Accueil > Décembre 2017 / N°43
Chacun son capteur, chacun sa tumeur
L’air de la surveillance généralisée
De la fumée stagnante de Grenoble en passant par le crachin insidieux de Londres, une idée plane : créer un réseau de surveillance généralisée permettant de connaître en direct la pollution de l’air. À Grenoble, l’expérience Mobicit’air vise à « bâtir un observatoire augmenté de l’air » en utilisant « massivement des données à haute résolution spatiale » grâce à l’outil magique du XXIème siècle : le micro-capteur. Le Postillon s’est incrusté mi-octobre à la conférence de presse célébrant la fin de cette expérience.
C’est un rêve qui est en train de se réaliser », assure Marie-Blanche Personnaz, directrice chez Atmo Auvergne-Rhône Alpes (Atmo Aura), l’association agréée de surveillance de la qualité de l’air. La petite dame est béate devant le AirBeam, un appareil aux faux airs de Mickey utilisé lors des sept mois de l’expérience Mobicit’air. Ce capteur a permis à trente « citoyens-explorateurs » grenoblois, dixit Atmo Aura, de détecter les particules fines PM 2,5 (d’une taille de 2,5 microns) de diamètre présentes dans l’air, et d’avoir en direct l’information sur leur smartphone.
Atmo Aura recense cinq polluants pour créer son indice Atmo : les particules fines de 2,5 et de 10 microns, le dioxyde de soufre, le dioxyde d’azote, et l’ozone. AirBeam, qui ne recense qu’un polluant, est pourtant plébiscité par l’association. « Il est dix fois moins cher qu’une station homologuée. Il est aussi facile de faire remonter les informations sur le serveur d’Air Atmo pour l’intégrer aux mesures des stations fixes », détaille Claire Chappaz, chef du projet Mobicit’air.
Mesurer pour le fun
Le micro-capteur est portatif, ce qui serait surtout un moyen idéal pour apaiser les citoyens. « Il y a quelque chose d’angoissant dans la pollution puisque nos sens ne peuvent pas l’appréhender », philosophe Marie-Blanche Personnaz qui vend son rêve : créer un réseau de milliers de micro-capteurs, portés par de gentils citoyens, qui permettrait une connaissance de la pollution en temps réel. Et Atmo Aura de triompher : « L’information recueillie grâce à la mesure atténue considérablement l’angoisse que l’on peut éprouver face à une pollution de l’air invisible, qui devient visible sur son smartphone ». Pour calmer encore plus la peur qui tenaille les entrailles des cobayes, le micro-capteur est hyper fun. Sur son smartphone, le citoyen-explorateur visualise les courbes et les taux de pollution aux couleurs vives et peut partager directement sur Twitter ses mesures. Atmo Aura continue : « AirBeam est un outil puissant de communication de citoyen à citoyen ». Le hashtag Mobicit’air a d’ailleurs été créé pour l’occasion, mais en sept mois d’expérience, on ne recense que quelques messages d’utilisateurs sur le réseau. Un flop.
Le revers du capteur
D’autant que ces micro-capteurs ne sont pas tout à fait au point. Atmo Aura a testé plusieurs modèles et les conclusions convainquent peu. Leur durée de vie est limitée à un an, et chaque appareil « nécessite un suivi et une maintenance tout au long de leur utilisation », d’après les documents d’Atmo Aura. Quelle pollution aura été produite par la fabrication de ces capteurs foireux ? Mystère...
Plus loin, l’association précise que les « performances de mesures dépendent fortement du polluant et de l’appareil », et relève que « dans environ 20 % des cas, l’assimilation des données peut conduire à des résultats incohérents ». En revanche, la confiance que l’homme place en la machine, elle, ne fait pas défaut. Malgré les aléas des données, « l’expérimentation a permis de mettre en lumière un très haut degré de confiance accordé par les expérimentateurs […] Le micro-capteur est devenu l’unique référence pour eux », conclut l’observatoire.
Le smartphone, acteur du changement personnel
Air Atmo est très précis sur le ressenti des citoyens puisqu’ils ont été suivis tout du long de l’expérience. Le sociologue Stéphane Labranche, chercheur au CNRS, a interrogé les cobayes pour comprendre en quoi l’information immédiate induisait un changement de comportement. Et le sociologue affirme : elle « représente un énorme potentiel pour se rendre compte et accepter que certaines pratiques puissent s’avérer très polluantes ». Ainsi, une des expérimentatrices assurait lors de la présentation de Mobicit’air : « En allant au Sappey-en-Chartreuse, je pensais être à l’abri de la pollution. Cependant, je me suis rendu compte que les taux étaient élevés, notamment à cause d’une cheminée. » Pas étonnant, puisque le principal vecteur d’émissions de PM 2,5, c’est… la cheminée. En revanche, les cobayes se sont interrogés sur le fait que le capteur n’enregistre que « peu ou pas d’augmentation des niveaux de particules mesurés par le capteur » dans les carrefours congestionnés. Air Atmo explique le mystère : « le micro-capteur ne mesurait pas le dioxyde d’azote, polluant traceur du trafic routier ».
Ainsi, les données récoltées d’Air Beam restent largement parcellaires, et mettent en avant surtout la responsabilité individuelle des feux de cheminée. Mobicit’air est censé inciter les expérimentateurs à changer de mode de vie, et à culpabiliser leurs voisins pollueurs. Cependant, l’observatoire en convient : « la mesure n’a pas vraiment eu d’incidence » puisque les cobayes continuaient de prendre la voiture pour aller au travail. Mais l’étude espère « un possible changement de comportement à moyen terme ». AirBeam serait donc un instrument de conscientisation personnel. « Les expérimentateurs ont montré plus de souplesse pour faire évoluer leurs loisirs en choisissant des lieux moins habituels, mais plus préservés de la pollution », détaille encore Air Atmo.
Vu que les élites de la cuvette veulent toujours développer une grande métropole européenne attractive, il devrait y avoir dans les prochaines années toujours plus de monde, de déplacements, de pollution industrielle. Et Grenoble risque l’entassement jusqu’à l’étouffement. Mais au moins, grâce au micro-capteur, on pourra passer des week-ends tranquille à la campagne (sauf si des cheminées viennent tous gâcher)
Les pigeons de la pollution
La pollution, c’est aussi bon pour le business. Plutôt que de tenter de réduire les nuisances industrielles et automobiles, et donc de tomber dans une affreuse décroissance, mieux vaut profiter de ce créneau pour lever des fonds et « cramer du cash ». Plusieurs start-up se sont lancées dans le business plan de la mesure individuelle de la pollution.
Dans un enchevêtrement de plumes, dix pigeons s’envolent dans le ciel londonien. Sur leur dos, un micro-capteur est fixé. En 2016, ils ont plané au-dessus de l’une des villes européennes les plus polluées pour tester l’air. En accord avec la mairie de Londres, la brigade de l’air a twitté des relevés automatiquement. Vidéo léchée, conférence de presse, articles laudateurs… la start-up Plume Labs a réussi son coup de com’ et fait parler d’elle grâce à DigitasLBi, une agence de marketing. L’occasion de servir des discours plats comme celui de Romain Lacombe, le boss de Plume Labs : « On cherche à rendre l’air que nous inspirons plus transparent afin d’aider chacun à mieux respirer. » (Les Echos,17/11/2016)
Les start-up visent le pactole
L’expérience, qui n’a pas de réel intérêt scientifique, confère une image sympathique. Et c’est autant de points marqués dans la nouvelle guerre à l’entreprise innovante sur le créneau de la pollution de l’air. À Grenoble, avant Mobicit’air, la Métro avait déjà réalisé en 2016 « une grande première », en équipant des trams pendant trois mois de micro-capteurs du Groupe Tera, une boîte installée à Crolles. Du gagnant-gagnant : l’entreprise fait la pub de son capteur, et la collectivité peut se vanter de protéger ses citoyens de la pollution. Ces deux dernières années, ce type d’« expérience » s’est réellement intensifié. Et comme Grenoble, Paris et Rouen ont accueilli des entreprises. Mais si la frontière entre promotion et expérimentation est si fine, c’est que les enjeux sont importants. En effet, le marché du micro-capteur destiné à détecter la pollution va s’ouvrir. Un comité européen prépare justement un avant-projet de norme, pour une future homologation. Logiquement, ce marché de l’information fait baver les start-up de tous les horizons.
En effet, l’appétit des start-up ne se mesure pas seulement au volume possible des ventes. Elles visent surtout une exploitation des données générées, et un business sur le dos des « citoyens-explorateurs ». Romain Lacombe, de Plume Labs propose ainsi « un service à destination des entreprises. Celles-ci peuvent dorénavant s’abonner, à partir de 500 dollars par mois, et accéder aux données et aux prévisions de pollution dans plus de 400 villes de 65 pays. » (Les Echos, 23/08/2017)
Le lichen du CEA
Mais le Big Data n’est pas le seul moyen de se remplir les poches. Les levées de fonds sont aussi un bon canal pour réussir dans la vie et « brûler du cash ». Ainsi, eLichens, entreprise installée à Grenoble et dans la Silicon Valley, utilise une technologie infrarouge du CEA-Leti et vient de rafler 4 millions d’euros l’an dernier. La start-up se définit comme « le marqueur digital de la qualité de l’air », et cherche à développer des cartes de la pollution. Elle planche aussi sur son application E-Air Friend, qui permet de se connecter à leurs capteurs et de vérifier la qualité de l’air « où que vous soyez ». Après des expériences sur des abribus à Barcelone ou dans les rues de San Francisco, la technologie est en « phase d’industrialisation », d’après Yanis Caritu, membre de eLichens. Forcément, la com’ de la boîte assure que le produit pourra tenir plus de dix ans, sera fiable et peu gourmand en énergie. Marc Attia, ex-HEC et directeur marketing de eLichens n’en est pas à son coup d’essai. Avec son ami Yanis Caritu, ils avaient fondé Movea en 2006. Leur hit commercial ? Une raquette de tennis connectée. La start-up utilisait déjà une technologie de capteur Leti, avait déjà réalisé des levées de fonds (7,3 millions puis 6,5 millions), et avait finalement vendu le tout pour 81 millions de dollars. Le chemin d’eLichens est tout tracé, et bien plus dégagé que le ciel grenoblois.
L’autre pollution invisible
Les microcapteurs mesurent surtout les polluants émis par les voitures ou les cheminées. Ceux dégagés par l’industrie passent discrètement sous les radars médiatiques, mais n’en sont pas moins réels. Il y a l’industrie de la micro-électronique, réputée propre, mais qui rejette quantité de joyeusetés, notamment des « gaz à effet de serre fluorés ou substances qui appauvrissent la couche d’ozone » ou de l’arsenic aux effets potentiellement très néfastes (voir l’article sur STMicro dans le précédent numéro). Et puis il y a l’industrie chimique, bien présente dans le sud de l’agglomération. Et là aussi c’est de la dynamite.
Vencorex, Isochem, Novacid. Autant de noms menaçants désignant des industriels de la plate-forme chimique de Pont-de-Claix, classée « Seveso seuil haut ». Autant d’entreprises qui dégagent des panaches de gaz et génèrent des incendies accidentels. Au moindre souci, le service de communication de la plate-forme se met en marche. Incité par l’État, il prévient tout le monde : les pompiers, la préfecture, les mairies concernées et en dernier ressort la presse, dans des communiqués toujours identiques, assurant qu’il n’y a « aucun risque pour la population et l’environnement ».
Cette omniprésence illustre un fait précis que décrit Eva-Marie Goepfert, chercheure en Information-Communication, sur l’évolution du regard sur le « danger industriel ». Après une période d’opposition entre industriels et riverains impactés par la pollution dans les années 1970, l’État réagit. « Dans les années 1980, plusieurs lois et décrets voient le jour. Cette prise en charge déplace l’attention des médias depuis le risque ou danger industriel vers sa gestion et semble résoudre les tensions. Le journaliste de presse écrite perd progressivement son rôle de porte-parole du conflit et devient ‘‘expert neutre.’’ » Elle poursuit : « L’apparition de la formule ‘‘le risque zéro n’existe pas’’ et de ce qu’elle implique rapproche les acteurs. » Et cet apaisement fonctionne plutôt bien. Au moins huit « incidents sans conséquences » ont eu lieu cette année à Pont-de-Claix, et aucune voix ne s’est élevée contre les risques industriels. Les incidents sont entrés dans la norme.
L’exposition de fond mal cernée
Pourtant, en-dehors même des incidents, les rejets quotidiens de ces entreprises ont de quoi inquiéter. Il suffit de jeter un oeil à l’arrêté préfectoral concernant la Société Vencorex-France de mai 2016. Installée au Pont-de-Claix, cette dernière commercialise des produits chimiques utilisés dans les peintures pour l’automobile ou les vernis. Elle dispose pour cela de différents ateliers de fabrication dont les cheminées émettent du chlore, de l’oxyde d’azote ou des COV (Composés organiques volatiles). Ces COV « peuvent facilement se trouver sous forme gazeuse dans l’atmosphère. Ils constituent une famille de produits très large. » Mais surtout, ils sont toxiques et cancérigènes à une certaine dose. Les ateliers de Vencorex en envoient quotidiennement dans l’atmosphère. L’une de ses cheminées en éjecte 1,5 kg/h dans l’air, une autre 9 kg/j, et une troisième 14 kg/j.
Ces taux réglementés par l’État ne demeurent pas moins problématiques. Notamment parce que les COV, comme le chlore ou différents métaux lourds dégagés par l’industrie ne sont pas comptabilisés par Atmo Aura (l’association agréée de surveillance de la qualité de l’air) dans son indice de la qualité de l’air (voir ci-contre). Pour Alexandre Thomasson, responsable du service de surveillance, traitement et analyse de la qualité d’air : « Il y a des polluants réglementés mais on se demande encore comment les surveiller localement. On se questionne aussi sur la prise en compte de l’effet cocktail de tous ces produits qui pourraient être plus nuisibles ensemble. »
Les COV de Pont-de-Claix
En attendant une réglementation générale, Atmo Aura s’est déjà penché sur le sujet de façon ponctuelle. En 2013, une esquisse de recherche sur les COV dans l’air a été réalisée. Suite à la plainte d’un habitant du Pont-de-Claix (rue Firmin Robert) qui sent à plusieurs reprises « des odeurs chlorées », Atmo Aura dépêche des enquêteurs sur place. Elle lance des analyses d’air pendant deux semaines et découvre que le taux de certains polluants sont très hauts. Trop hauts par rapport à la valeur toxicologique de référence élaborée par l’Ineris (Institut national de l’environnement industriel et des risques). On compte parmi eux des COV comme le 1,2-dichloroéthane (1,2-DCE). Ce polluant, généré par différents produits chimiques utilisés dans les peintures automobiles par exemple, ne doit pas dépasser 1,34 microgramme par mètre cube (μg/m3) d’air. La fiche toxicologique de l’Ineris assure que « suffisamment d’éléments justifient une forte présomption que l’exposition de l’homme à de telles substances peut provoquer un cancer. » Or, en 2013, trois prélèvements d’Atmo Aura contreviennent à cette norme. L’un mesure 2,06 μg/m3, l’autre 4,53μg/m3 et le dernier, 4,85 μg de 1,2-DCE par m3. Les enquêteurs vont suspecter différentes sources toutes proches. La piscine et son eau chlorée, et deux industriels : Becton Dickinson et Covidien. Mais Atmo Aura ne peut pas confirmer la source : « Les inspections n’ont pas permis d’établir un lien entre l’activité de ces deux entreprises et les odeurs ressenties. » D’autant qu’Alexandre Thomasson tempère : « La toxicité dépend beaucoup du temps d’exposition. Ainsi, on peut retrouver un polluant en de fortes proportions pour une journée. Mais la moyenne annuelle sera beaucoup plus basse. »
La puce à l’oreille
Cependant, en 2014, différents indices ont poussé la Dreal (Direction régionale de l’environnement, l’aménagement et du logement) à mener une autre étude beaucoup plus poussée sur le Sud grenoblois. Ce dispositif impose un processus scientifique avec de nombreuses mesures de l’air, du sol et de l’eau sur différents polluants, à Pont-de-Claix, Jarrie ou Champagnier. Les mesures sont étalées sur deux ans avec un objectif : « définir l’impact des activités humaines sur l’état des milieux, et les risques sanitaires inhérents ». Ainsi, le SPPPY (Secrétariat permanent pour la prévention des pollutions et des risques dans la région grenobloise) a dressé un état des lieux avant cette phase de prélèvements. Et le 1,2-DCE réapparaît. « Les concentrations les plus élevées sont observées au niveau de la commune de Jarrie avec 54,88 μg/m3. »
Or, le SPPPY n’y comprend rien : « L’atelier dichloroéthane d’Arkema (actuel Vencorex) a été mis en arrêt définitif en février 2012. » Ce taux hallucinant, provenant d’une source non identifiée, a donc poussé le SPPPY à demander de plus amples investigations sur ce polluant. D’autant que des taux élevés de 1,2-DCE ont été constatés « sur les communes de Pont-de-Claix et d’Échirolles. Par conséquent, d’autres sources d’émission du 1,2-DCE doivent être présentes », conclut le SPPPY. Lancées en 2015, les premières recherches sur ces polluants et autres métaux lourds ont fait l’objet d’un point d’étape en 2016. Les chiffres définitifs seront publiés en mai 2018, selon Alexandre Thomasson : « les résultats sont encore en discussion avec les partenaires associatifs et de la santé, mais il n’y en a pas de dramatiques. De plus, on nous a demandé de remonter à la source de ces émissions, ce qui n’est pas chose facile. » En effet, le 1,2 -DCE comme d’autres polluants sont difficiles à incriminer, même s’il a été prouvé qu’ils sont cancérigènes. Malgré les études épidémiologiques, expliquant que le produit peut provoquer des malformations chez le bébé, les scientifiques ne peuvent dissocier le 1,2-DCE d’autres contaminants. Le COV et ses amis peuvent planer tranquillement encore un peu, ils ne seront en tous cas pas détectés par les capteurs individuels.