’est que les gens qui restent dans cette maison sont des gens qui ne gagnent pas assez d’argent.

Un jeune habitant

On est au courant de rien, on nous laisse dans l’attente. Il pleut chez moi, il y a des flaques d’eau et des moisissures depuis que je suis arrivé en 2011. Pour quelques mois de charges de retard, ils viennent me faire chier. Mais eux ne font jamais les travaux alors qu’on paye les loyers. Dans mon allée, j’ai presque plus de voisins. Ils pourrissent la situation pour qu’on se barre.

Virgile

J’ai grandi ici, je suis parti un moment et puis je suis revenu. Je n’ai pas du tout envie de déménager. Ils mettent la pression sur des personnes vulnérables en leur disant qu’ils sont obligés de bouger au bout de trois propositions. La plupart des personnes qui sont parties, c’est à cause de cette pression et puis de la lassitude de ne pas savoir de quoi sera fait l’avenir. Mais tout n’est pas joué. Avec l’association des résidents, on va se battre jusqu’au bout pour empêcher la démolition. Mais on se bat aussi pour obtenir des bonnes conditions de relogement pour ceux qui partent bientôt. On veut avoir la garantie d’avoir le même loyer, parce que certaines personnes qui ont déménagé ont vu leur loyer augmenter de 200 euros.

Mme A. :
Il y a trente ans j’habitais à Teisseire dans un HLM. J’avais un voisin, il était ingénieur mais il vivait dans un HLM. C’était un peu un baba-cool, quoi. En étudiant les quittances, il a remarqué qu’on payait trop de charges. L’OPHLM (Office public des HLM) n’avait pas voulu baisser le prix. Alors on a monté une association et on bloquait les loyers. C’est-à-dire que les locataires versaient leurs loyers sur le compte de l’association, et nous on ne les payait pas à l’office tant qu’ils ne s’occupaient pas de régler le problème. C’était la grève des loyers. à la fin, on a gagné et ils nous ont remboursé les charges en trop. à cette époque les gens se mobilisaient plus facilement. Moi c’est vrai que je fatigue un peu, je sais pas si c’est la vieillesse ou quoi, mais là je ne milite pas contre la démolition. Je suis même pour : c’est bien d’ouvrir le quartier. Ça fait vingt ans que j’habite ici et j’ai envie de bouger maintenant. L’état de l’immeuble s’est bien dégradé. À un moment donné, il y a eu un abandon, un laisser-aller pour dégoûter les gens.


Christelle

J’ai déménagé et j’habite maintenant au 40, galerie de l’Arlequin (immeuble rénové il y a trois ans). J’ai eu la pression pour déménager ; j’avais compris qu’il fallait le faire avant décembre 2017. Alors dès que j’ai eu une proposition pour un logement sur le quartier, je l’ai prise. Je voulais à tout prix rester sur le quartier pour mon fils. Mon nouveau logement est bien, c’est plus petit, le même prix mais c’est bien isolé et propre.
On a eu une réunion mi-mars avec le directeur de Scic Habitat et il nous avait promis qu’il financerait tout, le déménagement et tous les autres frais. J’ai déménagé en mai, j’avais réservé une boîte de déménageurs mais ça leur convenait pas. Alors je me suis débrouillée toute seule, j’aurais dû avoir un dédommagement, mais six mois après j’ai toujours rien eu. Je ne regrette pas d’avoir déménagé mais la manière dont ça s’est passé. Ils nous ont trop mis la pression pour qu’on déménage et moi je l’ai fait trop vite.