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Des greniers grenoblois à la guerre d’Espagne
Le saviez-vous ? À la fin des années 1930, un anarchiste cambriolait les greniers grenoblois pour financer notamment les révolutionnaires espagnols. Une histoire que Le Daubé a failli raconter...
« Le Maréchal est là. Il va prendre possession de notre ville et de nos cœurs. » Nous sommes le jeudi 20 mars 1941 et Jean Fangeat, rédacteur en chef du Petit Dauphinois, partage avec ses lecteurs, lors de la visite de Pétain, la joie qui est la sienne. Trois ans plus tard, son journal n’existe plus. Le résistant est rancunier, c’est ainsi. En 1945, un nouveau journal est porté sur les fonts baptismaux. On le nomme Dauphiné Libéré, et tout est oublié. Ou presque.
75 ans plus tard, une journaliste désœuvrée cherche une idée. On est en plein confinement, et l’ambiance n’est pas folle-folle à Veurey-Voroize. Soudain, c’est l’illumination : dans les archives, des milliers d’articles du Petit Dauphinois sommeillent, qui n’attendent que sa main fébrile pour connaître une nouvelle vie. « L’histoire du dimanche » est née. Chaque semaine, un article historique est ressuscité. Et comme, au Daubé, on aime les faits divers, les vieilles photos et les belles histoires, c’est plutôt dans ce tas-là qu’on pioche. À « Meurtre à Valence : si même les jeunes filles tuent comme les garçons… », succèdent « Lagrange et Cot : deux ministres coincés par une avalanche », puis « Sacarotti, le prince des voleurs de Grenoble ».
Or, ce « prince des voleurs » n’est pas n’importe qui, et son histoire est loin d’être réductible à un fait divers. Il ne s’appelle pas Sacarotti, ni Saccarotti mais Saccorotti, Raoul de son prénom. Le Dauphiné a réimprimé, sans les corriger, les erreurs et approximations du passé. Et a surtout oublié les engagements politiques du « prince des voleurs », qu’on retrace ici grâce à Phil Casoar [1].
C’est à Rome, le 29 juin 1900, que Raoul voit le jour. Dès l’âge de 15 ans, livré à lui-même après la mort de son père et le départ pour le front de ses deux frères aînés, il commet des larcins à Gênes, où sa mère s’est installée. Le début d’une vie qui le conduit, dès 1916, en prison. Il y retournera à maintes reprises. Appelé sous les drapeaux en 1918, il ne se présente pas et est arrêté. L’encadrement militaire ne le change pas : les vols continuent et lui valent de nouveaux ennuis.
En 1930, à peine libéré de la prison Marassi de Gênes, il passe la frontière. À Marseille, un ex-député socialiste italien lui trouve du travail au barrage de Sautet, alors en construction. À Corps, que Raoul rejoint en compagnie d’autres exilés italiens, il se mue soudainement en militant antifasciste et fonde une section socialiste. Le voici dans la région grenobloise.
Rapidement, les socialistes italiens de Grenoble se méfient de lui. D’où vient cet argent qu’il brasse et distribue ? Soupçonné d’être un agent provocateur, il est expulsé du PSI (Parti socialiste isérois) et se rapproche des libertaires, moins regardants sur ses activités.
Réalisant qu’à Grenoble, caves et greniers sont pleins des possessions dont les bourgeois de la ville n’ont pas l’usage, il choisit de pratiquer l’« expropriation individuelle » et se mue en cambrioleur, redistribuant une partie de ses butins à ceux qui en ont besoin. Italiens immigrés et institutions bénéficient de ses largesses. La mairie de Gières, par exemple, a bénéficié d’une collection complète de dictionnaires volés à Grenoble peu de temps auparavant.
Le reste est vendu, et lui permet d’alimenter les anarchistes espagnols en matériel et armes diverses.
En parallèle, il épouse la fille d’un riche tailleur qui ignore tout de ses activités, et se mue en gendre idéal tout en poursuivant discrètement ses actions subversives. 300 à 400 cambriolages lui sont attribués dans la période.
C’est l’histoire d’une tentative d’arrestation que raconte, en 1938, le Petit Dauphinois (et donc le Dauphiné, ce 28 février), en faisant l’impasse sur les redistributions, le trafic d’armes et les autres activités politiques, pourtant connues, de Raoul Saccorotti. Ne demeure, sous la plume des journalistes, qu’une sorte d’Arsène Lupin, monte-en-l’air pittoresque qui écume la ville en bondissant de toit en toit. Acculé dans un grenier du 3, avenue Alsace Lorraine, où il demeure, Raoul menace de faire sauter l’immeuble et finit par s’enfuir par les toits, au prix de folles acrobaties.
Les journaux nationaux, qui rendent compte quotidiennement des rebondissements de l’affaire, évoquent à peine, ou pas du tout, l’engagement militant de Saccorotti. Pourtant lors de la tentative d’arrestation on a retrouvé, dans le grenier dans lequel il a trouvé refuge, des lettres en provenance d’Espagne.
Dans l’une de celles-ci : « Mon cher et grand ami, nous vous remercions beaucoup de votre envoi d’armes de guerre qui est bien parvenu à temps… » Dans une autre : « Quand nous ferez-vous parvenir les colis que nous attendons avec impatience ? »
Seule « La Liberté », quotidien d’extrême-droite dirigé par Jacques Doriot (futur collaborationniste zélé), tente de mettre en avant l’aspect politique de l’histoire, quitte à en rajouter dans le délire anticommuniste. Dans un article du 8 mars 1938, on lit :
« Il semble bien qu’il ait été chargé de contrôler certaines tentatives de sabotage. C’est ainsi qu’il serait très intéressant de savoir pour quelles raisons Saccarotti – alors intellectuel – s’engagea parmi les quelques 7 000 ouvriers qui travaillèrent aux chantiers du formidable barrage de Sautet. On sait que ces extraordinaires travaux d’art, les plus importants des Alpes, furent inaugurés en 1937 par le président Albert Lebrun.
Une importante tentative de sabotage ne fut-elle pas déjouée en 1934 ? Quel rôle exact joua Saccarotti ?
Pendant cinq ans, il ne cessa de mener une grande activité SECRÈTE dans la région. Et c’est fort probablement en s’introduisant chez certaines personnalités militaires, politiques, judiciaires, pour renseigner les services d’espionnage anti-fascistes, que Saccarotti prit goût au métier de cambrioleur. »
Après sa fuite spectaculaire, Raoul Saccorotti se réfugie à Paris. Si les Français le recherchent en vain, les services de renseignement fascistes n’ignorent rien de sa situation et notent qu’il est « aidé et secrètement protégé par quelques camarades anarchistes ». Charles Ridel alias Louis Mercier Vega, et Lucien Feuillade sont de ceux-là.
À Marseille, cinq mois plus tard, un policier grenoblois l’aperçoit par hasard et l’interpelle. Il est lesté d’une valise pleine de bronzes chinois probablement « expropriés » par les libertaires de Barcelone, ville dont il rentre à peine. Sur lui, de faux papiers au nom d’Olivero. Condamné à quatre ans de prison, (Le Daubé parle de 6 mois ), il rejoint la prison Saint-Joseph de Grenoble, puis le camp de concentration du Vernet d’Ariège, d’où il obtient son rapatriement en Italie en 1943.
À son arrivée, il est immédiatement arrêté et emprisonné à Gênes. Prétextant qu’il a infiltré les milieux socialistes et communistes à la demande du comte Staffeti, vice-consul italien de Grenoble, il assure avoir fait du trafic d’armes au nom d’un mouvement nationaliste français, et cache la réalité de ses liens avec les anarchistes espagnols. Après la guerre, ajoutant au mystère d’un parcours toujours plus aventureux, il vit à Milan aux bras d’une princesse russe : Olga Eristoff, dont la famille, anticommuniste acharnée, est à l’origine d’une marque de vodka mondialement connue. Ultime évasion, Raoul Saccorotti meurt en 1977, emportant avec lui les secrets des greniers et toits grenoblois des années 1930.
Notes
[1] Phil Casoar est journaliste, ancien collaborateur d’Actuel, Libé, Charlie, Fluide Glacial. Depuis 14 ans, il se passionne pour l’histoire de Raoul Saccorotti, a écrit plusieurs articles sur le sujet, et est en train de mettre la dernière main à un livre qui lui est consacré. La plupart des informations contenues dans cet article sont issues de ce travail. Qu’il soit mille fois remercié.