Accueil > Printemps 2023 / N°68

Comment STMicro pollue l’eau

« Mais qu’est-ce qu’ils en font de toute cette eau ? »
Depuis nos articles sur le pillage de l’eau par les industriels de la microélectronique, on a eu plusieurs retours s’interrogeant sur le sort réservé à ce bien commun par STMicro ou Soitec. William trouve notre parallèle avec les méga bassines agricoles malvenu et nous demande : « C’est sûr que ce sont de grosses quantités d’eau, mais si ST s’en sert avant de la rejeter dans l’Isère, quel est le problème ?{} »
Le « problème », c’est que ST ne s’en « sert » pas comme d’une simple force motrice. L’eau qui arrive à ST subit de multiples maltraitances et pollutions avant d’être rejetée dans l’Isère. Et de récentes actualités laissent craindre que ces rejets n’aillent encore plus polluer les nappes phréatiques du coin. Voyons voir ça en détail.

Pour fabriquer une puce électronique il faut graver dans le silicium des microsillons et déposer une alternance de couches de matériaux conducteurs et isolants. Différents processus s’enchaînent : photolithographie, dépôt sous vide, gravure physique ou chimique, implantation dans le silicium d’atomes d’autres substances, comme le phosphore, l’arsenic, le bore ou l’indium. Ces sillons sont ensuite remplis de métaux, ou de matériaux isolants. Tout ça ne se fait pas « manuellement », mais grâce à des machines qui posent des couches de produits chimiques, qui les creusent avec d’autres produits chimiques et qui ont besoin, entre chaque passage, d’énormément d’eau pour nettoyer et rincer tout ça. Ces énormes machines peuvent coûter jusqu’à 70 millions la pièce, soit autant qu’un Airbus ! Les 2,3 milliards d’euros annoncés par Macron cet été n’iront donc pas dans la poche des salariés, mais dans celle des fabricants de ces giga-machines – et celle des actionnaires de ST.

Toute l’eau utilisée dans ce processus, qui représente environ 75 % de la consommation de ST (l’essentiel du reste étant consommée par la clim’ des salles blanches – voir encart), ne doit contenir aucune trace d’ions. Les circuits en microélectronique sont si miniaturisés (28 voire 14 nanomètres pour les grilles de transistor les plus fines) que le moindre contaminant, notamment les ions présents dans l’eau, peut créer des défauts pouvant générer des courts-circuits et le dysfonctionnement des puces.

De l’ultrapureté à l’ultra impureté

Même l’eau la plus claire est remplie de sels, de minéraux, de quelques particules solides. Cette eau tout à fait potable a encore trop de choses en elle pour les besoins de la micro-électronique. Alors la première opération qu’on lui fait subir est de la débarrasser de tous les éléments « impurs » pour obtenir le pur et simple H2O à 99,99 %, soit de « l’eau ultrapure ».

Chaque unité de production de ST Crolles possède un centre technique (les « facilities » dans le jargon) où se trouve notamment une installation de production de cette eau ultra-pure. Ici, des pompes haute-pression obligent l’eau à passer d’abord dans des filtres à ions (c’est « l’osmose inverse »), puis dans des filtres de plus en plus fins (ultrafiltration), mesurés en microns. Elle subit une autre étape de dé-ionisation (en traversant des résines qui piègent les ions, ou par électro-déionisation). Elle est ensuite exposée à des UV pour tuer tout ce qui pourrait être vivant puis passée dans du charbon actif pour éliminer les COV (composés organiques volatiles ) et le peu de chlore que contient cette eau naturellement extrapure.

Peut-on boire cette eau « ultrapure » ? Elle n’est pas en soi un poison, mais ne pourrait pas être bue de manière continue. C’est la faute à l’osmose, directe cette fois : la concentration de sels de deux liquides séparés par une membrane, comme celles de notre corps, tend à s’équilibrer et donc l’eau ultrapure pomperait les sels de notre corps – entraînant une bonne chiasse à moyen terme et une mort certaine à long terme. En la rendant « ultrapure », ST ne rend pas l’eau « meilleure », mais impropre à la consommation.

Surtout qu’elle va vite passer de l’ultrapureté à l’ultra impureté. Car en lavant les plaques de silicium, cette eau va se charger de quantité de produits chimiques utilisés dans les différents processus de gravure. Selon les propres chiffres de ST (déclaration environnementale de 2021), 20 000 tonnes de produits chimiques sont utilisés chaque année sur le site de Crolles, un chiffre qui pourrait doubler dans les prochaines années avec l’augmentation de l’activité. L’eau ultrapure entre en contact avec la quasi-totalité de ces 20 000 tonnes et se fait donc polluer par des acides fluorhydrique et sulfurique, des métaux lourds (tungstène, titane, tantale...), de l’ammoniaque, de l’aluminium, du cuivre, de l’arsenic etc. La nature du polluant dépend de la partie du processus de fabrication dans laquelle l’eau intervient.

Voilà donc notre précieux bien commun joliment salopé. ST ne peut pas rejeter ses effluents pollués directement dans l’Isère, comme cela se fait dans d’autres pays. Ici, on est en France, et donc il y a des normes, des seuils, pour permettre à l’industrie high-tech de saloper l’environnement tout en respectant la loi. Il faut donc que l’eau sortant des usines à puces soit dépolluée.

C’est le rôle de la station de traitement des effluents liquides (STEL) de l’usine, qui est en train d’être doublée d’une deuxième unité pour faire face à l’augmentation de l’activité et, donc, de l’eau ultra-impure. En sortie des unités de production, onze drains différents acheminent les différents types d’eau polluée (ammoniaquée, acide, avec du cuivre, etc) jusqu’à la STEL. Si on les mélangeait, il serait impossible actuellement de dépolluer.
En fonction des pollutions, l’eau subit (encore !) différents processus. En gros, il s’agit toujours de rajouter d’autres produits qui neutralisent les contaminants, puis d’autres qui les font précipiter pour ensuite les faire décanter. Les boues produites dans les décanteurs sont évacuées par camions dans des bennes, une partie (les biologiques) pouvant servir comme engrais, l’autre (les physico-chimiques) très contaminée, notamment par des métaux lourds, étant incinérée.

Ces processus finaux permettent à l’eau polluée de passer en dessous des seuils de pollution définis par la Dreal. Pour la com’ de ST, en réponse à nos questions, tout va bien car « 100% des effluents sont traités conformément aux réglementations en vigueur et il n’y a aucun rejet dans la nappe phréatique  ».

Effectivement, les effluents sont tous rejetés dans l’Isère par un seul tuyau caché à l’aplomb de l’usine. Ils sortent directement dans l’eau, impossible de voir leur couleur... ST a choisi Crolles non seulement pour l’inestimable ressource d’eau pure qu’offre le bassin grenoblois, mais aussi pour l’extraordinaire évacuation que lui offre une rivière comme l’Isère. Au passage, la rivière est un peu « réchauffée » par ces rejets, à environ 25 ou 27°.

Il faut que les rejets ne dépassent pas certains seuils de concentration et, surtout, qu’ils ne dépassent pas une certaine charge totale. Ces seuils sont déterminés par la Préfecture en rapport avec une estimation de ce que la masse d’eau réceptrice est capable d’accepter. Ainsi l’arrêté préfectoral du 23 mai 2016 estime que l’Isère peut absorber, par jour : 150 kg de matières en suspension, une demande chimique d’oxygène de 750 kg, 75 kg de phosphore, 300 kg d’azote ammoniacal, 150 kg de fluorures, 1,5 kg de cuivre, 4 kg d’aluminium, 75 kg d’hydrocarbures et 750 kg d’azote... Et ceci rien que pour ST ! Il faut aussi rajouter les effluents de Soitec...

Selon ST, les rejets de 2021 n’arrivaient pas en général à la moitié de ces valeurs, mais certaines s’en rapprochaient, comme les fluorures. Ça fait quand même 50 kg de matières en suspension, une demande chimique d’oxygène de 150 kg, 15 kg de phosphore, 120 kg d’azote ammoniacal, 70 kg de fluorures, 0,25 kg de cuivre, 0,5 kg d’aluminium et 150 kg d’azote. Par jour ! Soit quand même, par an, 5 465 kilos de phosphore, 43 800 kilos d’azote ammoniacal ou 182 kilos d’aluminium.

Toutes ces substances et quelques autres paramètres sont contrôlés, directement sur la ligne de traitement, comme la température ou le pH. Des contrôles par prélèvements ont également lieu, par exemple pour le cuivre et les métaux lourds. Ces prélèvements automatiques sont effectués à différentes fréquences : toutes les heures, une fois par jour, une fois par semaine. Entre deux prélèvements, les seuils peuvent bien entendu être dépassés. En plus, comme ST a souscrit à la modalité « autosurveillance » dans sa demande d’autorisation à la Préfecture il a le droit à un bonus : 10 % de leurs mesures peuvent dépasser les valeurs limites prescrites.

Tout en respectant ces seuils, l’eau rejetée par ST est donc encore très polluée. Après toutes ces mesures et contrôles, elle est dite de « qualité rivière », une manière de dire qu’elle n’est pas potable – et a priori même pas baignable. Si une faible consommation d’eau ultrapure ne pose pas de problème, il y a peu de chance qu’un salarié de ST se risque à boire un seul verre de l’eau ultra impure que rejette son usine. Des poissons passant à la sortie du tuyau ont a priori peu de chances de survie. Mais comme il est bien connu que le poison c’est la dose, on compte sur l’Isère pour vite diluer les 10 000 m3 qui sont ainsi déversés par jour (en 2021, d’ici 2024 ce sera deux fois plus). Une rivière qui devrait – avec le réchauffement et les sécheresses – voir son débit diminuer pendant que les tonnes de produits chimiques déversés augmenteront.

Les récentes révélations sur l’importante pollution de la nappe phréatique de Grenoble par l’usine chimique Arkéma (voir page 4) montrent que même en respectant les « seuils » définis par arrêté préfectoral, les rejets industriels peuvent rendre impropre à toute utilisation agricole ou de loisir une eau d’excellente qualité naturelle. Des pollutions infinitésimales répétées pendant des années peuvent pourrir un milieu physique, des polluants rejetés dans les rivières passant dans les nappes (les deux étant poreux). Il y a aussi le phénomène de bioaccumulation, soit l’accumulation dans les êtres vivants, de prédateur en prédateur, des substances toxiques. Tous ces risques ne feront que se multiplier avec l’augmentation de l’activité à venir de ST… De quoi apporter de l’eau au moulin des contestataires.


Des possibilités de recyclage limitées

C’est un des principaux arguments renvoyés aux contestataires qui s’alarment de la consommation exponentielle de STMicro. « Ils sont en train de travailler à recycler beaucoup plus d’eau  ». Sous-entendu : bientôt ils en utiliseront beaucoup moins. Un argument qui est contredit par les projections officielles d’augmentation de la consommation d’eau (qui devrait doubler entre 2020 et 2025 en gros) et même par les propres chiffres de ST…
Dans sa déclaration environnementale 2021, ST déclare qu’« environ 28 % de l’eau consommée est recyclée et réutilisée en interne ». Néanmoins, toujours dans le même document la différence entre sa consommation horaire et ses rejets horaires n’est que de 10 %. Des chiffres bien loin de ceux énoncés par la com’ de ST en réponse à nos questions : «  Le recyclage interne au processus de fabrication d’eau ultrapure, la réutilisation de l’eau en sortie de salle blanche et la réutilisation de l’eau au sein-même de la station de traitement (osmose inverse) ont permis d’atteindre un taux de recyclage de l’eau de 43% en 2022. » Selon les propres chiffres de ST, on passe donc de 10 à 43 % de recyclage : ils peuvent bien raconter ce qu’ils veulent, ils auront toujours le bénéfice du doute pour les élus qui veulent à tout prix croire que cette industrie est vertueuse. Au conseil communautaire ou dans les médias, ces élus balancent des chiffres plus ou moins fantaisistes annonçant 50 % ou 60 % de recyclage d’eau. Des objectifs complètement inatteignables, selon un connaisseur. En réalité, seule l’eau utilisée pour la climatisation, 25 % du total consommée par STMicro, est facilement recyclable. Il y a une faible marge de manœuvre dans la production d’eau ultrapure à laquelle est destiné le 75 % restant d’eau. Petit détour technique : la plupart des systèmes de filtration, telle que l’osmose inverse, produisent un « perméat », l’eau purifiée, et un « concentrat », le résidu d’eau enrichi en ions. La station de production de ST a un rendement d’environ 65 à 75%, ce qui veut dire que pour produire 75 m3 d’eau ultrapure il faudra 100 m3 d’eau en entrée. Dans une station sans recyclage on jette les concentrats. Avec le recyclage on réinjecte certains concentrats en tête de traitement pour économiser de l’eau en entrée, jusqu’à une certaine limite car, une fois les concentrats devenus trop concentrés, ils doivent être rejetés. Ce système a donc ses limites.

Et retraiter les rejets finaux ? Faire redevenir ultrapure l’eau qu’il ont ultrasalopée ? Il faudrait des investissements colossaux : déjà ils ne peuvent pas se servir de l’eau de la nappe pour faire de l’eau ultrapure… Alors de là à utiliser de l’eau imprégnée de plein de produits chimiques... Selon ce connaisseur, ST pourrait atteindre un taux maximum de recyclage de l’ordre de 37 %. Quand le vice-président délégué à l’eau de la communauté de Communes du Grésivaudan François Bernigaud déclare « on peut imaginer aller jusqu’à refaire de l’eau ultrapure à la sortie de leur station d’épuration » (conseil communautaire du 30/01/2023), cela relève donc de la pure science-fiction.


La clim’ va pomper dans les nappes

Les trois quarts de l’eau consommée par ST servent à nettoyer les plaques de silicium. Sur le quart restant, un petit pourcent est utilisé pour les usages domestiques (douches, toilettes, boisson) et le reste sert avant tout pour la climatisation, les immenses bâtiments de salles blanches de ST devant rester tous les jours de l’année, 24 h sur 24 h, à 21 degrés de température. L’eau nécessaire à la climatisation varie beaucoup en fonction de la température extérieure – forcément. Une partie de ces millions de mètres cubes s’évapore, et le reste est réutilisé, toujours pour la climatisation. C’est une des principales marges de « recyclage » d’eau de ST, minime par rapport à sa consommation totale. La Préfecture a autorisé ST à effectuer des forages dans la nappe phréatique située en dessous (voir le n°66). Cette eau non extrapure ne pourra pas du tout être utilisée pour le lavage des plaques de silicium mais uniquement pour la climatisation. Le problème, c’est que le moment où ST a le plus besoin d’eau pour la clim’ c’est pendant les périodes de canicule, au moment où les nappes sont les plus basses…