« Christophe Ferrari et moi n’avons pas la même notion de l’intégrité »
Pascal était jusqu’à peu chef de cabinet du président de la Métropole Christophe Ferrari. Un poste privilégié pour voir toutes les « négligences » éthiques de ce grand élu à propos de l’utilisation de la voiture de service, du chauffeur ou d’autres « avantages ». À sa place, nombre de salariés auraient fermé les yeux, laissé faire ou – au mieux – discrètement cherché un autre poste avant de s’en aller sur la pointe des pieds. Lui a préféré saisir la justice et parler afin d’éclairer la lanterne de tous les administrés de Christophe Ferrari. Profitons de cette chance dans ce grand entretien.
Travaillez-vous depuis longtemps au cabinet du président de la Métropole Christophe Ferrari ?
Je suis arrivé en octobre 2021. Après plusieurs expériences parisiennes, je voulais me rapprocher de mon Ardèche natale et j’ai trouvé ce poste de chef de cabinet, libre suite au départ de Coraline Saurat à la présidence de la communauté de commune de la Matheysine. Mon travail consiste essentiellement à organiser l’agenda du président. Dès mon arrivée, je constate que certains usages ne sont pas aussi rigoureux et professionnels que dans les collectivités où je travaillais auparavant.
C’est-à-dire ?
Il y a une certaine négligence vis-à-vis d’impératifs éthiques, de potentiels copinages et conflits d’intérêts. Je n’ai pas constaté de véritable corruption, mais plein de petits usages qui pour moi sont contraires à une pratique politique intègre. Ce sont par exemple des élus métropolitains qui veulent à tout prix avoir des places gratuites pour aller voir des matchs de foot et de rugby, et qui s’ils n’y parviennent pas avec le quota de la Métropole vont aller en quémander dans les quotas d’entreprises avec lesquelles on passe des marchés. Ou le président Christophe Ferrari, qui accepte tout un tas de cadeaux, boîtes de chocolats ou autres, offerts par des entreprises, alors qu’à Paris, on les renvoyait directement. Ou qui me demande de caser à tout prix dans son agenda de président de la Métropole une invitation à une soirée d’anniversaire d’une petite boîte de géomètres, sans que je comprenne la raison de son insistance. Quelques mois plus tard, je découvre que c’est la boîte qu’il a embauchée pour « borner » le terrain de sa résidence secondaire de Valjouffrey…
Est-ce que l’utilisation de la voiture de service et du chauffeur vous alertent dès les premières semaines de travail ?
Je comprends vite que sur ce sujet-là, il y a aussi un certain nombre de négligences. Par exemple, le chauffeur conduit le président quand il va faire ses cours à Polytech, puis reste une demi-journée à l’attendre avant de le ramener. Je ne comprends pas pourquoi toutes ces heures de « travail » du chauffeur sont payées par la Métropole. Idem pour certaines soirées passées au restaurant par Christophe Ferrari, sans que cela ne soit à son agenda de président, et où le chauffeur augmente encore grandement son quota d’heures supplémentaires en poireautant devant le restaurant. Tous les mois, il dépasse d’ailleurs largement les limites officielles d’heures supplémentaires : normalement, il est censé en faire 25 heures maximum par mois, mais jusqu’à récemment, il faisait entre 50 et 75 heures, voire jusqu’à 90 heures ! Cela lui permet de bénéficier d’une paye largement supérieure à son salaire de base, ce qui explique pourquoi il accepte certaines demandes du président complètement farfelues.
Avez-vous des exemples de ces demandes ?
Il y a pas mal de rumeurs d’arrangements entre le président et le chauffeur, qui aurait par exemple plusieurs fois conduit son compagnon à la gare. Mais ce dont je suis sûr, parce que je l’ai vu comme tous les membres du cabinet d’ailleurs, c’est que plusieurs fois le chauffeur est allé acheter des vifs pour que le président puisse aller pêcher le week-end [NDR : la pêche est une de ses grandes passions] et qu’il les a remontés au cinquième étage de la Métropole, où se situe le cabinet, avant de les mettre dans un lavabo de la salle de réunion en laissant couler l’eau.
Ce genre de pratiques ne choque personne ?
Cela fait partie des usages qui perdurent depuis de nombreuses années. Si certains responsables du cabinet ont tenté de recadrer certaines pratiques, ils se sont heurtés notamment à Coraline Saurat, l’ancienne cheffe de cabinet, qui est très proche de Christophe Ferrari, et est même marraine de ses enfants. Et puis la Métropole est une institution où il est très dur de faire bouger les choses, surtout quand la plupart des salariés ont une certaine peur du président et de ses colères. Et moi, dans les premiers mois, je constate donc l’usage « généreux » de la voiture et du chauffeur, avec toutes ces négligences, mais sans avoir non plus de faits manifestement illégaux. Jusqu’à avoir un coup de téléphone d’un policier au mois de mars…
Pourquoi vous appelle-t-il ?
Pour prendre un rendez-vous avec le président. En décembre, le vice-président Yann Mongaburu a posé un « article 40 » pour « abus de confiance par PCMSP » (personne chargée d’une mission de service public), à propos de l’utilisation du chauffeur et de la voiture par le président. Si Mongaburu n’a aucune preuve, seulement des rumeurs, une enquête est quand même ouverte, d’où la volonté de l’officier de police d’auditionner Christophe Ferrari. Mais le flic ne me donne pas de détails, et veut juste organiser deux rendez-vous, un physique, et un téléphonique, avec Christophe Ferrari.
J’en informe donc mon directeur de cabinet, qui était à l’époque Wilfrid Pailhès [NDR : « proche » de François Hollande, ancien membre de cabinets ministériels du gouvernement Valls, éternel candidat à la mairie de Bourg-lès-Valence, et parti dans le privé depuis juillet 2022 en tant que directeur de développement délégué chez Suez]. Le directeur de cabinet appelle immédiatement la cheffe des flics, Fabienne Lewandowski [NDR : directrice départementale de la sécurité publique de l’Isère depuis le 1er mars 2020] pour exprimer sa surprise quant à la convocation cavalière du président. La cheffe des flics lui dit « passe me voir ». C’est toujours utile d’avoir de bonnes relations avec les forces de l’ordre… Lewandowski explique à Pailhès que l’affaire porte sur des procès-verbaux que la Métropole aurait payé à la place du président.
Je prépare donc l’audition en plongeant dans tout l’agenda du président depuis 2014 [NDR : date où il a été élu président de la Métropole], et dans tout un tas de documents administratifs, les relevés de télépéage de la voiture de service, les procès-verbaux, les frais de réparations, pour voir ce qui pourrait lui être reproché. Pendant le rendez-vous téléphonique, l’officier de police demande au président de présenter à l’audition toutes les pièces pour une période assez courte de quelques mois en 2018. Immédiatement, Christophe Ferrari est soulagé « sur cette période, ils ne trouveront rien ».
Car sur d’autres « périodes », il y avait donc des éléments litigieux ?
Oui, pendant mes recherches, j’en découvre plein. Bon déjà, il y a l’utilisation de la voiture de service, attestée par les relevés de télépéage, pendant de très nombreux week-ends ou congés du président, qui se déplace souvent à Lyon, Chambéry, dans le Trièves ou plus loin dans le Sud-Ouest. Non seulement la Métropole lui paye l’autoroute pour des déplacements privés (selon mes calculs cela représente quand même 2 478 euros de péage payés par la Métropole pour des trajets personnels) mais en plus cela signifie qu’il utilise la voiture en dehors du cadre légal. D’ailleurs, le chauffeur garait toujours la voiture devant chez lui, souvent après avoir fait le plein d’essence le vendredi, juste avant le week-end et les déplacements personnels du président, comme j’ai pu le constater dans les fichiers de dépenses de carburant.
Certains salariés ayant une voiture de fonction peuvent l’utiliser pour un usage personnel. Ce n’est pas le cas des élus ?
Non et la réglementation est très claire. Les élus ne peuvent pas bénéficier d’une voiture de fonction, qui permet à son titulaire d’effectuer des trajets aussi bien professionnels que privés. Ils peuvent en revanche avoir droit à une voiture de service qui, selon l’article L. 2123-18-1-1 du CGCT (code général des collectivités territoriales), ne peut être attribuée à des élus municipaux que « lorsque l’exercice de leurs mandats le justifie » et en aucun cas pour des déplacements privés. À la Métropole de Grenoble, il n’y a jamais eu – à mon grand étonnement – de délibération pour discuter de l’utilisation de la voiture de service du président, mais en tout cas, tout usage personnel ne peut pas rentrer dans le cadre du CGCT. En plus il y a les questions des amendes.
Car vous avez trouvé des traces d’infractions ?
Oui. Il y a par exemple une amende de 97,70 euros pour circulation dans une zone à trafic limité en Italie le 14 janvier 2017. Ce samedi-là, il n’y avait aucune justification professionnelle à un déplacement du président de l’autre côté des Alpes. Idem pour une amende de 102,94 euros pour un accès à une zone piétonne, toujours en Italie, le 26 décembre 2016, en plein congés de fin d’année. Ou une amende de 68 euros pour excès de vitesse le 4 avril 2019, cette fois en France mais toujours sans aucun justificatif de déplacement professionnel du président. Ces trois amendes, Christophe Ferrari les a finalement payées de sa poche. Par contre, il y en a une du 29 janvier 2019, de 450 euros pour « non-désignation du conducteur de la voiture présidentielle » suite à un excès de vitesse sur un trajet entre Grenoble et Chambéry à un moment également où il n’y a aucun justificatif de déplacement professionnel. Cette amende, elle, n’a jamais été payée par le président malgré plusieurs relances du service financier de la Métropole, qui a fini par régler le dû. En dehors des sommes et du remboursement ou non, ces amendes sont une preuve de plus de l’utilisation de la voiture de service pour des trajets personnels du président.
Il y en a d’autres ?
Il y a également des factures suite à des accidents survenus lors de trajets personnels du président. Le 17 avril 2021, un samedi de début de vacances, sans rien à son agenda, Christophe Ferrari a tapé un mur à Claix avec la voiture de service. Selon mes informations, il aurait demandé au chauffeur de venir et lui aurait même demandé d’endosser la responsabilité, ce qu’il aurait – dans un éclair de lucidité – refusé. Si 2 500 euros de réparations ont été remboursés par l’assurance, les 600 euros de franchise ont été payés par la Métropole.
Le président a-t-il reconnu ses erreurs ?
Jamais vraiment. Au début, il nous a menti ostensiblement en assurant qu’il n’y avait aucun problème. Devant tous ces éléments amenés, il a fini par se dérober en accusant de précédents membres du cabinet de ne pas l’avoir mis au courant ou en prétextant qu’il ne savait pas ne pas pouvoir utiliser la voiture de cette façon.
Mais alors comment s’est passée l’audition à l’hôtel de police ?
Quand j’ai appris que l’officier ne cherchait que sur une petite période « où il n’y avait rien », j’ai pris la responsabilité d’aller à l’hôtel de police, trois heures avant l’audition prévue de Christophe Ferrari, le 31 mars 2022. Je voulais remettre une lettre anonyme, mais finalement j’ai rencontré l’officier de police, en présentant mes fonctions et en lui suggérant de plutôt orienter ses recherches vers telle ou telle période, ou à poser telle ou telle question.
A-t-il été intéressé par votre témoignage ?
Sur le moment, oui, mais plus tard, j’ai appris qu’il avait trouvé mon témoignage farfelu. En tout cas, trois heures après cette entrevue, Christophe Ferrari s’est rendu à l’hôtel de police à pied, ce qui ne lui arrive d’ordinaire jamais : normalement il utilise la voiture et son chauffeur pour le moindre déplacement. Malgré mes indications, l’audition est restée sur la période annoncée, donc s’est très bien déroulée pour lui vu qu’il n’avait « rien à se reprocher » pendant ces mois-là.
Le lendemain, le flic appelle pour dire que l’affaire est classée sans suite. Deux mois plus tard, un courrier du tribunal confirme le classement en affirmant que « les faits dénoncés ou relevés dans le cadre de cette procédure ne sont pas punis par un texte pénal ». Je pense que les différentes autorités judiciaires et policières n’ont pas souhaité se mouiller dans la guéguerre que se livrent Yann Mongaburu et Christophe Ferrari. Par ailleurs, il est évident que les bonnes relations entre puissants ont aussi leur importance.
Les abus du président ont-ils cessé après cette séquence judiciaire ?
Cela n’a pas entraîné de remise en cause particulière de sa part. Par contre, on est quelques-uns au cabinet à avoir voulu recadrer un peu certaines pratiques. Alors déjà, on lui a transmis en main propre une longue « note d’information » pour lui rappeler que tout usage du véhicule de service doit être « strictement justifié par l’exercice de [sa] fonction ». On lui a même joint quelques extraits de jurisprudences où des élus ont été condamnés à cause d’une utilisation irrégulière de leur véhicule de service. Et puis on a impulsé des changements concrets.
On a imposé qu’en dehors des heures de service, la voiture de service ne soit plus garée devant le domicile du président mais plutôt près d’un bâtiment métropolitain. Le président a vivement protesté, en arguant notamment que tout changement le mettait en danger en sous entendant qu’il y avait des mauvaises pratiques auparavant. Sur ce point il n’a d’ailleurs pas tort…
On a également demandé au chauffeur d’arrêter d’exploser son quota d’heures supplémentaires. On a donc exigé que tous les heures et déplacements effectués par le chauffeur soient justifiés par l’agenda officiel du président. Auparavant, Christophe Ferrari pouvait lui demander au dernier moment de rester parce qu’il allait passer une soirée au restaurant ou l’appelait le week-end pour lui demander de le conduire à tel ou tel endroit. Le chauffeur demandait ensuite à ce que ces heures soient payées par la Métropole, ce qui est bien entendu largement contestable.
D’exiger la fin de cette pratique a mis en rogne le président, et également le chauffeur qui a forcément vu sa paie chuter grandement. Il y a aussi la question des repas, que le président partage avec sa garde rapprochée, avec certains élus. Ce sont des moments où ils peuvent « travailler » sur des dossiers mais qui ne sont aucunement dans son agenda. Alors pour se les faire rembourser par la Métropole, il demande à des membres du cabinet d’assurer qu’on aurait mangé avec lui. Au printemps, il a par exemple dîné avec des membres de l’équipe Piolle potentiellement dissidents (Pascal Clouaire, Sandra Krief, Barbara Schuman, Lionel Piccolet) pour tenter de les débaucher et m’a donné l’instruction ensuite de prétendre que j’avais mangé avec lui et d’autres membres du cabinet. J’ai plusieurs fois fait l’erreur d’accepter : en onze mois de service, j’ai réellement déjeuné deux fois avec lui, mais selon les notes de frais, ce serait au moins une dizaine… J’ai même trouvé des remboursements pour des dîners avec son compagnon au Père Gras...
Donc Christophe Ferrari, malgré la procédure judiciaire avortée, n’a pas de volonté évidente d’être désormais irréprochable ?
En fait, il prend chaque changement comme un affront personnel. Il est très attaché aux apparences, donc pour lui la voiture, le chauffeur, c’est très important et non négociable. Depuis le début du deuxième mandat et la guerre avec les écolos, plusieurs proches le trouvent beaucoup moins impliqué que pour le premier mandat, moins motivé, moins travailleur sur les dossiers, plus intéressé par les rendez-vous prestigieux ou les déplacements. Par exemple pour cet automne, il voulait aller au Cameroun, en Israël, au Japon, à Taiwan… Finalement, les deux derniers pays, ça devrait être pour plus tard. Il a besoin de lumière. Suite à l’annulation de la cérémonie des vœux en début d’année pour cause de Covid, il a tenu à tout prix à réorganiser un évènement le 13 mai dernier, un « moment de convivialité » pour les « forces vives du territoire » à la patinoire Pôle Sud. Résultat : 35 minutes de discours qui ont coûté 37 000 euros, soit plus de 1 000 euros la minute de discours… Il a un besoin important de reconnaissance. En ce moment, personne n’a suffisamment de proximité avec lui dans le cabinet de la Métropole. Depuis son audition à l’hôtel de police la plupart des collaborateurs se désolidarisent de ses manières de faire, plus ou moins fortement. Il se trouve donc mal aimé et mal entouré. Ce qui multiplie les accès de colère et un certain management par la terreur… À la Métropole de Grenoble comme dans d’autres collectivités, les collaborateurs ont plus peur des élus que de la justice. On fait tout pour « ne pas énerver le président ». Alors comment ne pas quitter le navire ? Le directeur de cabinet est parti début juillet, moi j’ai quitté mon poste fin septembre.
Pour quels motifs ?
Christophe Ferrari et moi n’avons pas la même notion de l’intégrité. J’ai donc moi aussi déposé un « article 40 » auprès du tribunal, en joignant un dossier très complet avec toutes les preuves des éléments énoncés dans cet article. On verra si cette fois, la police pose les bonnes questions à Christophe Ferrari.