Accueil > Automne 2022 / N°66

Mélancolie postale – encore un épisode

Dans la tour Chavant, les fantômes des luttes et du service public

C’est une grande tour, le plus grand bâtiment de Grenoble après les fameuses trois tours de l’Ile Verte. Ici, point d’habitant mais tous les services financiers de La Poste depuis 1971, date de sa construction. Aujourd’hui, les bureaux courant sur 57 mètres de hauteur sont tous vides et quelques années de travaux devraient laisser la place à un projet so 2022 : salle d’escalade, coworking, roof top avec resto de luxe, etc.
Le départ de services financiers est-il une bonne nouvelle ? Damien, ancien facteur, a interrogé d’anciens salariés du centre financier pour savoir ce qui se passait dans cette mystérieuse tour. Et l’histoire qu’ils racontent parle de bien plus que cette tour de béton : des comptes chèques postaux, de l’informatisation, des réorganisations incessantes, des luttes des « filles des chèques  », de l’apparition des «  services clientèle  », de l’amour des gens et du service public. Ou comment le changement d’usage d’un bâtiment peut illustrer une partie des bouleversements de notre époque.

Mais que se passe-t-il donc dans cette immense tour Chavant – ce grand bâtiment entrecoupé de vitres noires occupant les numéros 7 et 11 du boulevard Maréchal Lyautey dans le centre de Grenoble, juste à côté du cinéma Chavant ?
En bas, il y a un bureau de Poste mais aussi une salle de tri pour les facteurs à l’arrière du bâtiment, dont on aperçoit parfois les vélos posés contre le mur dehors. Chacun se doute que les étages sont aussi occupés par des gens de La Poste, vu que le nom de l’entreprise est inscrit en grandes lettres blanches sur les vitres du 5e étage accompagné du logo emblématique.

Mais que font-ils au juste là-haut ? Ou plutôt, que faisaient-ils ? Car les postiers ont appris en août 2019 par voie de presse qu’un appel à projet était lancé et comportait la vente du bâtiment, propriété de Poste Immo, filiale de La Poste chargée de dilapider son patrimoine immobilier. La tour a été lentement vidée de ses postiers et postières, place aux investisseurs. Leur projet ? Installer une salle d’escalade, du co-working, des bureaux et puis des apparts luxueux surmontés d’un roof-top végétalisé avec restaurant panoramique, sans oublier quelques logements sociaux, en bas à l’ombre. Pendant des années le bâtiment sera en travaux, en désamiantage et en chaos. Seul le bureau de poste au rez-de-chaussée restera comme vestige postal, et peut-être un petit espace de dépannage pour quelques facteurs. Le bureau de poste doit sa survie à son emplacement dans un quartier aisé de Grenoble, dans le bon axe de la nouvelle politique de La Poste qui cible les clients « patrimoniaux » et « à forte valeur ajoutée ».

Les postiers qui animent cette tour ne l’ont jamais appelé de son nom officiel « l’Hôtel des Postes » mais « La Tour Chavant » ou simplement « Chavant », en référence au résistant Isérois Eugène Chavant, un militant de la SFIO (Section française de l’Internationale ouvrière) devenu chef civil des maquis du Vercors. Homme discret et intègre selon les Résistants, Wikipedia retient qu’il fut lamentablement trahi par De Gaulle. Grenoble aussi a trahi Chavant : en 2001 un multiplex Pathé engloutit la place Chavant toute entière. Seul souvenir du maquisard, le nom de l’arrêt de tram et une stèle commémorative. Quant au bureau de poste connu jusqu’ici sous le nom de « Chavant », La Poste l’a rebaptisé « Grenoble Métropole » en 2021, sans raison apparente.

Avant que tout ça ne disparaisse, j’ai voulu en savoir plus sur cette tour, l’histoire ouvrière qui l’a habitée, en particulier dans tous ses étages qui sont restés un mystère pour moi. Une recherche compliquée, mais en rencontrant Édith et ses camarades du syndicat SUD, j’ai pu en savoir plus. Ayant débuté au centre financier de Grenoble en 1983, elle connaît très bien tous les services, d’abord pour y avoir travaillé presque 30 ans, et aussi pour avoir arpenté les différents étages avec ses collègues des syndicats SUD et CGT, Pascal, Dominique, Jean-Claude et les autres, une équipe militante reconnue pour son dévouement à aider individuellement et collectivement les postiers.

Pourquoi La Poste avait besoin de ce bâtiment ? « En 1918 l’État a voulu étendre l’usage du chèque, utilisé par les classes supérieures, en remplacement de la monnaie liquide qui était utilisée majoritairement par les classes populaires.  » L’État a donc créé les Comptes Chèques Postaux, les CCP, distribués sur tout le territoire par l’intermédiaire des bureaux de poste. Le compte était gratuit, il servait de produit de référence et de régulation des prix sur le marché bancaire. Pour que tout ça fonctionne, les services financiers étaient organisés autour de dix-neuf centres en métropole et quatre en Outre-Mer. Chaque centre gérait toutes les activités sur son territoire sur le principe un compte, un centre financier. Avant dans la région tout dépendait de Lyon. À la fin des années 1960, La Poste a voulu un centre à Grenoble, qui a accueilli les activités des chèques postaux pour les départements de l’Isère et des deux Savoie.

Le bâtiment a été construit entre 1967 et 1971 dans ce déchaînement de béton qu’ont été les J.O. de 1968 à Grenoble. Le responsable de cette tour de 57 mètres s’appelle René Gagès. En 1964, il est nommé « Architecte des Postes et Télécommunications pour la région Rhône-Alpes ». Il a été chargé à ce titre d’imaginer un nouvel Hôtel des Postes en lieu et place de l’ancienne caserne de gendarmerie Hoche. Inspirée par le courant « brutaliste », René Gagès est célèbre pour avoir conçu l’échangeur multimodal de Lyon Perrache, souvent qualifié de « verrue ». Mais avant ça, René s’est entraîné à Grenoble avec cet immense bâtiment qui doit son gigantisme à la présence d’un tout nouveau, et pour l’époque tout moderne, « centre de chèque », appelé plus tard, « centre régional des services financiers ».

Les activités du centre financier étaient dispatchées sur onze étages organisés en grands plateaux, certains tournant nuit et jour. Chaque plateau avait sa spécialité : ouvertures de comptes, réclamations, clôtures, mandats, valeurs mobilières, successions, crédits, etc. Les étages 12 à 14, plus petits, servaient de foyer jusqu’au milieu des années 80 : en tout 13 petites chambres permettaient de loger les agents nouvellement nommés. C’est pour ça que sur la façade sud il y a des fenêtres en plus aux 3 derniers étages. Il y avait même une bibliothèque ainsi qu’une cafétéria et une épicerie coopératives au deuxième. Edith raconte : « Dans les années 70-80 la région grenobloise était en plein emploi et les isérois préféraient les emplois bien mieux rémunérés proposés par l’industrie et les services en plein essor. L’administration des PTT devait attirer des arrivants externes au bassin local pour combler ses besoins d’emplois. »

Le travail d’Edith se passait au 7e étage, dans la filière des « virements ». Avec une cinquantaine d’autres personnes, elle vérifiait les listings de saisie des chèques et pointait les erreurs et les rejets, etc. «  L’ensemble de la vie d’un CCP se passait dans le centre financier, dans cette seule tour, de l’ouverture d’un compte à sa fermeture. »

Le monde fonctionnait sans fibre optique et sans serveurs à l’autre bout du monde, tout se faisait là. Et ça avait l’air de marcher très bien : « Quand on recherchait une erreur sur une remise de chèque ou un virement, par exemple, on le faisait sur place très rapidement. Il y avait même un guichet physique d’accueil du centre financier en bas. Aujourd’hui ça met des jours à résoudre un problème, c’est sous-traité et il n’y a plus l’entraide d’autrefois entre les services.  » 

C’est compliqué à comprendre, aujourd’hui, mais il pouvait y avoir à l’époque une certaine fierté à bosser dans ce genre de services : « On avait une mission. La paye et les conditions de travail n’étaient pas terribles, mais on avait choisi d’être utile aux gens. »
Le traitement manuel des opérations imposait des besoins importants et ce sont essentiellement des femmes – 80 % de l’effectif – qui y ont pourvu. A l’époque le travail s’effectuait avec un encadrement supérieur essentiellement masculin qui imposait une ambiance quasi-disciplinaire six jours sur sept. « Pendant les années 1970 et 1980, il y a eu plein de luttes des “filles des chèques” pour la libération de la parole face à la hiérarchie et pour la réduction du temps de travail.  » Ces revendications prenaient toute leur importance pour des femmes contraintes à la double journée (travail salarié et travail domestique). 

À écouter Edith et ses camarades, j’ai l’impression que les luttes des services financiers ont été peu médiatisées mais ont apporté des résultats conséquents : « En faisant pas mal de grèves, on a obtenu des avancées importantes : la semaine de 36 h et la fin (temporaire) du travail du samedi en 1974, la fin des régimes disciplinaires dans les services et la libération de la parole face à la hiérarchie et des horaires respectant les impératifs de la vie familiale. Ces grèves furent le creuset d’une vraie culture ouvrière et syndicale qui pouvait imposer ses solidarités. Quand il y avait des décisions injustes de la hiérarchie, il y avait une réactivité, tous les étages étaient informés, des délégations de masse spontanées descendaient chez les directeurs du centre qui se trouvaient au 3e étage de la tour pour remettre les choses en place. Notre boulot n’était pas très valorisé mais j’étais dans un service combatif. On avait une hiérarchie rigide, mais à côté il y avait une ambiance de solidarité. »

Dans les services financiers, le métier commence à changer dans les années 1990, avec l’informatisation. C’est la fin du tri manuel : les chèques sont triés à l’aide de lecteurs optiques pouvant traiter plus de 1 000 chèques à l’heure. Puis les livrets d’épargne sont dématérialisés. Les suivis comptables passent d’un suivi manuel à un contrôle d’opération informatique. «  La structure des emplois du centre de chèque a été fortement impactée par cette mutation. Les filières de traitement des chèques et des virements ont décru au profit des services assurant le suivi des demandes des usagers. On a vu l’apparition des “services clientèle”, on ne parle pas encore de services commerciaux mais ça va venir. Et puis l’écran a isolé les gens, ça n’a pas arrangé les relations quand le boulot a commencé à se faire sur ordinateur, ça a vachement limité l’entraide. Le boulot se faisait plus vite avec les machines, mais les relations humaines se sont dégradées.  »

Une « dégradation » qui va encore s’accélérer avec la création de la Banque Postale qui va « s’adapter » au standard des banques privées, ouvrant une période de réorganisations permanentes déstabilisant le personnel. Une sorte de plan social qui ne dit pas son nom, l’effectif passant de plus de 600 personnes à 150. Au début des années 2000, la cafétéria et la bibliothèque ferment, les services sont progressivement mutualisés au niveau national. Grenoble perd ses services traitant les chèques et les virements. Il ne reste plus que les services clientèle et le service d’épargne boursière traitant la moitié Est de la France. «  Dans ces services on a vu apparaître les modes de management par objectifs avec la primauté au commercial. Ça a causé énormément de souffrance à des salariés imprégnés de l’esprit du service du public. »

Des souffrances moins spectaculaires mais imputables aux mêmes causes que celles des salariés de France Télécom de la même époque : nouveau management, course à la rentabilité, perte de sens. « Ces méthodes de management ont progressivement détruit les liens de convivialité et de solidarité entre les salariés afin de réduire les capacités de luttes collectives. Aujourd’hui la tour est occupée par des bureaux vides et les fantômes des emplois détruits. » Avec ce rachat de la tour par un magnat de l’immobilier, La Poste s’est contentée de déloger les ders des ders du centre financier, poussant chacun à déguerpir ; à la « mobilité » comme ils disent. Une poignée a intégré les anciens locaux d’Atos, rue Gustave Eiffel – histoire de raconter que ce n’est qu’un déménagement – mais personne n’est dupe.

Malgré mes questions, Edith ne me raconte pas beaucoup le quotidien de son boulot : « On est beaucoup du centre financier à avoir du mal à parler de notre travail à cause de cette perte de sens. Tu comprends, avant quand un usager avait un problème avec son compte, qu’il avait un impayé par exemple, on l’appelait, on prévenait qu’il serait interdit bancaire, on trouvait des solutions pour aider, maintenant il n’y a que la vente qui compte.  » À la Banque Postale, il reste encore, par rapport à d’autres banques quelques vestiges du service public. Mais cette structure suit le mouvement de fond global de numérisation et de perte de sens : « L’informatisation aurait dû permettre de libérer du temps pour améliorer la proximité avec les usagers, mais c’est le contraire qui s’est passé. Ils ont détruit notre outil. On n’a pas réussi à gagner face à la direction là-dessus, sur ces valeurs fondamentales qu’on avait.  »

Si l’histoire de cette tour se termine avec amertume pour les agents attachés au service public, restent quand même quelques enseignements. Derrière le brutalisme du béton et de certains chefs, il y avait la lutte, l’entraide, l’amour des gens et du service public. Dans cette tour, il y avait plein de postières et de postiers, qui étaient fiers de rendre service et fiers de lutter. Ni La Poste, ni les promoteurs immobiliers ne rendront hommage à tout ça.