Déni de maltraitance au CEA
Voilà des années que des syndicalistes du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) essayent d’alerter leurs chefs sur des cas de maltraitance. Il y a des enquêtes, des expertises, des comités, des lettres, des alertes. Et pourtant, rien ne bouge. Ah si : la direction attaque une expertise et fait du « harcèlement discriminatoire » sur les syndicalistes.
Le 11 mai 2023, la salle n°1 du palais de justice de Grenoble est pleine de robes d’avocat. L’une des femmes en noir sourit : « On est trois pour une demande de renvoi, c’est beaucoup. » La juriste du CEA, s’adresse aux deux avocats présents à ses côtés, qui attendent qu’on aborde le dossier 23/00465. La juriste représente la direction dans le litige qui l’oppose au CSE (Comité social et économique) sur une procédure d’expertise pour « risque grave » sur l’institut Leti (Laboratoire d’électronique et de technologie de l’information).
Derrière le sourire esquissé par la juriste, il y a pourtant une vie humaine : Monsieur D., salarié du Leti/DOPT (la division optique photonique de l’institut) s’est donné la mort le 31 décembre 2022. Avec 1 900 salariés et un budget annuel de 315 millions d’euros, le Leti est le plus gros institut du CEA Grenoble. Pour comprendre ce geste, les syndicalistes veulent une enquête large pour savoir si d’autres personnes souffrent au travail. Une demande rejetée par le CEA, qui fait tout pour l’empêcher : « Le CSE ne fait que présumer l’existence d’un lien hypothétique entre les conditions de travail et le décès (…) à raison de “vagues remontées” de risques psychosociaux », assure la direction dans l’assignation au tribunal.
La direction du CEA a pourtant eu vent des « vagues remontées », en essayant d’étouffer toutes les alertes des experts et syndicalistes. En mai 2022, le cabinet Technologia sort le pré-rapport de son expertise nationale pour risque grave. Les syndicalistes demandent cette expertise sur les six sites du CEA car ils constatent « une récurrence, sur les deux dernières années, de cas de suicides ou tentatives de suicide ». Votée en juillet 2021, elle est « fortement retardée par la direction », écrivent les consultants du cabinet. De « nombreuses discussions [ont lieu] avec la direction pour laisser le comité social agir selon ses droits », en septembre. De janvier à mars 2022, ils observent une « grande difficulté à organiser près de 450 entretiens ». Entre temps, D. a eu le temps d’agir.
« Il y a eu un bras de fer mené par le CEA contre le cabinet d’expertise lors des discussions sur les modalités d’expertises sur les droits d’accès, la façon de procéder. Ils ont menacé d’aller au contentieux, et la direction a réussi à rentrer dans le comité de pilotage. Elle ne voulait pas perdre la main, c’est une guerre de tranchées », raconte un représentant du personnel.
En outre, les chiffres du cabinet Technologia évoquent « 12 % des salariés exposés de manière élevée ou très élevée au risque d’épuisement professionnel (burn out) et 8 % des salariés exposés à une dynamique de violence relationnelle. » Les syndicalistes font partie des premières victimes : dans une lettre de l’Inspection du travail datée du 25 février 2020, l’inspecteur détaille plusieurs cas de « harcèlement discriminatoire », notamment pour des raisons syndicales. L’inspecteur du travail écrit que l’un « n’a aucune mission, violant ainsi le principe du contrat de travail », l’autre ressent une pression, son responsable veut qu’il parte, le CEA lui propose « un poste actuellement occupé par un stagiaire ». Deux autres constatent une importante dégradation des conditions de travail.
« Mes problèmes de travail se sont accentués quand j’ai dénoncé ce qu’il se passait à Clinatec [la clinique expérimentale du cerveau, voir Le Postillon n°32, 49 et 57] en 2015-2016. Ce n’est pas étonnant, il y a trop d’enjeux de pouvoir et d’argent autour », assure l’un de ces syndicalistes référencés par l’inspecteur.
D’ailleurs, une lettre des salariés de Clinatec prévenait : s’il n’y a « pas eu d’évènement très grave à regretter, nous vous alertons sur la situation de danger grave qui pourrait se produire ». C’était en décembre 2015, juste avant le départ du CHU et de l’Inserm du projet Clinatec l’année suivante (racontée dans Le Postillon n°49). La direction du CEA est toujours volontairement en retard. Sur la question de l’expertise jugée en mai, la direction a voulu réduire le périmètre, passant de l’ensemble du Leti à juste une partie. C’est qu’il y a aussi des enjeux financiers. Les enquêtes que la direction est contrainte de financer coûtent cher : en 2019 et 2020, la direction a dû débourser 150 000 euros à Grenoble. Pour le rapport national de Technologia, c’est 700 000 euros. Plutôt que de compter ses morts, le CEA compte ses sous.