Accueil > Décembre 2013 / N°23

« Forum » à Saint-Bruno

Coup de Masson sur la « démocratie locale »

En juin dernier, des élus de la ville de Grenoble inauguraient une exposition sur le quartier Saint-Bruno, qu’ils avaient commandée à des étudiants en urbanisme. Une sauterie en petit comité. Cela devait être la base du début d’un « processus de concertation » avec les habitants pour, à terme, « réhabiliter » le quartier. Comme la « démocratie locale » est l’un des piliers de la propagande de la municipalité grenobloise, il fallait bien organiser un jour ou l’autre un « forum » avec les habitants. Une réunion publique s’est donc tenue au mois de novembre, censée permettre la participation de tous. Quelques jours auparavant, l’Union de quartier diffusait dans son journal un document de travail confidentiel de la mairie. Suite à cette publication, certains habitants sont venus dénoncer la supercherie.

Quelqu’un braille : « Ceux qui sont inscrits, vous pouvez rentrer ! ». La passerelle qui conduit à la Maison des habitants de Chorier-Berriat est bondée en ce jeudi sept novembre.18h30, les guest stars arrivent : Pascal Garcia, élu du secteur 1, et Laure Masson, adjointe à la démocratie locale, se faufilent au milieu de la plèbe. Eux n’ont pas eu besoin de s’inscrire sur le site internet de la ville de Grenoble qui annonçait la couleur : « Votre carte d’identité vous sera demandée à l’entrée ». Que la mairie demande de présenter sa carte d’identité est une preuve de fébrilité [1]. D’autant plus que la salle ne pouvait contenir que 70 personnes, ce qui fait un peu léger pour un quartier où vivent plus de 20 000 habitants.
La tension monte, ça gueule, ça pousse. Il y a presque plus de monde qu’au Stade des Alpes pendant les matchs du GF 38. Les organisateurs, débordés, ouvrent les battants de la porte et tout le beau monde qui attendait dehors s’engouffre dans la salle.
On nous souffle : « Tiens, là-bas, c’est un militant PS qui n’habite pas le quartier. » Il y a aussi des élus, leurs assistants, des techniciens de la ville et on entend même à la fin de la soirée un surprenant : « C’est où la rue Nicolas Chorier ? », alors que c’est l’une des rues principales du quartier. Voilà comment remplir déjà une partie de la salle.
Une salle où est disposée une dizaine de tables sur lesquelles trônent des questionnaires et des post-it de toutes les couleurs. Faute de place, des dizaines de personnes restent debout. L’animatrice, Anne Perono-Cit, tente d’expliquer le déroulement de la soirée mais elle est interpellée sur l’absurdité du choix de la salle. « On en tirera les enseignements, puisqu’on n’est que sur la première pierre d’un dispositif qui durera beaucoup plus longtemps. La prochaine fois on ne sera pas là » affirme t-elle benoîtement. Elle enchaîne : « Vous avez remarqué : les élus n’ont pas encore pris la parole [la réunion vient à peine de commencer]. Ils s’engagent dans une démarche de co-construction et nous, on a besoin de savoir, de prendre la température (…). On a besoin de production et cette production elle est faite avec des post-it ! [La moitié de la salle pouffe de rire]. C’est une pratique qui a été éprouvée. » Sans se démonter, elle poursuit : « Vous allez travailler avec un système de post-it parce que c’est très simple. Vous allez les mettre sur les affiches et on fera une synthèse et une restitution à la fin du travail. »

Des interpellations sur la forme dudit « forum » fusent. L’animatrice s’en contrefiche, elle coupe la parole et enchaîne sereinement : « La question deux, c’est : “ce que j’apprécie le moins sur la place et ce que j’aimerais voir changer”. Vous n’êtes pas obligés de faire un roman, de toute façon avec les post-it vous n’y arriverez pas. » L’infantilisation semble une méthode « éprouvée » : il faut faire court et concis.
Un jeune homme intervient : « Avant que vous nous posiez des questions, nous en a peut être à vous poser. [Il brandit un document] Vous savez, on a entendu parler de ce dossier là sur le réaménagement de la place [l’animatrice tente de lui couper la parole]. Donc qu’est-ce que vous avez déjà prévu depuis six ou sept mois ? » La salle applaudit.

C’est le journal de l’Union de quartier Berriat- Saint-Bruno - Europole qui a révélé, quelques jours plus tôt, l’existence de ce document de travail de la mairie en en publiant des extraits : « Le document indique qu’avant de consulter les habitants, il faut d’abord déterminer “ce que l’on laisse à la discussion des parties prenantes. Ce qui est “négociable” et ce qui ne l’est pas”. Par exemple, il est “indispensable de savoir si la ville souhaite maintenir, réduire ou agrandir le marché Saint-Bruno” » [2].
C’est Laure Masson qui doit intervenir : « Je suis adjointe à la démocratie locale (...) [rires dans la salle]. Je salue l’affluence, j’espère qu’elle n’est pas due qu’à un malentendu (…) Il n’y a pas en tant que tel de projet. (...) Il y a un dossier que vous avez évoqué, que vous avez entre les mains mais ce n’est pas un secret. Je peux même vous faire un petit aparté : c’est mon collègue Pascal Garcia, élu de secteur, qui, parce qu’un certain nombre de personnes s’intéressent à la place Saint-Bruno, qui à l’époque l’avait distribué à quelques-uns. Mais on n’est pas sûrs que ça ait un intérêt de partir de ça... » [rires dans la salle].
Un homme précise : « Les trois personnes qui l’ont eu, ce sont trois personnes adhérentes au Parti socialiste, membres de l’Union de quartier. Là c’est maladroit ! »

Anne Perono-Cit, Paul Durand et Pascal Garcia passent une merveilleuse soirée en présence des habitants du quartier Saint-Bruno.

La mairie, par la voix de Laure Masson, fait marche arrière mais refuse toujours de répondre sur le fond. Les habitants présents ne sauront pas « ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas » et si la ville « souhaite maintenir, réduire ou agrandir le marché Saint-Bruno ».

Anne Perono-Cit reprend la main : « Est-ce qu’on n’aurait pas intérêt à faire un débat à la fin ? Il est déjà 19h ». La salle : « Il y a des questions ! ». S’en suivent plusieurs interventions.
Paul Durand, technicien et chef du service « prospective urbaine », cause longuement et réussit à placer son terme fétiche « définir les enjeux » une bonne dizaine de fois en l’espace de quelques minutes. « La concertation d’aujourd’hui, c’est pour identifier les questions qui tournent autour des enjeux de la place Saint-Bruno (…) Voilà, donc faut pas qu’on se prenne la tête. On se calme un peu, il faut que tout le monde travaille et puis nous, on vous dira ce qu’on fera après à la suite de ce travail-là, en fonction de la qualité du travail qui sera produit ». Dans la salle : « Et si c’est pas bien ? ». Lui : « S’il y a pas de matériaux, on produira rien, désolé madame ! »

Le « débat » se poursuit au grand dam des élus et des techniciens. Puis certains se lèvent et s’en vont. D’autres décident de jouer au jeu « éprouvé » des post-it. Grands princes, les organisateurs ouvrent une nouvelle salle pour que tout le monde puisse s’asseoir et « travailler ».
Plus tard, un buffet est installé dans le couloir. C’est pas tous les jours qu’on a la possibilité de se bâfrer au frais de la mairie. Pendant ce temps-là les gentilles organisatrices accrochent sur les murs des panneaux tapissés de post-it. Un petit mot a été inscrit sur l’un d’entre eux : « La démocratie directe ça prend du temps, moi perso j’ai pas envie de discuter avec des post-it mais avec des gens ! »

Il est 21h. Philippe De Longevialle, adjoint à l’urbanisme, l’un des instigateurs de ce projet, entre par la porte de derrière. Était-il trop occupé pour venir plus tôt ou se doutait-il que la réunion n’allait pas être de tout repos ?
Vient le moment de la « restitution du travail ». Les « chefs de table » font la synthèse des remarques des habitants. L’un d’entre eux : « Les gens du quartier ne veulent pas que ça devienne aseptisé comme le sont devenus les quartiers Vaucanson, Europole, la caserne de Bonne, Saint-Claire, le square des Fusillés etc., c’est-à-dire un quartier sans âme, sans vie, avec un mobilier stylisé moderne, des néons bleus... »

Les élus veulent mettre fin à leur « forum » mais de nouvelles interventions viennent rallonger leur journée de boulot.
Laure Masson assène : « Tous les comptes rendus seront publics. »
Une jeune fille : « Tous les comptes rendus seront donc publics, tous ? »
Masson : « Les comptes rendus des réunions publiques. »
La jeune fille : « Et les réunions que vous avez entre vous ? »
Masson : « Non. Pas ce qu’on se dit entre nous à huis-clos. C’est comme vos réunions que vous avez entre vous. Il y a un certain nombre d’associations ou de collectifs qui ont des réunions, et vous ne rendez pas vos comptes rendus publics, voilà ! »
La jeune fille : « On va avoir un petite querelle sur le mot démocratie je crois. Vous qui êtes élue, vous nous représentez quand même. »
Masson, exaspérée que quelqu’un lui tienne tête lâche un méprisant : « Vous avez une grande habitude à la prise de parole ». C’est vrai que ça serait tellement plus simple si « l’habitude de la prise de parole » était réservée aux seuls élus et techniciens.

En fin de soirée, une dame intervient : « Je suis toujours choquée d’entendre des élus trouver anormal de devoir rendre des comptes, parce que je crois que c’est la fonction même d’un élu (…). Il y a une toute autre manière de travailler, c’est de donner un peu plus que des bouts de papier et de lancer un véritable travail collectif. À partir de ce travail collectif et en fonction de ce que les habitants considèrent comme des questions nécessaires et les projets à étudier, alors on fait appel aux spécialistes et on leur demande d’étudier les projets proposés par les habitants. » Applaudissements.

Notes

[1De plus, il fallait énormément de persévérance pour trouver la page où s’inscrire sur le site internet de la ville.

[2Journal de l’Union de quartier Berriat, Saint-Bruno et Europole n°54 / Octobre 2013.