Covoit’ de pandore
À Grenoble comme ailleurs, la mode est au développement du « covoiturage organisé » notamment pour les petites distances et les trajets domicile-travail. Loin de l’image écolo et sympathique de ces pratiques, partons à la découverte de leurs nombreux effets pervers, à commencer par la dégradation des services publics de transports collectifs.
Des bus en plus. Voilà une demande assez simple, portée depuis des années par l’association des habitants des coteaux Sans-Venin. Le long de la route qui mène à Saint-Nizier-du-Moucherotte, depuis Seyssins ou Seyssinet-Pariset, traversant notamment le hameau de la Tour-Sans-Venin (d’où le nom de l’association), il y a quelques centaines d’habitants qui ne peuvent compter, pour descendre ou pour monter, que sur six allers-retours des bus de la ligne T65 par jour. Alors il faut avoir un peu de chance pour que les horaires collent avec les impératifs des rendez-vous professionnels, médicaux ou amicaux.
Cette demande paraît d’autant plus évidente que cette route qui monte sur le plateau du Vercors est, comme l’autre (entre Sassenage et Lans-en-Vercors) saturée de bagnoles – entre les habitants du plateau descendant bosser à Grenoble et les Grenoblois montant prendre l’air sur le Vercors, ça fait 10 000 déplacements quotidiens selon le maire de Saint-Nizier (Le Daubé, 18/03/2024). Il y a douze ans, les élites locales envisageaient la construction d’un téléphérique entre le plateau et l’agglomération au nom de l’écologie et de la « mobilité douce ».
Vu que l’opposition de certains habitants fit rapidement tomber le projet à l’eau, on aurait pu s’attendre à ce qu’à défaut, le réseau de transports en commun soit au moins renforcé. Rajouter quelques allers-retours de bus par jour, c’est effectivement beaucoup moins « innovant » que la construction d’un téléphérique, mais ça a l’avantage d’être aussi énormément moins cher – le budget de la construction du téléphérique avait été évalué entre 50 et 180 millions d’euros (voir Le Postillon n°16). Apparemment, seul le clinquant attire les élites : de bus en plus, il n’y eut point.
Est-ce à dire que les autoriés locales n’ont rien fait pour lutter contre « l’autosolisme » ? Que nenni. Depuis quelques années, la tendance est de vouloir favoriser le covoiturage organisé. On se perd un peu dans les différentes initiatives mort-nées, comme celle dénommée Illicov’ montée par la start‑up La Roue verte. Mais depuis l’année dernière, celle qui a les faveurs de l’autorité des transports métropolitains (Syndicat mixte des mobilités de l’aire grenobloise, Smmag) répond à un nom barbare : M Covoit’ Lignes + (voir encart). Le 12 mars dernier, les requins métropolitains (Sylvain Laval président du Smmag, Christophe Ferrari président de la Métropole) et leurs homologues vertacomicoriens ont montré leurs plus belles dents au photographe pour inaugurer la nouvelle ligne de ce service, reliant Lans-en-Vercors à Seyssinet-Pariset et passant donc par les coteaux Sans-Venin.
Le concept est alléchant. Pas d’inscription, juste un signalement par une appli ou un SMS. Service gratuit pour les passagers. Les conducteurs gagnent 50 centimes à chaque fois qu’ils proposent un trajet et deux euros par passager transporté. Pendant les heures de pointe (entre 6h30 et 8h30 puis entre 16h30 et 18h30), « si un passager attend plus de 15 minutes sans réponse de la part d’un conducteur, le service prend en charge à ses frais une solution de secours pour l’acheminer à sa destination : taxi, VTC ou transport en commun sur les trajets où cela est possible dans les 20 minutes suivantes ».
Résumons : ce service ne coûte rien à personne, rapporte de l’argent à certains et peut même affréter un taxi si besoin. La question rituelle s’impose donc : mais d’où vient l’argent ? Eh bien de vos impôts, pardi.
Avant celle du Vercors, M Covoit Lignes + proposait déjà plusieurs lignes entre l’agglomération grenobloise et le Grésivaudan ou le Pays voironnais. Pour « organiser » tout ça, c’est-à-dire installer des abribus, mettre des panneaux numériques et faire de la communication, le Smmag a acheté les services d’une société dénommée Ecov. Au niveau financement, on retrouve la trace d’un marché à 1,6 million d’euros au conseil syndical du Smmag du 11 mai 2023 et d’un investissement de 280 000 euros de la part de la Communauté de communes du massif du Vercors, voté en juillet 2023.
Autant d’argent dans la poche d’Ecov, qui se définit comme un « opérateur de mobilité » – traduisez par « start-up tentant de faire de l’argent en baratinant de grandes ambitions environnementales ». Comme toute start-up qui se respecte, sa principale activité semble être de « lever » de l’argent. En 2019, elle « levait » 15 millions d’euros, en 2023 c’était 12 millions. À chaque fois, une bonne partie de la somme est constituée d’aides de l’État, notamment sous la forme de « certificats d’économie d’énergie ».
Un journaliste du mensuel L’Âge de faire vient de publier un très instructif bouquin : Blablacar et son monde – enquête sur la face cachée du covoiturage. Il y détaille comment ce dispositif des « certificats d’économie d’énergie », qui brasse chaque année 5 milliards d’euros, a été détourné par Blablacar ou Total pour récupérer des dizaines de millions d’euros… Ecov fait partie de ce genre de requins qui, sous un vernis « écolo », œuvre en fait au développement du règne de la bagnole. Ce que démontre le bouquin, c’est que le développement du covoiturage organisé « ne vide pas les routes, mais les trains. (…) L’impact du covoiturage est assez faible sur les kilomètres parcourus en voiture particulière. La plupart des passagers délaissent en effet non pas leur voiture, mais le train au profit du covoiturage. C’est le cas de 69 % des passagers, soit plus de 2 sur 3 ! » Fabien Ginisty, l’auteur, remarque que « le covoiturage de plateforme s’est implanté logiquement en priorité sur les trajets où il y avait le plus d’offres et de demandes, à savoir entre les grandes agglomérations… là où il existait déjà une offre de trains. (…) La même dynamique est en train de se reproduire pour le covoiturage courte distance : des “lignes” de covoiturage apparaissent en priorité… là où il existe déjà des transports en commun. »
Un constat implacable pour les premières lignes M Covoit Lignes +, développées par Ecov et le Smmag. Voiron-Grenoble, Rives-Grenoble, Tullins-Grenoble, Pontcharra-Grenoble, Crolles-Grenoble : que des communes déjà desservies par le train, même si le service public est de plus en plus cher tout en étant de moins en moins à la hauteur, comme le rappelle un article du Daubé (13/05/2024) : « Si l’année 2024 semblait partir sur de bons rails, les difficultés s’accumulent depuis le mois de mars sur les voies ferrées, en particulier sur les lignes desservant Lyon, Grenoble et Chambéry, où les TER subissent régulièrement retards et annulations. » Le développement du covoiturage organisé accompagne cette dégradation du service public ferroviaire, et pourrait même l’accélérer. Fabien Ginisty rappelle qu’à chaque mouvement social, les panneaux d’information autoroutière promeuvent : « Grèves : pensez covoiturage. »
Les prétentions en matière de « développement durable » de la société Ecov ont fait l’objet d’une plainte auprès du Jury de déontologie publicitaire (1) de la part de la Fnaut (Fédération nationale des associations d’usagers de transports) l’année dernière. Alors qu’Ecov prétend « désenclaver les communes mal desservies », la Fnaut souligne que les services d’Ecov se situent plutôt en zones urbaines et périurbaines denses, sa ligne ayant rencontré le plus de succès étant celle baptisée Lane reliant Lyon à Bourgoin-Jallieu. La Fnaut affirme que « la réalité des principaux services d’Ecov est qu’ils concurrencent frontalement les transports en commun, en particulier le train », en citant notamment plusieurs témoignages d’utilisateurs de Lane parus dans la presse affirmant avoir abandonné le bus ou arrêté leur abonnement TER pour « covoiturer ». « Par contre, dans ces articles de presse, on ne trouve aucun témoignage indiquant l’abandon d’un trajet en autosolisme au profit d’un trajet en covoiturage », note la Fnaut.
Bref, devant un tel niveau de tartufferie, on comprend que le gouvernement macroniste ait été séduit. Le 29 novembre dernier, le président d’Ecov Thomas Matagne recevait des mains du ministre Clément Beaune les insignes de Chevalier de l’ordre national du Mérite. À l’occasion, il s’enflammait : le covoiturage « “c’est moins de gabegie, plus d’efficacité, ça permet aux gens de se parler et de se redécouvrir, et cela fait reculer le national-socialisme”. Ouh là. “Euh, le national-populisme” » (blog d’Olivier Razemon sur lemonde.fr, 30/11/2023). De grands mots pour ce qui n’est après tout qu’un business parmi d’autres, avec comme « ressource » les sièges vides des voitures. Pour Benjamin Arnaud, « développeur de communauté » chez Ecov : « La vision d’Ecov est de voir les voitures comme des ressources, des sièges vides (…) qui ont de la valeur et ne sont pas utilisés » (media.roole.fr., 19/10/2023).
Cette manière de voir le monde s’inscrit dans ce que Fabien Ginisty appelle non plus « l’ubérisation », mais la « blablacardisation » de la société : « la mise en concurrence, encore une fois, des salariés du secteur des transports non pas par des professionnels ayant le statut d’autoentrepreneurs, mais par des particuliers sans aucun statut, prêts à faire le boulot pour quelques kopecks. (…) La seule loi est celle du marché. Il n’y a plus de statut attaché au travail, il n’y a plus “d’emploi”, avec des règles, un salaire minimum, etc. »
Et encore une fois, la région grenobloise semble être en avance dans cette « blablacardisation » de la société. C’est en tout cas l’avis du PDG d’Ecov qui salue la politique de développement du covoiturage développée par le Smmag (et Ecov donc…) comme « la plus ambitieuse d’Europe » (communiqué, 31/08/2023) ! Rien de moins. Un des vice-présidents du Smmag, Luc Remond, est du même avis : « Ce qui est intéressant, c’est que ça a mis en évidence deux choses qu’en terme de service de covoiturage, la France était un des leaders mondiaux, et qu’en France, le Smmag était parmi les meilleurs, sinon la meilleure, autorités organisatrices de mobilité dans ce domaine. » (comité syndical du Smmag, 28/09/2023) Pourquoi attendre des autres qu’ils nous envoient des fleurs quand on peut le faire soi-même ?
Mais alors concrètement ? Revenons-en donc à notre point de départ, la nouvelle ligne entre le Vercors et l’agglomération, qui est, selon l’Association de développement des transports en commun (ADTC) un « exemple à ne pas suivre ». Dans son bulletin de mars 2024, un de ses rédacteurs s’insurge : « Cette ligne se trouve donc en concurrence frontale avec la ligne CarRégionT65 qui propose six allers-retours entre Lans-en-Vercors et la gare de Grenoble (…). Si la ligne de covoiturage ne va guère plus vite, le tarif n’est pas le même pour l’usager, gratuit en covoiturage au lieu de 6,90 euros pour un aller plein tarif, une sacrée différence ! » Enfin, gratuit « pour l’instant », précise le Smmag. Mais si la ligne de bus disparaît, on verra ! Car les membres de l’association des habitants des coteaux Sans-Venin pensent que « la ligne T65 est en danger » à cause du développement du covoiturage. Et le comble, c’est qu’ils ne peuvent même pas « profiter » de ce nouveau « service ». Même si la ligne de covoiturage passe devant leurs hameaux, il n’y a pas d’« arrêt » prévu. À défaut d’espérer le retour du tram, qui desservait le Vercors jusqu’en 1949, il ne leur reste donc plus qu’à tenter l’autostop !
(1) On peut consulter l’échange d’arguments sur https://www.jdp-pub.org/avis/ecov-internet