Comment réanimer l’hôpital ?
« Je n’ai pas eu le courage de témoigner, mais quand je vois le film, je regrette. Alors je voudrais remercier ceux et celles qui l’ont fait. » C’était une curieuse soirée, ce 3 avril. Dans une salle du comité des alpes de rugby à Montbonnot, un film était projeté en avant-première. « Chu de Grenoble : la fin de l’omerta », c’est son titre, a pour but de « libérer la parole » autour de la dégradation des conditions de travail à l’hôpital de Grenoble. Le film durait seulement 26 minutes, mais a entraîné de multiples interventions. Et en toile de fond, la question centrale : comment inverser la tendance et améliorer les conditions de travail ? Compte-rendu chirurgical.
« On pourrait croire que les médecins, les professeurs sont protégés, mais quand on voit la difficulté qu’ils ont à parler, on comprend pourquoi les autres n’osent pas témoigner. »
C’était une intervention pendant le débat qui a suivi la projection du film. Une soixantaine de personnes était venue assister à l’avant première de « Chu de Grenoble : la fin de l’omerta ». Un documentaire de 26 minutes réalisé par Bernard Nicolas et Caroline Chaumet et produit par Passeurs d’alerte. Aucune télévision n’ayant voulu l’acheter, il est pour l’instant diffusé sur internet (Youtube et passeurdalertes.org) : sa promotion est assurée en même temps qu’un livre « Hôpitaux en détresse, patients en danger », venant également de paraître aux éditions Flammarion.
Suite au suicide du neurochirurgien Laurent Selek dans un bloc opératoire du CHU en novembre dernier, les médias ont évoqué les mauvaises conditions de travail à l’hôpital de Grenoble mais peu d’employés avaient osé témoigner.
Dans ce film, une dizaine de médecins grenoblois parlent face caméra du manque de moyens et de l’inflexibilité de la direction par rapport à leurs alertes. Laurence Bouillet, chef de service et professeure en médecine interne, dénonce cette impasse : « on nous tient un discours de logique comptable et à l’heure actuelle on nous impose des choses qui mettent en danger la vie de nos patients ».
Pour ces quelques secondes à l’écran, diffusées sur internet dans une bande-annonce avant la sortie du film, elle a été convoquée par sa direction qui lui a reproché de donner une mauvaise image de son établissement. « J’ai reçu beaucoup de soutiens, alors ça donne du courage. Et puis moi, je peux parler parce que ma position de médecin me donne une certaine liberté. La parole des aides-soignantes, des infirmières, des femmes de ménage est encore plus brisée que la nôtre. Nous, au moins, il faut qu’on parle : l’omerta c’est fini ! »
Hémorragie de la parole
Et ce film a l’air d’avoir donné des envies. Pendant le débat, deux personnes n’ayant « pas eu le courage » de témoigner dans le film ont exprimé leurs « regrets ». Et durant une heure et demi, les médecins présents ont multiplié les témoignages : « nous n’avons pas fait ce métier pour être rentables, mais pour soigner » ; « avant d’être auprès des patients, les soignants sont obligés d’être près des ordinateurs » ; « la qualité de soin a été dévoyée. La direction de l’hôpital veut qu’on fasse de la performance, mais il n’y a pas de qualité », etc.
Des phrases pleines de bon sens, mais qui ne devraient surtout pas être énoncées pour la direction de l’hôpital, et encore moins dans un film : « la direction, ça ne lui pose pas de problème qu’il y ait de la maltraitance à l’hôpital, le problème c’est que cela se sache ». C’est pour ça qu’elle paye des communicants comme Gilles Toureng (voir page 14), pour que les médias parlent plus des innovations médicales que du mal-être des salariés.
« La direction de l’hôpital a vraiment tout fait pour que ce film ne sorte pas, expliquent Bernard Nicolas et Caroline Chaumet. On a le souci du contradictoire, on voulait que la direction nous explique ses contraintes. Mais ça n’a pas été possible : ils ont refusé toutes nos demandes d’interviews. Ils nous ont aussi interdit l’accès à l’hôpital, et même l’utilisation d’images de leur propagande. La directrice Jacqueline Hubert [voir notre précédent numéro] a choisi une mauvaise stratégie avec nous : en nous mettant des bâtons dans les roues, ça nous a encore plus motivés. C’est stupide : sa stratégie de communication est difficilement compréhensible... »
Et maintenant, quel mode opératoire ?
Libérer la parole, c’est bien ; changer les choses c’est mieux. Car les médecins ne sont pas très optimistes : « Ce qui m’interpelle le plus, c’est qu’avec cette dégradation, les jeunes se barrent. Qui va soigner demain ? Si on n’arrive pas à créer un buzz d’ici un an ou deux, j’ai peur que la situation soit irréversible. »
Depuis le suicide de Laurent Selek, presque rien n’a changé à l’hôpital. Seul un service est parvenu à obtenir des moyens supplémentaires : celui d’endocrinologie-diabétologie pédiatrique. Pourquoi ?
Avant de se mettre en arrêt maladie, deux praticiennes de ce service avaient envoyé une lettre aux parents de leurs patients pour expliquer les raisons de leur épuisement professionnel. Cette lettre, dénonçant le « harcèlement » économique dont elles étaient victimes, avait été publiée par L’Humanité et avait provoqué un petit scandale. Le nombre de petits patients en diabétologie a explosé ces dernières années, passant de 60 à 260. Les demandes de renfort des deux médecins sont restées lettre morte, la direction leur mettant la pression pour mal faire leur travail avec des phrases comme « des consultations de 45 minutes en diabétologie, ce n’est pas rentable » ou « savez-vous docteur combien votre activité a fait perdre d’argent au pôle cette année ? »
Cette lettre avait en tout cas touché les parents des jeunes patients. L’association JDI (jeunes diabétiques de l’Isère) a tenu à manifester son soutien aux deux médecins, en écrivant des lettres, en mettant en place une pétition et en organisant une manifestation réunissant 70 personnes devant l’hôpital, le 3 février dernier. Là aussi, Sophie la présidente de l’association JDI a dû subir des remontrances de la direction de l’hôpital, lui reprochant de « dénigrer le CHU et de lui donner une mauvaise image ». Peu importe que les médecins n’aient pas les moyens de soigner les enfants diabétiques, l’important, une fois de plus, c’est l’image.
Mais cette mobilisation a payé : début mars, la direction a fini par affecter dans ce service un poste et demi en paramédical, un interne supplémentaire, et un médecin endocrinologue d’ici novembre 2018. « C’est tout ça qui a fait bouger les choses, analyse Clémentine, une des deux médecins. Sans la médiatisation, la manifestation, la pétition, on aurait rien de plus aujourd’hui ».
Et pour les autres ? « Bien entendu, il n’y a pas que les médecins qui sont en difficulté. Le problème c’est qu’aujourd’hui, il n’y a qu’eux qui peuvent parler. » Comment libérer la parole des infirmières, des aides-soignantes, des femmes de ménage, de tous les précaires de l’hôpital ? En organisant une belle manifestation de tous les potentiels usagers du service public devant l’hôpital, la prochaine fois que des personnels font grève ? Banco : on apporte le goûter !